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û'ftviHiU*-. V*
RÉCITS HISTORIQUES
L'ANCIEN PAYS DE LIEGE.
RECITS HISTORIQUES
SUR
L'ANCIEN PAYS DE LIEGE,
PAR vy
T^M M^OLAIM,
idministralpnr-iDspecieor de l'université de Liège, Membre de l'Académie royale de Belgique,
Correspondu! de l'Instiiat de France (Académie des inscriptions et belles-lettres), etc.
QUATRIÈME ÉDITION,
REPOWDIE ET CONSIDÉRABLEMENT ACGMERTÉE.
BRUXELLES,
FR. GOBBAERTS, IIWPP. OU ROI, SUCCESSEUR D'EMM. OEVROYE,
40, RUE DE LOUVAIN, 42.
iseo
f
" ""a
Né roturier, je demandais qu'on rendît à la
roture sa part de gloire dans nos annales; qu'on
recueillît avec un soin respectueux les souvenirs
d'honneur plébéien, d'énergie et de liberté bour-
geoises ; en un mot, qu'à l'aide de la science unie
au patriotisme, on fît sortir de nos vieilles chro-
niques des récits capables d'émouvoir la fibre
populaire.
Augustin Thierry.
PREFACE.
L'histoire de ces deux grandes républiques de
l'antiquité, Athènes et Rome, est à bon droit
la base de toutes les études classiques : où
trouver de plus beaux modèles à suivre, de
plus nobles dévouements à imiter ! Mais il est
des noms que nous devons également apprendre
à révérer, ce sont les noms de tous ceux qui
ont élevé et glorifié le pays qui nous a vus
naître. L'histoire de la patrie est la première de
VIII —
toutes les histoires! Quelque grands qu'aient
été les Grecs et les Romains, ils ne peuvent
valoir à nos yeux ces héroïques bourgeois de
qui nous descendons, chrétiens et patriotes,
toujours prêts à mourir pour le maintien de
leurs croyances et de leurs privilèges, et dont
la devise était : Dieu et Liberté !
Ce livre a été écrit pour honorer leur mé-
moire. Nous ne saurions nous inspirer d'exem-
ples plus généreux et plus* purs; nulle part le
peuple n'a montré plus d'abnégation et de cou-
rage, et n'a réalisé ses aspirations dans des
monuments législatifs plus dignes d'étude. C'est
à ces vaillantes générations d'artisans, et à ceux
qui se dévouèrent comme eux dans nos autres
provinces, que nous devons les libres insti-
tutions qui nous régissent aujourd'hui. Ils ont
été les vrais fondateurs de la Belgique actuelle.
Que leur souvenir reste à jamais gravé dans
nos cœurs !
LA
LÉGENDE DE SAINT LAMBERT.
- 708 —
« Par espies leur fust novelle ainsy contée
« Que l'eveske Lambert, à maisnie privée,
« A Liège, la vilhette, qui siet en la ramée,
« Astoyt tantost venu
« Là fust eutrc eaulx délie tout si la ehoese accordée
a Que droyt à demy nuyct, après celle vesprée
« S'assembleroyent chascun, tous son corps bien armée*
« Tout droyct en Publemont, et puis, sains demorée,
« Ils Feroyent la venganche à trencbant de Tespée ;
« Àinsy sont despartys, la chose fust fermée. »
Jbah d'Oqtrbmeuse, Chronique rimie.
LA
LÉGENDE DE SAINT LAMBERT.
Au mois de juillet de Tan 559, Monulphe, évêque
de Tongres, visitait les différents manoirs de son
diocèse. Après une journée fatigante, il arriva dans
un endroit qui lui était encore inconnu, et d'où le
plus magnifique spectacle frappa ses regards.
A ses pieds se déroulait une immense vallée, tra-
versée dans toute sa longueur par un grand fleuve,
et arrosée par de limpides ruisseaux serpentant
au hasard et baignant d'épais massifs d'ormes et
de hêtres séculaires. Dans le lointain, on aperce-
vait de hautes collines ombragées de chênes anti-
ques, au milieu desquels se dressaient çà et là
d'énormes rochers entièrement nus, dont les teintes
— 4 —
grisâtres contrastaient avec l'aspect général du
vallon.
Vivement ému à l'aspect de ces "beautés silen-
cieuses et sublimes de la nature, Févêque ne put
s'empêcher de manifester tout haut son admira-
tion, et s'adressant aux serviteurs qui l'accom-
pagnaient : i* Cest ici la place que Dieu a choisie
pour le salut d'un grand nombre de fidèles, leur
dit-il d'un ton prophétique ; ici fleurira un jour
une cité riche et industrieuse, dont l'importance
égalera celle des villes les plus considérables de
la Gaule; je veux y bâtir une chapelle 4 . «
L'évêque continua d'avancer; laissant à sa
gauche quelques sites escarpés, il prit un chemin
offrant une pente douce et légère, qui le conduisit
en peu de temps au bas de la montagne. Il longea
alors un ruisseau qu'on lui dit se nommer la Legia,
et atteignit bientôt un petit groupe de cabanes
d'un aspect pauvre et misérable. C'était Liège,
Liège au sixième siècle de l'ère chrétienne.
Le prélat se trouvait sur l'ancien territoire de
ces fiers Éburons qui, venus de la Germanie,
fixèrent leur demeure dans ces contrées sauvages,
et furent des derniers à défendre leur liberté contre
les armées romaines. Ambiorix, Cativolke, voilà
nos grands hommes d'alors, de dignes rivaux de
César. Mais que pouvaient ces braves contre
les légions aguerries de la puissante reine des
1 Nicolas, Gesla S. Lamberti, apud Chàpeàuville, I, p. 399. —
HàRiGER, ibid., pp. 58 et 59.
nations ? Mourir, en défendant leurs chaumières,'
leurs femmes, leurs enfants, et c'est ce qu'ils firent!
Le glaive moissonna tous ces héros. Après des.
efforts inouïs mais vains pour arrêter Rome, les
deux chefs, restés seuls au milieu des débris san-
glants qui recouvraient le sol natal, ne purent *
survivre à la destruction de leur tribu : Cativolke
s'empoisonna; Ambiorix mourut quelque temps
après dans l'exil.
Les misérables restes desÉburonsqui parvinrent
à échapper au fer des Eomains, se dispersèrent
dans les marais des Ménapiens. Dès lors leur nom
n'apparaît plus dans l'histoire ; ils se confondirent,
sans doute, avec les Tongrois, peuplade d'origine
germanique aussi, qu'Auguste transplanta dans la
partie orientale de la Belgique, et de leur exis-
tence passée, il ne nous reste plus aujourd'hui
qu'un seul vestige, le village d'Embour, vieille
enceinte qu'affectionnait Ambiorix, et où, en
temps de guerre, les Éburons parquaient leur
bétail et abritaient tout ce qu'ils avaient de plus
précieux.
Ce fut au commencement du quatrième siècle
que saint Materne apporta chez les Tongrois les
premières lumières de l'Évangile. Ce qui s'y passa
depuis lors jusqu'aux temps de saint Monulphe, il
serait impossible aujourd'hui de le dire : « Qu'on ne
me demande pas, écrivait déjà, au dixième siècle,
le chroniqueur Hariger, qu'on ne me demande pa|L ; .
en quel âge ni sous le règne de quels empereijjpL
ou consuls les successeurs de saint Materne ont
4.
— 6 —
parudansl'Église, ce qu'ils ont fait durant leur vie,
pendant combien d'années chacun d'eux a occupé
le siège épiscopal; qu'on ne me prie pas d'indiquer
les lieux où reposent leurs ossements, les invasions
des Huns dans la Gaule ont à jamais anéanti le
souvenir de tous ces saints hommes '. «
Laissant donc à d'autres le soin de raconter les
vieilles origines de l'église de Tongres, voyons
seulement ce qu'il advint de la prédiction de l'évê-
que Monulphe. Selon sa promesse, il avait con-
struit sur les bords de la Legia une chapelle en
l'honneur de saint Cosme et de saint Damien, et
les nombreux fidèles qui venaient y prier eurent
bientôt fait connaître cette charmante vallée. De
nouveaux manoirs s'élevèrent, on bâtit d'autres
chaumières, et quand saint Lambert, succédant à
saint Théodart, monta sur le siège épiscopal de
Tongres, au septième siècle, Liège formait déjà
un petit bourg.
Le pouvel évêque était un prêtre d'un esprit
vaste et ferme, un homme de foi et de civilisation
chrétienne, capable d'imposer fortement aux bar-
bares, et qui, par l'étendue de ses domaines, pou-
vait rivaliser avec les plus riches seigneurs de
l'Austrasie; ce qui avait de l'importance à une
époque où les besoins matériels de l'Église étaient
loin encore d'être assurés. Son père, comte de
Wintershoven, et sa mère Hérisplinde descen-
daient tous les deux des anciennes races germa-
1 Hàriger, apud Chàpeàuvijlle, I, p. 23.
— 7 —
niques qui s'étaient jadis établies dans la Gaule.
Confié dans son bas âge à l'évêque Théodart et à
l'archiprêtre Landoald, le jeune seigneur frank
avait embrassé le christianisme avec l'ardeur et
l'entraînement qui caractérisaient les hommes de
sa nation. Depuis lors, il s'était entièrement con-
sacré à Dieu,
A peine sur le siège épiscopal, Lambert com-
mença cette existence rude et pleine de périls qui
fut le partage de sa vie entière. Il fallait tout le
zèle d'un apôtre pour oser s'aventurer dans les
forêts des bords de la Meuse, où le paganisme était
loin d'avoir entièrement disparu. Mais, oublieux
de ses fatigues comme un autre saint Paul, disent
les anciens chroniqueurs, Lambert courait sans
cesse d'un bout à l'autre de son diocèse, convertis-
sant les barbares et soulageant les nombreuses
infortunes qu'il rencontrait sur son chemin. Le
bruit de ses vertus et de son dévoûment commen-
çait à s'étendre au loin, et partout on le vénérait,
quand la mort du roi Childeric et les troubles qui
en furent la suite vinrent tout à coup l'arracher à
ses travaux apostoliques *.
Chassé brutalement de son siège épiscopal par le
célèbre Ébroïn, le saint prélat trouva un asile à l'ab-
baye de Stavelot, fondée peu de temps auparavant
par saint Eemacle. Là, pendant sept ans, il vécut
comme un simple moine, observant les prescrip,
1 Voy. Godeschalk, Hàriger , Nicolas et les autres biographes
de saint Lambert, dans Ghapeauville.
— 8 -
;;o*'.* les plus sévères de la règle de saint Benoît,
acrant son temps au travail et à la prière, et
iv mt le plus parfait modèle de soumission évan-
gélique aux ordres de la Providence. La mort
i'Ébroïn lui permit enfin de reprendre possession
de son évêché.
Lorsque saint Lambert fut remonté sur son
siège, il crut ne pouvoir mieux en remercier Dieu
qu'en recommençant la vie active qu'il menait au-
paravant. Son zèle ne s'étendit pas seulement aux
habitants de son diocèse, il parcourut aussi la
Campine, pays où les Franks Saliens avaient ré-
digé leurs premières lois, et qui était toujours
livré aux pratiques de l'idolâtrie. Lambert courut
plus d'un danger dans ces contrées sauvages, et
eut souvent à souffrir de la rigueur des saisons ;
mais, insensible à ces maux, il s'en allait, couvert
d'habits grossiers, prêchant partout la parole du
Cbrist, convertissant les barbares et méritant ainsi
le surnom qu'on lui donna à'apotre de la Taxan-
drie '. Bientôt, ce courage et ce dévoûment de-
vaient être soumis à de plus rudes épreuves
encore, et valoir au saint évêque la couronne glo-
rieuse du martyre.
A cette époque, les rois franks de la race méro-
vingienne qui régnaient sur la Gaule, ne possé-
daient plus qu'un vain fantôme de royauté. Retirés
1 La Taxandrie comprenait toute la Campine liégeoise et
brabançonne, la mairie de Bois-le-Duc, le pays de Cuyck et la
seigneurie de Ravesteyn.
— 9 —
dans une de ces métairies où ils aimaient à tenir
leur cour, et qu'ils préféraient aux plus belles
villes de leur royaume, ils laissaient tout le soin
des affaires publiques à des officiers appelés maires
du palais, dont l'un dominait en Neustrie et l'autre
en Austrasie. Ces maires accrurent peu à peu leur
pouvoir à tel point qu'après la bataille de Testry,
en 687, ils furent en réalité les souverains maîtres
de la Gaule. Pendant soixante années encore, on
vit, il est vrai, les faibles successeurs de Clovis
continuer de s'asseoir sur le trône ébranlé de leurs
pères, mais ces rois fainéants devaient bientôt faire
place aux fiers descendants de Charles Martel ■*•
Après la mort d'Ébroïn, le plus puissant des sei-
gneurs franks fut Pépin, maire du palais de Neus-
trie, et en même temps duc d'Austrasie. Dédai-
gnant de se constituer gardien d'un roi qu'il ne
craignait pas, et ne voulant point s'établir à Paris,
ce chef avait fixé sa résidence à Cologne, au centre
de ses domaines; mais le plus souvent il séjour-
nait à Jupille.
Jupille, sur les bords de la Meuse, à une lieue de
Liège, était alors couronné de vastes forêts qui
s'étendaient jusqu'à Aix-la-Chapelle. C'est là que
Pépin venait d'ordinaire se livrer aux plaisirs de
la chasse. Trouvant cet endroit à son gré, il y avait
fait construire de grands bâtiments où il pouvait
loger ses officiers et les chefs de bande qui s'étaient
attachés à lui. Un pont élevé sur la Meuse, en face
1 Pertz, Histoire des maires du palais.
— 10-
de cette demeure princière, offrait des communi-
cations faciles avec l'autre rive du fleuve où étaient
les écuries, ce qui avait fait donner à cette localité
le nom de Heerstal, c'est-à-dire écuries du sei-
gneur.
Parmi les officiers de Pépin, il y en avait un
qu'il affectionnait plus que tout autre à cause de
sa bravoure. C'était Dodo, comte d'Avroi, noble
Frank dont les vastes domaines embrassaient tout
le territoire situé au sud-ouest du vallon de la
Legia. La sœur de ce chef avait inspiré un ardent
amour au duc d'Austrasie. Celui-ci, pour satis-
faire sa passion, profitant des mœurs et des usages
barbares de son temps, qui semblaient autoriser
chez les princes mérovingiens le divorce et la po-
lygamie, répudia Plektrude qui lui avait déjà
donné deux fils et contracta de nouveaux liens
avec la belle Alpaïde.
Les évêques des contrées voisines apprirent
bientôt ce qui se passait dans le palais du duc
d'Austrasie ; mais tous, redoutant la vengeance de
Pépin, devinrent, dit la chronique, comme des
chiens muets qui ne savent plus aboyer *. Lam-
bert seul ne transigea point avec son devoir ; il
se rendit à Jupille, et fit à Pépin des remon-
trances sur le scandale qu'il donnait à la Gaule
entière.
Troublé par le blâme de l'évêque, le duc d'Aus-
trasie forma un instant le projet de renvoyer
1 Nicolas, apud Çhàpeàuyille, I, p. 396.
— 11 —
Alpaïde, mais sa passion remportant, il finit par
s'y abandonner sans aucune réserve.
De son côté, le frère d'Alpaïde, informé des ten-
tatives du prélat, jura d'en tirer vengeance. A cet
effet, . deux de ses neveux, Gall et Eiold, se mirent
en campagne et allèrent ravager les possessions
de Téglise de Tongres. Mais, en revenant de cette
expédition, les maraudeurs tombèrent eux-mêmes
dans une embuscade. Attaqués à l'improviste par
les gens de l'évêque, ils firent quelque temps ré-
sistance, puis s'enfuirent laissant Gall et Eiold
parmi les morts *.
Quelques jours après, l'évêque de Tongres fut
mandé au palais de Jupille, pour y prendre part à
une délibération importante relative aux affaires
de la Gaule. En levant la séance, Pépin, suivi de
Tévêque et de ses fidèles, passa dans une grande
salle où se trouvaient étalés des pains, des viandes
cuites et de grosses pièces de venaison : car
l'usage voulait que personne ne quittât la demeure
du chef, après un conseil, sans s'être assis à sa
table.
Avant de boire au hanap que lui présentait l'un
de ses officiers, le duc pria l'évêque d'en bénir le
contenu, et tous ses leudes sollicitèrent aussitôt la
même faveur. Alpaïde elle-même, assise à côté de
Pépin, s'imaginant peut-être que la bénédiction du
prélat passerait pour une approbation donnée à son
1 Godeschalk, apud Acta sanctorum Belgtt, VI, p. 137. —
Nicolas, apud Chapeau ville.
— 12 —
union avec le puissant maire de Neustrie, mêla sa
coupe à celles des autres convives. Mais Lambert,
devinant le motif qui la faisait agir, se leva in-
digné, et s'adressant à Pépin : « Seigneur, lui
dit-il, voyez le piège que me tend cette femme, en
présence de vos fidèles ! Eh bien, je veux que tous
le sachent, il ne vous est point permis de la prendre
pour épouse. «
En achevant ces mots, l'évêque sortit, laissant
les assistants tout surpris de son audace. Le duc,
furieux, s'était précipité sur les pas du prélat, et
l'avait rejoint aux portes du palais : « Prêtre, lui
cria-t-il, tu as outragé celle que j'ai reçue dans ma
couche; si tu fais cas de la vie, tu vas, sur-le-
champ, l'apaiser par ta soumission...
— Duc d'Austrasie, répliqua froidement l'évêque,
j'ai cherché par la douceur à te détourner d'un acte
que réprouve l'Église ; mais le temps des ménage-
ments est passé, et je ne veux plus dorénavant
paraître excuser ta conduite par ma présence en
ces lieux. Quant à la mort dont tu me menaces,
sache que je la souffrirai volontiers pour une cause
aussi sainte!... // Après ces paroles, prononcées
d'un ton ferme, Lambert quitta Jupille, sans que
Pépin fît mine de l'en empêcher f .
Afin de se livrer plus tranquillement à la prière
et à d'autres exercices pieux, l'évêque se retirait
souvent à Liège, dans une cellule adossée à la
chapelle que saint Monulphe y avait fait construire,
1 Nicolas, apud Chàmiauville, pp. 401 et 402.
— 13 —
et qui était continue àr divers bâtiments où lo-
geaient ses plus fidèles serviteurs. C'est là qu'il se
rendit en quittant le palais du duc d'Austrasie.
Cependant Alpaïde, outrée de l'affront qu'elle
avait reçu, manda aussitôt son frère, et lui apprit
ce qui venait de se passer. A cette nouvelle, Dodo
put à peine contenir sa rage. Les instincts de bar-
barie qui couvaient dans le cœur de ce Frank à
demi civilisé, se réveillèrent plus violents que
jamais. Épiant d'ailleurs, depuis la mort de ses
neveux Gall et Eiold, une occasion favorable de se
venger de l'évêque, il saisit avec empressement
celle qui s'offrait. Il prévient donc à la hâte ses
gens, et leur ordonne de se trouver après minuit
dans les bois de Publemont, qui couvraient tout le
versant occidental du vallon de la Legia : « L'évê-
que de Tongres a outragé les miens, leur dit-il, il
faut qu'avant le jour, il soit frappé du tranchant de
nos épées. « m
A l'heure convenue, Dodo était au lieu du rendez-
vous. Lorsque ceux qu'il attendait furent tous arri-
vés, il leur donna ses dernières instructions et se
dirigea silencieusement avec eux vers l'habitation
du prélat 4 .
Selon sa coutume, Lambert s'était levé au
milieu de la nuit et priait dans la chapelle. Il y
avait déjà passé quelque temps et se disposait à
rentrer dans sa cellule, lorsque l'un de ses plus
1 Jean d'Outrkmbosb, Chronique rimée. — Nicolas, apud Cha-
PEAUVILLK.
2
— 14 —
fidèles disciples, Baldovée, qui veillait au dehors,
crut entendre du bruit dans le lointain. H prête
une oreille attentive, et pressentant du danger, il
rentre précipitamment et court à l'évêque : « Maî-
tre, lui dit-il, il y a là-bas une troupe d'hommes
armés qui s'avancent vers nous ; que faut-il faire?
— Défendre notre vie si les méchants osent l'at-
taquer, réplique le prélat, et Dieu, sans doute,
n'abandonnera pas son humble serviteur. »
En achevant ces mots, l'évêque saisit une arme;
ses gens suivent son exemple, et se préparent à
faire une vigoureuse résistance. Mais bientôt, se
rappelant qu'il ne doit point verser le sang de ses
frères, il jette au loin son épée, et rentrant dans la
chapelle, il s'y prosterne au pied de l'autel en
murmurant : » Seigneur, Seigneur, que votre
volonté soit faite ! «
En ce moment, le comte d'Avroi et ses com-
plices arrivaient devant ]# demeure du prélat où
tout semblait plongé dans le sommeil. Le chef
donne aussitôt le signal de l'attaque, et tous ces
furieux se précipitent à la fois sur la faible barrière
qui les sépare de leurs ennemis. Les gens de l'évê-
que, animés par le danger qui les menace, fondent
à leur tour sur les assaillants surpris, et qui ne
s'attendaient point à les trouver sur leurs gardes.
Malheureusement, trop peu nombreux, ils sont
bientôt forcés de reculer en désordre dans l'habi-
tation. La lutte y recommence plus terrible et plus
sanglante, mais, hélas, c'est pour moissonner un
à un tous les serviteurs de l'évêque : Saint Lam-
— 15 —
bert! saint Lambert! soyez-nom en aide, s'écrient-ils
en tombant, et, pour la première fois, on entend ce
noble cri qui devait plus tard être répété sur tant
de champs de bataille et enfanter des héros.
Cependant, les assaillants, étonnés de ne point
voir celui qu'ils voulaient immoler, le cherchaient
partout, lorsqu'une exclamation se fit entendre.
A la lueur du crépuscule qui commençait à poindre,
l'un d'eux, monté sur le toit, venait d'apercevoir le
prélat prosterné dans la chapelle et absorbé dans
la prière. Saisissant aussitôt un dard, il le lança
d'une main sûre, et en frappa mortellement le
malheureux évêque de TongTes *.
La légende assure que tous les assassins périrent
misérablement dans l'année. Elle ajoute que la
vengeance divine s'appesantit sur Pépin qui laissa
le crime impuni, et que peu de temps après, son
fils aine Grimoald, duc de Bourgogne, fut tué à
la même place où saint Lambert avait souffert le
martyre. Quant à Alpaïde, après la mort du maire
de Neustrie, elle alla s'ensevelir dans un monas-
tère qu'elle fonda près de Namur.
1 Nicolas, Renier, Godeschàlk et les autres biographes de saint
Lambert. — Jean d'Oot&emeusb.
IDRIEL ET NOTGER
OU
LE CHATEAU DE CHEVREMONT.
— 979 —
. . . Adoncq, dist l'évefcke, frappei ai
mourdrears quy mes gens ont occis et
desrobé! . . . Adoncq donnèrent dessus et
fasrent tous occis.
Vieilli chsoiique de Liège.
IDRIEL ET NOTGER
LE CHATEAU DE CHÈVREMONT.
Vous avez souvent vu comme moi, sans doute, à
deux lieues de Liège, cette montagne roide et
escarpée que de loin on est toujours tenté de
prendre pour une vieille ruine. Vous savez que le
bas de cette roche grisâtre et presque inaccessible
est baigné par les eaux de la Vesdre, belle et capri-
cieuse rivière, digne rivale de l'Ourte, sa sœur. Si
vous vous êtes un jour avisé de vouloir arriver à
la crête de cette éminence, vous avez dû parcourir
un sentier tortueux tracé dans le roc et qui laisse
à peine un étroit passage. De distance en distance
vous avez rencontré de petits oratoires en pierre
où s'agenouillent les fidèles pour prier; et, conti-
— 20 —
nuant cette ascension difficile, vous êtes enfin
parvenu au sommet. Là se trouve une humble cha-
pelle, cachée dans un bouquet de tilleuls sécu-
laires, où le voyageur fatigué se repose un instant
avec délices, car, pas le plus petit coin d'ombre
sur la route; vous n'avez aperçu çà et là que quel-
ques arbres rabougris croissant avec peine dans les
interstices du rocher et brûlés par les rayons d'un
soleil ardent. La chapelle, c'est presque toujours le
but du voyage ; c'est là que s'achève enfin le pieux
pèlerinage promis à la Vierge miraculeuse de
Chèvremont *•
Quand vous avez prié et que vous êtes sorti
de l'église, jetez les regards autour de vous et
contemplez un instant l'admirable tableau qui
s'offre à vos yeux : partout des aspects nouveaux
et inattendus, partout de verdoyantes collines, de
gras pâturages et de riches moissons. Un gouffre
effrayant à vos pieds; à quelques pas plus loin,
Chaudfontaine avec ses eaux salutaires et ses
promenades pittoresques. Derrière vous, les mon-
tagnes se dressent menaçantes; devant vous,
au contraire, le terrain s'aplanit peu à peu et
vous laisse apercevoir, dans le fond du paysage,
Liège avec ses nombreux clochers et ses hautes
cheminées, ces mille soupiraux de l'industrie
1 La chapelle a été rebâtie à neuf Fan 1697 et réparée
en 1717, si Ton en juge par cette date grossièrement taillée à
droite du portail (Bovy). La plantation de tilleuls est, croyons-
nous, beaucoup plus ancienne.
— 21 —
qui vomissent dans l'air d'épais tourbillons de
fumée!...
Il règne autour de vous un silence de mort; vous
n'entendez que le bruissement du vent dans le feuil-
lage ou la prière du pèlerin qui gravit pieds nus la
montagne. L'âme, alors, se laisse aller à la rêve-
rie, et l'imagination, évoquant les souvenirs du
passé, cherche à relever ces ruines qui attristent, à
repeupler ces lieux jadis si animés, aujourd'hui si
déserts.
Peu à peu, toutes ces pierres reprennent vie;
vous revoyez Chèvremont, tel qu'il était au dixième
siècle, c'est-à-dire un redoutable château fort, ceint
d'une triple rangée de murs et bâti au sommet
d'un roc escarpé et presque inaccessible ; forteresse
imposante qui avait résisté aux efforts d'Othon le
Grand, du roi Charles le Simple, de l'empereur
Othon et de Brunon, archiduc, de Lorraine *. Une
bien grande catastrophe a dû peser sur cette monta-
gne pour remplacer le château par la chapelle, les
chansons joyeuses par les prières, le fracas des clai-
rons et des armures par ce silence des tombeaux ! . . .
Ce fut d'abord, si l'on en croit nos chroniqueurs,
l'une des demeures royales des chefs mérovin-
giens; ensuite, elle passa dans les domaines des
comtes d'Ardenne à qui Charles le Simple la
donna. Sous Giselbert, esprit ambitieux et re-
muant, Chèvremont était déjà considéré comme
imprenable, et toutes les tentatives pour s'en em-
1 Peatz, Monumenta hist, Germ., III, pp. 326, 405 et 444.
— 22 —
parer avaient échoué *. Mais, ce que la force des
armes n'avait pu accomplir, la ruse allait bientôt
en venir à bout et faire disparaître le vieux manoir
féodal. Voici comment.
En l'an 979, le châtelain de Chèvremont s'appe-
lait Immon, selon quelques-uns, Idriel, suivant
le plus grand nombre. C'était un homme riche et
puissant, ayant acquis beaucoup de renom à la
guerre, et qui, en temps de paix, ne manquait pas
de suivre l'exemple que lui donnaient les comtes,
les barons et autres nobles seigneurs d'alors. Bu
haut de ses tourelles, il était toujours à épier une
proie sur laquelle il ne tardait pas à fondre ; il
dévalisait les voyageurs, ravageait tous les envi-
rons, puis, chargé de butin, il rentrait dans son
aire, d'où il pouvait braver impunément les efforts
impuissants de ses nombreux ennemis. Malheur à
ceux qui ne voulaient point reconnaître la suzerai-
neté d'Idriel ! Ils étaient impitoyablement rançon-
nés ou jetés dans les sombres cachots de son castel,
et n'en sortaient jamais que moyennant de grosses
sommes d'argent ou de riches offrandes en na-
ture f .
Le farouche Idriel poussait même assez souvent
ses excursions jusqu'à Liège, où chacun le mau-
1 Vita Sanctœ Beggœ, cap. I, n° 3, apud Act. SS. Belg., V,
p. 113. — Le château de Chèvremont est désigné sous le nom de
Kevermunt dans un diplôme de l'empereur Othon de l'an 947, et
Kivermunt, dans un autre, de l'an 972. Miraus, Opéra diploma-
tie^ I, pp. 505 et 506.
' Jean d'Outhbmkusk, et nos autres chroniqueurs.
— 23 —
dissait et en avait grand peur. L'évêque Notger,
qui régnait à cette époque, pensait bien quelque-
fois à se débarrasser de ce méchant voisinage, mais
c'eût été folie à lui de vouloir attaquer une place
dont les rois carlovingiens et les empereurs d'Alle-
magne n'avaient pu eux-mêmes se rendre maîtres ;
il se contentait donc de garantir le mieux possible
ses domaines et principalement la partie de la cité
qui se trouvait sur la rive droite de la Meuse *.
Elle avait bien grandi la petite ville depuis saint
Lambert! Après avoir été un bourg assez riche, on
lui traça des limites plus étendues et elle devint
cité. Puis, on y bâtit une église en l'honneur du
bienheureux martyr dont le souvenir se conservait
religieusement parmi les fidèles, et dès ce moment
on l'entoura de murs épais, et on la garnit de
hautes tours, qui en défendaient les approches. Au
huitième siècle, dit Jean d'Outremeuse, la ville
comprenait déjà tout l'espace resserré entre les
églises de Sainte-Croix ou le château Sylvestre, de
Saint-George, de Sainte-Catherine et la Sauvenière.
Charlemagne vint ensuite et lui accorda, dit-on, de
beaux privilèges et une bannière où l'on voyait
brodée l'image du saint patron de la cité. Les Nor-~
mands, il est vrai, causèrent, bientôt après, d'af-
freux dommages à la ville naissante, mais elle se
releva de ce désastre plus puissante et plus vaste
encore qu'auparavant. Se trouvant mieux à l'abri
derrière ses murailles que dans la plaine, les
1 Jean d'Outremeuse, et nos autres chroniqueurs.
— 24 —
pauvres habitants des campagnes y accouraient
en foule et en accrurent considérablement la popu-
lation. Les lettres mêmes, fruit du gouvernement
pacifique et de l'esprit éclairé de nos premiers
évêques, jetèrent aussi de l'éclat sur elle, car
pendant l'épiscopat d'Éracle, vers le milieu du
dixième siècle, Liège et son diocèse possédaient
de nombreuses écoles très-florissantes et fort en
renom dans les contrées voisines *.
Cependant cette prospérité devait s'accroître
bien davantage encore sous Notger; et, comme cet
évêque est l'un des principaux acteurs de l'épisode
que nous allons raconter, il nous paraît utile d'en-
trer dans quelques détails sur ce personnage.
Notker ou Notger, ainsi que l'appellent plus
communément les historiens, était issu d'une
noble famille de la Souabe *. Après avoir étudié
dans le célèbre monastère de Saint-Gall, il alla
enseigner à l'école de Stavelot, dont la réputation
était grande alors. Peu de temps après, il fut
mandé à la cour d'Othon I er , et cet empereur, ap-
préciant son mérite, lui conféra l'évêché de Liège,
vacant par la mort d'Éracle, dont les Liégeois pleu-
raient encore la perte.
C'était une rude tâche que de succéder à pareil
prince, et cependant Notger parvint presque à le
1 Anselme, apud Chapeauville , I , pp. 202 et 203. — Jean
d'Outremeuse et Gilles d'Or val. — On trouve des renseignements
fort étendus sur les écoles de Liège, à cette époque, dans
V Histoire littéraire de la France, par les Bénédictins,
* Gilles u'Orval, apud Chapeauville, T, p. 200.
— 25 —
faire oublier. Mais aussi, voyez comme pendant ce
règne, les monuments s'élevèrent, la ville s'étendit,
les études fleurirent et la justice fut respectée * !
D'abord, il attaqua et dispersa complètement la
bande de Henri de Marlagne, de ce fameux bri-
gand qui, plus d'une fois, avait désolé Liège' sous
Éracle; et, quand la tranquillité fut enfin réta-
blie, il mit tout en œuvre pour rendre son diocèse
de jour en jour plus considérable. Il réunit le
comté de Huy à ses domaines et garnit de mu-
railles les villes de Thuin et de Fosses ; il établit
çà et là des maisons religieuses de différents ordres,
puis, grâce à la faveur dont il jouissait à la cour
des Othon, il obtint pour chacun de ces monastères
et pour lui-même de beaux privilèges et de riches
donations '.
Mais ce qu'il eut particulièrement à cœur, ce
fut d'embellir sa ville épiscopale. Il commença par
restaurer et agrandir la basilique de Saint-Lam-
bert qui tombait déjà en ruines, et y plaça un
collège de chanoines beaucoup plus nombreux
qu'auparavant; il construisit ensuite plusieurs
églises et creusa à travers la cité différents canaux
pour faciliter le commerce qui y attirait déjà beau-
coup de monde. Enfin, quoique l'an mille appro-
chât, que partout on annonçât la fin du monde et
que chacun vécût sans souci du lendemain, Notger,
lui , ne négligeait aucune occasion d'augmenter
1 Gillbs d'Orvàl, apud Chapbaovillr, I, p. 208.
9 Jean d'Outremeuse et nos autres chroniqueurs.
3
-. 26 —
ses richesses et d'affermir son pouvoir. Il cherchait
surtout à se débarrasser de ceux dont la fortune
croissante paraissait devoir un jour contrebalancer
sa propre autorité, et il savait toujours bien
atteindre ce but. Voici, sans parler de la prise de
Chèvremont, un trait qui montre assez comment il
agissait en pareille circonstance.
A cette époque, vivait à Liège un chevalier du
nom de Radus Des Prez. Ce puissant personnage
occupait sur la hauteur, entre les églises de Saint-
Pierre et de Saint-Martin, un château appelé Syl-
vestre, d'où l'on dominait la ville entière. Dans les
mains d'un vassal ambitieux et rebelle, une posi-
tion aussi importante pouvait devenir fatale à
l'évêque; il lui déplaisait donc fort de voir ces
sombres tourelles planer au-dessus de sa bonne
ville, et il ne pensait qu'aux moyens de les faire
disparaître.
Un jour qu'il devait se rendre en Allemagne ,
Notger engagea Radus, qui était voué de Liège,
à l'y accompagner, et celui-ci y consentit de
grand cœur. Mais, pendant leur absence, qui
ne dura pas moins de deux années, Robert, ne-
veu de l'évêque et qui avait reçu ses instruc-
tions, fit aussitôt démolir la forteresse du sire
Des Prez, et y jeta les fondements d'une nou-
velle église , celle qu'on appela plus tard Sainte-
Croix.
Quand l'évêque revint avec Radus, le voué qui
du haut des montagnes cherchait des yeux son
château dans le lointain et ne l'apercevait pas,
— 27 —
s'écria tout à coup : « Par ma foi, sire évêque, ne
sais si je rêve ou si je veille, mais j'avais accoutu-
mance de voir d'ici ma maison Sylvestre et ne
l'aperçois pourtant point aujourd'hui ; m'est avis
qu'il y a là-bas un moustier à sa place. — Or, ne
vous courroucez, mon bon Badus, répliqua douce-
ment Notger, de votre château ai fait faire en effet
un moustier, mais rien n'y perdrez. Robert, mon
cousin, prévôt de Saint-Lambert, possède de grands
héritages à l'autre côté de la Meuse, ils seront
dorénavant tous vôtres, et je lui donnerai en
échange la Sauvenière, la petite ville. « Il fallut
bien que Eadus se contentât de ce que lui offrait
l'évêque '.
Aussitôt après la démolition du château Syl-
vestre, Notger fit agrandir l'enceinte de la cité ;
il en recula les remparts jusqu'en Publemont, au
delà de l'église Saint-Martin, bâtie par son prédé-
cesseur, et les garnit de fortes tours. Après avoir
mis, de ce côté, la ville à l'abri d'un coup de main,
il entreprit d'autres grands ouvrages à l'intérieur,
mais quelque chose quïil fist, dit la chronique, tou-
jours luy souvenoyt de Chievremont qu'il ne pouvoyt
avoir *, et le seigneur Idriel n'était pas homme à
céder aussi facilement que Eadus Des Prez. Quel-
que temps auparavant, il était même venu avec
1 Chronique inédite, conservée dans la bibliothèque de Funi-
versité de Liège. — Anselme , apud Chapeauville, I , p. 204, et
autres chroniqueurs.
1 Jean d'Outbemeuse.
- 28 —
ses hommes d'armes jusqu'à l'autre côté de la
Meuse, d'où il avait paru narguer l'évêque, et y
avait enlevé plusieurs habitants de la cité. Depuis
lors, il est vrai* on ne l'avait plus revu, mais
Notger pensait toujours à ce terrible voisin et à la
possibilité de surprendre son château. Il se deman-
dait un jour comment il mènerait à bonne fin cette
difficile entreprise, lorsque le hasard vint tout à
coup lui en fournir l'occasion.
Le vingt du mois d'août de l'an 979, une gTande
agitation régnait dans Chèvremont ; les cloches de
ses trois églises vibraient avec force dans les airs;
des cavaliers quittaient en hâte la forteresse, fai-
sant route les uns vers la France, d'autres vers
l'Allemagne ; les hommes d'armes d'Idriel se pro-
menaient dans les cours ou apparaissaient au-
dessus des tourelles, chantant de joyeux refrains
et vidant force pots de vieille cervoise ou quelques
bons flacons de vin du Ehin. Le château avait pris
un air de fête qui ne lui était pas ordinaire et qui
surprit tout le voisinage. Bientôt on apprit dans
les environs que, après plusieurs années de stéri-
lité, Isabeau, dame du sire de Chèvremont, venait
de lui donner un fils *.
Comme le père et la mère étaient tous deux de
sang royal, il ne fallait pas moins qu'un évêque
pour baptiser le nouveau-né. Le seigneur Idriel
pensa à Notger, et, trouvant peut-être, dans cet
arrangement, l'occasion de faire amende honorable
1 Anselme, apud Chapbad ville, I, p. 201. —Jean d'Outrbmbuse.
— 29 —
de ses nombreux méfaits, il dépêcha aussitôt un
messager à l'évêque de Liège, le priant de vouloir
bien se rendre à son castel pour y ondoyer l'enfant * .
x L'émissaire du châtelain trouva justement le
prélat plongé dans ses réflexions habituelles :
" Quand donc, se disait-il, serai-je tranquille de ce
côté, et qui me débarrassera de cet Idriel maudit? //
Tout à coup, une idée singulière germa dans sa
tête : // Dites à votre maître, s'écrie-t-il, que j'irai
près de lui demain, et que pour lui faire honneur,
je m'y rendrai suivi d'une partie de mon clergé 2 . «
Quand le seigneur de Chèvremont connut cette
bonne nouvelle, il en fut fort aise, et l'on disposa
toutes choses au château pour y recevoir convena-
blement l'évêque. Celui-ci, de son côté, se mit en
mesure d'exécuter le projet qu'il avait conçu. Il
envoya sur-le-champ des serviteurs fidèles aux
plus vaillants hommes d'armes et chevaliers de la
Hesbaye, vassaux de son église, leur enjoignant
d'arriver de nuit dans la cité et le plus secrètement
possible. Tous, obéissant aux ordres de leur suze-
rain, furent bientôt à Liège, et, vers minuit,
Notger les ayant réunis dans son palais, leur com-
muniqua, ses desseins qui furent unanimement
approuvés. On fit alors les préparatifs nécessaires,
et, en peu d'heures, chacun fut prêt à jouer le rôle
tracé par l'évêque 5 .
1 Anselme, apud Chapeautille. — Jean d'Outremeuse
8 ïd., ibid. — Id.
3 1d., ibid, — Id.
3.
— 80 —
Le lendemain matin, on vit sortir de Liège une
longue procession de prêtres et gens de religion,
ayant chapes, robes longues et surplis. La riclie
croix de Saint-Lambert, portée par des serviteurs
de la cathédrale, précédait ce nombreux cortège,
derrière lequel venait l'évêque entouré de quelques
religieux.
Après avoir côtoyé pendant quelque temps la
petite rivière de Vesdre, on arriva enfin au pied du
roc, et les gens d'église s'aventurèrent alors un à
un dans l'étroit sentier qui conduisait au château.
Le seigneur Idriel, du haut de l'une de ses tours,
avait aperçu dans le lointain la longue procession
qui s'approchait; il avait aussitôt donné l'ordre de
lever la herse et attendait l'évêque en dehors même
de la porte principale *.
Le cortège qui précédait Notger entra peu à peu,
chaque moine ayant la tête baissée, le capuchon
rabattu sur le visage et marmottant des prières à
voix basse. Enfin le sire de Chèvremont aperçut
Notger; il le salua courtoisement et l'introduisant
dans la cour : « Seigneur évêque, lui dit-il, soyez
ici le bienvenu !... — Par ma foi, répliqua Notger,
qui n'avait pas encore proféré une parole, oui, je
suis cette fois ici le bienvenu à mon intention,
puisque j'ai le château d'où tu fais tant de mal à mes
gens et les tiens en prison ; çà, qu'on me le rende,
seigneur châtelain, ou de gré ou de force M... «
1 Jean d'Outremeuse. — Chronique inédite déjà citée.
»Id.-~ Jbid.
— 31 ~
Idriel resta un moment confondu, puis tout à
coup ses yeux étincelèrent, son corps frémit d'in-
dignation, et, d'une voix entrecoupée par la fureur:
// Tu mens, faux prêtre, s'écria-t-il, tu mens; hors
de ma maison, sur-le-champ, ou tu seras mis en
greôle et pendu ce soir à la plus haute de mes tou-
relles!... Mais c'est moi qui t'ai mandé, et c'est
pourquoi je ne veux en rien forfaire à l'honneur...
va-f en, te dis-je, Va-t'en *!...//
L'évêque le contempla en souriant d'un air de
mépris et de vengeance satisfaite : « Que je n^en
aille! non, non, messire, répondit-il; quelles gens
penses-tu donc que j'aie amenés avec moi ? Il n'y a
ici ni doyen ni prêtre ! « s'écria-t-il d'une voix ton-
nante, rejetant en arrière sa chape et son surplis,
et tirant son épée cachée sous sa robe : « Il n'y a ici
ni doyen ni prêtre, répéta-t-il, mais bien cinq cents
braves chevaliers armés de fer et qui sauront te
mettre à la raison; or donc, méchant sire, rends le
château avant qu'on te tue *. »
C'était le signal convenu et chacun des moines,
laissant tomber sa robe, saisit sa hache et son
épée... On eût cru voir, dit la chronique, une
troupe d'anges vengeurs ayant le glaive à la
main 5 !...
Au bruit des armures qui s'entre-choquaient,
succéda le plus profond silence. Quelques soldats
1 Jean d'Outrkmkusb. — Chronique inédite déjà citée.
2 Id. — Ibid.
5 Id. — Ibid.
— 32 —
d'Idriel s'étaient élancés au-devant de leur maître
et n'attendaient qu'un mot pour commencer une
lutte terrible, mais qui ne pouvait rester un instant
douteuse. Le seigneur de Chèvremont, acculé sur
un quartier de roc isolé qui dominait un effrayant
précipice, jetait des regards de fureur sur Tévêque
et paraissait adresser en même temps un dernier
adieu à ses tourelles, à sa femme, à son pauvre
petit enfant!... " Prêtre félon, homme faux et
vilain, " murmura-t-il sourdement, puis il ajouta :
n Hélas, noble maison, longtemps vous ai gardée
et maintenant serez détruite; mais je ne veux point
le voir M... « En achevant ces mots, il s'élança du
rocher; son corps roulant sur les aspérités de la
montagne et tout brisé par cette chute effroyable,
alla se perdre dans les eaux de la Vesdre qui cou-
lait au-dessous, calme et paisible.
« Et maintenant, cria l'évêque, courez sus aux
meurtriers qui ont occis mes gens et larronné mes
domaines *. »
Alors il y eut une mêlée horrible. Le désespoir
triplait le courage des hommes d'armes d'Idriel;
poursuivis par les chevaliers liégeois dans toutes
les parties du château et jusque sur les tours, ils y
engageaient des luttes désespérées, puis on voyait
un corps lancé dans les airs, retomber lourde-
ment sur les pointes du roc et rouler dans l'abîme 5 .
1 Jean d'Outremeuse. — Chronique inédite déjà citée.
* Id. — lbid.
5 Id.— Ibid.
— 33 —
Quant à la noble dame Isabeau, on assure qu'en
apprenant de ses femmes la trahison de Févêque
et la mort de son époux, elle sortit précipitamment
de son lit, serrant son fils dans ses bras, et alla se
jeter dans le puits du château, où on retrouva le
lendemain les deux cadavres.
Tout fut pillé, provisions de bouche, joyaux de
prix, riches armures ! Tout fut démoli, murailles,
tourelles, églises. Notger ne voulut pas qu'une
seule pierre de l'édifice restât debout!.... Voilà
comment le château a fait place à la chapelle,
comment aux chansons joyeuses ont succédé les
prières, au fracas des clairons, le silence des tom-
beaux.
LA WARDE DE STEPPES
ou
LE TRIOMPHE DE SAINT LAMBERT.
— 1Q13 —
Or comencbe l'histoire cy endroict del
snincle victoire triumphale que Diex et
sainct Lambert prist des Brabanebons en
la irarde de Steppes, por la vengeance des
Liégeois, tout ainsi qu'il advient, sans
prendre ny mettre, en tele manière que
l'éveske Hue de Pierpont le jetât en eseript
en ses cronicques, ainsi que vous ores.
Jean d'Outrkhcsb, Chroniqut en prose.
LE SAC DE LIÈGE.
On sait que les deux fils du comte de Moha, reve-
nant du célèbre tournoi d'Andennes, en 1201,
l'imagination remplie des hauts faits d'armes dont
ils avaient été témoins, voulurent, eux aussi, s'es-
sayer dans ces sortes de combats et se tuèrent mal-
heureusement l'un l'autre. Depuis lors, un deuil
profond régnait au château du comte Albert; plus
de refrains joyeux dans la salle du repas, plus de
joutes sur l'esplanade, plus de chasses bruyantts
dans les forêts qui avoisinaient le castel; tout était
devenu morne et silencieux; le comte et sa dame
ne cessaient de pleurer les deux fils bien-aimés qui
leur avaient été ravis d'une manière si imprévue et
si douloureuse.
4
— 38 —
Se voyant sans héritier et désespérant d'en avoir
jamais, le comte Albert céda, en 1204, à Hugues
de Pierrepont, évêque de Liège, la seigneurie de
Molia et de Waleffe. Il était stipulé dans la lettre
de cession, que le noble sire Albert continuerait de
jouir de son comté pendant le restant de sa vie, et
que, s'il venait à mourir sans laisser d'enfants, la
seigneurie appartiendrait à l'Église de Liège, à
l'exclusion de tout autre; que, dans le cas con-
traire, ses héritiers relèveraient le comté en fief des
évêques et leur prêteraient foi et hommage 4 .
Albert mourut en l'an 1212, mais, contre son
attente, il laissa une fille en bas âge> la gente
Gertrude, celle-là même qui, plus tard, devait
s'unir au célèbre Thibîut de Champagne, et lui
inspirer ses plus belles chansons *. Cependant par
un accord entre l'évêque et Frédéric, duc de la
haute Lorraine et tuteur de la jeune comtesse, la
donation de 1204 fut ratifiée et la seigneurie passa
dès lors à l'Église de Liège.
Henri, comte de Louvain, duc de Brabant, et
1 Gilles d'Orvàl , apud Chapbauville , II, p. 202. — Trium-
phus S. Lamberti martyris in Steppes obtentus, ibid., p. 605.
Gilles d'Orval n'a souvent fait que copier l'auteur du Trium-
phus, contemporain des événements qu'il raconte.
* On a dit et répété que ces chansons furent composées en
l'honneur de Blanche de Castille, mère de saint Louis, mais c'est
une erreur qui a été fort bien combattue par M. Duplessis, dans
un article de la Biographie universelle, et qui l'eût encore été
mieux, si cet écrivain avait eu connaissance des amours du comte
Thibaut avec Gertrude de Moha,
— 39 —
neveu d'Albert, se voyant à regret frustré d'un,
si "bel héritage, n'eut pas plutôt appris la mort de
son oncle, qu'il vint à Liège exiger de l'évêque
l'entrée du château de Moha et la jouissance des
revenus de cette seigneurie jusqu'à l'entier paye-
ment d'une somme qu'il prétendait lui être due
par. le feu comte; mais Hugues de Pierrepont,
devinant les projets de Henri, répondit que Thi-
baut de Lorraine, fils de Frédéric et fiancé à Ger-
trude, avait seul des droits à la succession d'Albert,
et que l'Église de Liège ayant fait un accord avec
lui, elle déclinait les prétentions du comte de Lou-
vain. Celui-ci se retira furieux et bien résolu à
saisir avidement l'occasion de se venger; elle se
présenta peu de temps après.
Le pape Innocent III, héritier du génie de Gré-
goire VII, continuait avec hardiesse et fermeté
l'œuvre commencée par ce' grand pontife. L'empe-
reur Othon IV, excommunié, s'était retiré à Nu-
remberg et y avait convoqué une diète afin d'en-
gager les princes de l'Empire à le seconder dans
ses desseins contre le jeune Frédéric, que l'assem-
blée de Coblentz, influencée par le Pape, venait
d'élever à la dignité impériale *.
Le duc de Brabant, partisan d'Othon, ne manqua
pas de se rendre à Nuremberg, mais l'évêque de
Liège refusa, alléguant qu'il ne pouvait prêter
secours à un excommunié. Henri sut profiter
1 Triumphus S, Lamberti. — Gilles d'Orval. — Fiskn. — Foui .
lon. — Bouille et nos autres historiens.
— 40 —
adroitement de la colère que ce refus fit naître
chez l'Empereur ; il en obtint, sans peine, l'auto-
risation d'attaquer les Liégeois et de les ramener,
comme il disait, à l'obéissance qu'ils devaient à
leur suzerain l . D'un autre côté, cependant, il
s'engagea envers Philippe le Noble, comte de
Namur, dont Hugues avait invoqué la médiation,
à borner son expédition militaire au siège des
châteaux de Waleffe et de Moha, et promit d'épar-
gner les autres parties du territoire liégeois.
Malgré les préparatifs de Henri, l'évêque con-
servait donc une funeste sécurité, et s'était sim-
plement attaché à bien garnir les châteaux qu'il
présumait devoir être attaqués par les Braban-
çons. Mais bientôt Hugues de Pierrepont apprit
que le duc s'avançait à la tète d'une armée beau-
coup plus considérable qu'il n'était nécessaire pour
une invasion dans le seul comté de Moha. La
frayeur fut grande alors dans la cité ; on sonna la
cloche du ban, les bourgeois s'assemblèrent à la
hâte, et l'on remit le vieil étendard de Saint-Lam-
bert au vaillant Eaes Des Prez, avoué de Hesbaye.
Selon la coutume, ce chevalier était couvert d'une
armure complètement blanche ; après avoir reçu
l'illustre bannière des mains des chanoines, sur les
degrés de la cathédrale, il jura de la rapporter devant
le maître-autel ou de mourir en la défendant *.
Quelques centaines de bourgeois et d'hommes
1 Jean d'Outbembusb. — Triumphus S. Lamberti, p. 607.
■ Id.
— 41 —
des métiers avaient suivi Baes et l'évêque, mais la
plupart des chevaliers et des gens d'armes de la
Hesbaye, séduits par les promesses fallacieuses du
duc, avaient refusé de venir en aide à leur suzerain.
Les Liégeois s'avancèrent néanmoins en bon ordre
jusqu'au village de Horion, à trois lieues de Liège,
et y trouvèrent Eustache de Herstal, bailli de
Franchimont, qui venait les rejoindre. On ignorait
tout à fait les mouvements de l'ennemi ; Hugues
de Pierrepont dépêcha sur-le-champ Eustache à
l'effet d'éclairer la marche du duc de Brabant.
Le bailli de Franchimont se dirigea donc vers
Moha. Il n'avait pas fait deux lieues, qu'il ren-
contra sur son chemin une nonne du Val-Notre-
Dame qui lui dit : #> Gentil sire, retournez ou vous
êtes mort ; le comte de Louvain arrive à grande
assemblée, et ne sais où il veut aller, mais il pas-
sera tantôt ici... — Dame, Dieu vous garde, répon-
dit le chevalier, mais j'irai en avant, car je l'ai
promis à mon seigneur !... » Et il continua de che-
vaucher 1 .
Ce n'était pas le duc qui se trouvait à quelque
distance, mais bien son frère Guillaume de Per-
weis, surnommé Longue Êpêe, avec un corps de
cinq mille hommes. Henri de Louvain, ayant
appris que l'évêque s'était arrêté à Horion, et que
si l'on différait de l'attaquer, il y. aurait en peu de
jours réuni plus de trente mille bourgeois et gens
d'armes, avait envoyé son frère pour disperser les
1 Jean d'Outremeuse.
I
— 42 —
Liégeois avant que Févêque eût concentré toutes
ses forces sur ce point. Longue Épée s'était donc
mis en marche, et c'était lui que la nonne du
Val-Notre-Dame avait pris pour le duc de Brabant.
Eustache ne tarda pas à voir briller au loin les
lances et les armures, et, rebroussant chemin,
il courut annoncer à l'évêque que l'ennemi appro-
chait.
Hugues de Pierrepont résolut d'aller à sa rencon-
tre et de lui livrer bataille. Les Liégeois aperçurent
bientôt les soldats de Longue Épée, et poussant
leur cri de guerre : Saint Lambert! Saint Lambert/
ils se précipitèrent dans les rangs de l'armée bra-
bançonne. La mêlée fut sanglante; près de six
cents hommes y périrent ; le reste, poursuivi par
les Liégeois, s'enfuit à travers les champs.
Après le combat, l'évêque rassembla ses barons,
et leur dit : » Beaux sires, c'est aujourd'hui la
veille de l'Ascension et nous devons demain as-
sister aux offices de la fête ; il est bien tard pour
retourner à Liège, allons plutôt loger à Huy. n
Chacun applaudit à ces paroles, et, se remettant
en marche, l'armée liégeoise atteignit en peu de
temps cette ville. On y trouva Hugues de Florin-
nes, qui venait avec son monde, et qui fut tout
triste de n'être pas arrivé à temps pour prendre
part à l'affaire 4 .
Le duc de Brabant apprit par les fuyards la
défaite de Guillaume son frère et il en fut extrême-
1 Jean d'Outbemeusb.
— 48 —
ment courroucé ; mais informé en même temps que
l'évêque, après sa victoire, au Jieu de défendre
les approches* de sa capitale, était allé se reposer
à Huy pendant la solennité du lendemain, il che-
vaucha aussitôt vers Liège, dont il savait que les
remparts étaient en ruines , et arriva le lende-
main matin, vers neuf heures, sur les hauteurs
de Sainte- Walburge.
A la nouvelle de rapproche des Brabançons, un
tumulte effroyable régna dans la cité ; partout on
entendait la hahay, dit le chroniqueur Jean d'Ou-
tremeuse; on appelait ainsi le cri d'alarme que
poussaient les bourgeois dans les moments de
danger; les uns se sauvent du côté de l'Ardenne,
emportant ce qu'ils ont de plus précieux; les autres
courent aux portes et aux murailles, pour s'y
défendre, mais il n'est déjà plus temps !... Les cris
de victoire et de détresse ne tardent pas à se con-
fondre ; quinze à vingt mille Brabançons se préci-
pitent comme un torrent dans la ville de saint Lam-
bert, et leurs clameurs forcenées viennent porter
l'épouvante jusque dans le cœur des bourgeois les
plus hardis ! La soldatesque se disperse dans les
rues, brisant les portes, pillant les maisons, déro-
bant jusqu'aux saintes reliques des temples. En
même temps, le duc de Brabant faisait crier, par
son héraut d'armes, dans les différents quartiers de
la cité : " Bonnes gens, ce qui a lieu ici, je le fais
par le commandement de l'Empereur, parce que
votre évêque le regarde comme un excommunié,
et aussi parce qu'il n'a pas voulu me payer la
— 44 —
somme d'argent qu'il me doit. » Et le duc Henri
ajoutait en s'adressant aux siens : « Prenez tout,
car qui rien laissera, sera pendu 4 . «'
Il n'était pas besoin de le leur recommander, car
jamais soldats ne se conduisirent avec tant de
cruauté ; ils enlevaient jusqu'aux vêtements des
femmes et des enfants ; les prêtres étaient tués au
pied des autels ; le sang ruisselait dans les rues et
sur les places publiques; partout on foulait aux
pieds les victimes * !
Mais laissons un instant ces scènes de désolation
et de carnage, et voyons ce qui se passait à l'armée
de Hugues de Pierrepont.
Eustache de Herstal et Hugues de Florinnes
avaient quitté Huy dès cinq heures du matin, pour
aller annoncer à Liège la victoire de la veille. Ils
étaient accompagnés de quelques chevaliers et de
six cents de leurs gens. Ils arrivèrent sur les hau-
teurs de Saint-Gilles, vers midi, sans avoir rien
appris des événements de la matinée. De temps à
autre, ils entendaient bien, il est vrai, d'affreuses
clameurs s'élever dans le lointain, et ne savaient
qu'en penser ; les fuyards avaient tous pris la route
des Ardennes. Arrivés en Publemont, nos cheva-
liers furent arrêtés par un chanoine de Sainte-Croix
qui leur cria dès qu'il les vit : « Fuyez, mes bons
1 Jean d'Outrembuse.
* Sur les atrocités commises à Liège par les Brabançons , on
peut consulter le Triumphus S. lamberti, Gilles d'Orval et Jean
n'OUTRENEUSB.
— 45 —
amis, le duc de Brabarit est entré dans Liège avec
plus de vingt mille hommes et y met tout au pil-
lage. — Par ma foi, répliqua Hugues de Florinnes,
je me recommande à Dieu, car plutôt que de fuir,
je courrai sus aux Brabançons. // Eustache de
Herstal et Hubin Puilhes, seigneur de Ferme,
jurent de suivre son exemple, mais ils en sont
empêchés par leurs compagnons et forcés de re-
brousser chemin. Ils n'étaient guère éloignés de
l'abbaye de Saint-Laurent, lorsqu'ils aperçoivent
une multitude de gens d'armes qui se disposaient
aussi à entrer dans la cité ; c'étaient les débris du
corps battu la veille. Longue Épée était parvenu à
arrêter les fuyards, et apprenant que son frère
s'était dirigé sur Liège, il venait l'y rejoindre.
a Vrai Dieu ! s'écrie Eustache de Herstal en aper-
cevant les Brabançons, il ne sera pas dit que
nous ayons passé près de ceux-ci sans les festoyer
dignement. « Et les Liégeois se précipitent aussi-
tôt au milieu de leurs ennemis. Alors on vit de
merveilleux faits d'armes ; il n'y avait ni heaume
ni haubert qui pût résister aux coups terribles
portés par le bailli de Franchimont, Hugues de
Florinnes, Hubin Puilhes et les autres chevaliers
liégeois. Longue Épée fut lui-même très-griève-
ment blessé \
Près de cinq cents Brabançons avaient déjà suc-
combé, lorsque le duc Henri arriva au secours de
son frère. A son approche, Eustache s'écria :
1 Jean d'Outremeuse
— 46 —
" Barons, voici le comte de Louvain> à grandes
gens, il nous le faut combattre ou passer outre
sur nos ennemis; que vous convient-il de faire? —
Par la bonne Vierge Marie, dit Hugues de Flo-
rinnes, il nous faut fuir et je voudrais bien être
ailleurs qu'ici * ! «
Aussitôt les Liégeois se ruent à travers les soldats
de Guillaume, renversent tout ce qui se trouve
devant eux et parviennent à se dégager; ils sont
bientôt sur les hauteurs de Saint-Gilles, gagnent
en toute hâte Tilleur et arrivent à Jemeppe. Alors
ils sont sauvés et ils se dirigent vers Huy en cô-
toyant la Meuse.
Ils ne tardèrent pas à rencontrer Hugues de
Pierrepont, qui, après la célébration des offices de
l'Ascension, avait quitté Huy et venait à Liège
prendre de nouvelles mesures contre son redou-
table adversaire. Ils lui racontèrent ce dont ils
avaient été les témoins. Au même moment arri-
vaient Henri de Jache, Thomas de Hemricourt et
quelques autres chanoines de Saint-Lambert qui
confirmèrent leur récit et donnèrent de nouveaux
détails plus affreux encore : " Sire, pour Dieu, lui
dirent-ils, n'allez pas à Liège, car vous y trouve-
riez la mort : vingt mille Brabançons y mettent
tout à feu et à sang. Retournez à Huy et attendez
qu'ils aient quitté le pays pour en tirer vengeance,
par la force ou par la loi !... « L'évêque ne voulait
rien entendre : « J'irai y mourir, s'éçriait-il, et m'y
1 Jean d'Outremeusk
— 47 —
venger de la trahison de ces gens du Brabant 4 ! «
Mais les barons, saisissant son cheval par les rênes,
le forcèrent à revenir à Huy.
Cependant le carnage n'avait pas cessé dans
Liège; le meurtre et la 'dévastation la plus inouïe
continuèrent d'y régner pendant la nuit entière ;
le lendemain matin, la ville fut livrée à de nou-
veaux ennemis : le comte Thierry de Gueldre, qui
venait avec ses hommes d'armes au secours du
duc de Brabant, entra dans la cité, et ceux-ci
firent pis encore que les Brabançons. Le trésor
de Saint -Lambert seul fut épargné : Longue
Épée, moins cruel que son frère, chassa du temple
les soldats qui s'étaient déjà emparés des vases
saints et des châsses précieuses que l'on y conser-
vait.
Quand tout fut pillé, le comte de Gueldre con-
seilla au duc de mettre le feu à la cité, et celui-ci
venait d'en donner l'ordre : mais le grand-bailli de
Brabant, châtelain de Bruxelles, Adrien Balhez,
l'entendant, s'avança vers le duc et s'écria :
«. Messire, que faites- vous ? Par Notre-Dame, vous
avez commencé la plus mauvaise œuvre qui soit
au monde, et celui qui vous a conseillé de brûler
Liège a tout perdu, bonté, honneur et franchise ;
en lui est noire trahison. Messire, si vous brûlez la
ville, méchef vous aviendra en vérité. Faites pro-
clamer dans les rues que chacun vienne devant
vous prêter foi et hommage à l'Empereur ; celui-ci
1 Jean d'Outrembuse.
— 48 —
en sera bien plus content que si vous lui livriez
une ville détruite et déserte 4 . «
Le duc se rendit aux remontrances du châtelain
de Bruxelles et agit selon son conseil. Le lende-
main matin donc, tous les* habitants qui n'avaient
pas eu le temps ou les moyens de s'enfuir, furent
convoqués au palais. Le pillage avait été tel que
la plupart d'entre eux étaient presque nus; les
chroniqueurs assurent que Henri de Brabant lui-
même fut touché de compassion à la vue de ces
visages consternés, de ces hommes si piteusement
vêtus et qui lui criaient merci. On leur fit à tous
prêter hommage à l'empereur Othon ; puis le duc
alla briser les halles, enleva le drap qui s'y trou-
vait encore, et voyant qu'il n'y avait plus rien à
prendre, il résolut d'abandonner Liège.
Le lendemain, dimanche, les trompes et les
tambours sonnèrent par toute la ville. Henri 1er
rassembla ses larrons, dit Jean d'Outremeuse, et
donna le signal du départ. D'immenses chariots,
chargés de butin, précédaient l'armée. Le duc
avait résolu de faire, en passant, une tentative sur
le château de Moha, mais réfléchissant qu'il lui
faudrait trop de temps pour s'en emparer, il prit
le chemin le plus court et regagna précipitamment
sa bonne ville de Louvain où ses soldats entrèrent
en chantant :
Les brabançons n'ont que des fleurs ;
Pour les Liégeois sont les douleurs '.
1 Jean d*0utremecse. — Triumphus 5. Lamberti.
* Triumphus» — Gilles d'Orval, — Jean d'Outremeuse.
i
II.
LA WAEDE DE STEPPES.
La nouvelle des excès commis à Liège par les
gens du Brabant et ceux du pays de Gueldre se
répandit bientôt au loin. Hugues de Pierrepont
impatient de se venger, s'empressa de convoquer
tous ses feuclataires et de réclamer leur assistance.
Usant en même temps des armes redoutables de
l'Église, il lança l'excommunication contre les
deux princes alliés et leurs adhérents ! . Dans
chaque temple, l'image du Christ fut détachée des
murs et couchée au milieu de la nef sur un lit
d'épines, avec les châsses des saints placées à côté;
1 TriumphU8 S. Lamberti, p. 614.
— 50 —
on défendit de célébrer l'office divin jusqu'à ce que
vengeance eût été tirée du comte de Louvain ;
chaque dimanche on prononçait l'anathème contre
les coupables : » Seigneur, disait le prêtre, regarde-
nous du trône où tu es assis et prête l'oreille à nos
prières. Vrai Dieu, ouvre les yeux et vois notre
détresse ! Que les noms de tous ceux qui ont pris
part au sac de Liège soient effacés du livre de vie
et ne soient pas confondus avec ceux des justes;
que la mort descende sur eux tous et les conduise
en enfer !... Ainsi soit-il ! Ainsi soit-il !... 4 . «
En même temps que l'évêque s'occupait d'assem-
bler ses vassaux, il faisait élever des murailles et
des tours pour défendre les approches de la cité
épiscopale, principalement du côté de Sainte-Wal-
burge ; il écrivit aussi au pape Innocent III et lui
manda ce qu'il avait souffert par ordre de l'empe-
reur Othon, l'excommunié. Le saint-père, touché
des malheurs de l'Église de Liège, invita le roi de
France à secourir l'évêque, et délia solennellement
les Liégeois du serment qu'ils avaient prêté au
faux empereur f .
La puissante intercession du souverain pontife
produisit son effet : trois mille hommes arrivèrent
de France ; d'autres princes promirent aussi leur
assistance, et, de la sorte, Hugues de Pierrepont
1 Jban d'Ootrbmeuse. — Gilles d'Orval, et le Triumphus,
p. 615.
* Jean d'Outremeusb. — Triumphus S. Lamberti. — Fisen. —
Foullon. — Bouille et nos autres historiens.
— 51 —
fut bientôt en mesure de tenir la campagne. L'ar-
mée liégeoise, qui comptait dans ses rangs les
comtes de Flandre, de Namur et de Looz et plu-
sieurs seigneurs français, amis ou parents de
Févêque, français lui-même, pénétra alors dans le
Brabant. C'était au commencement de l'été (1&13);
la chaleur était étouffante et laissait à peine aux
soldats la force de tenir leurs armes; une poussière
brûlante aveuglait cette multitude aussitôt qu'elle
se mettait en mouvement ; aussi le découragement
commençait à la gagner quand un envoyé du duc
Henri arriva dans le camp des Liégeois, arrêtés
sur les bords du Piéton.
Le duc de Brabant, informé des grands prépa-
ratifs de Tévêque, envoyait implorer la paix, s'en-
gageant à réparer les désastres soufferts par Liège,
à renoncer à ses droits sur le comté de Moha, et
promettant de venir à Saint-Lambert, avec ses
nobles seigneurs, demander pardon, pieds nus et à
genoux, des attentats qu'ils avaient commis l'année
précédente.
Dans les malheureuses circonstances où ils se
trouvaient depuis leur entrée en campagne, les
princes alliés jugèrent ces conditions très-favora-
bles à l'Église de Liège. Hugues de Pierrepont fut
lui même d'avis de les accepter, et les seigneijrs
qui étaient venus à son aide ne tardèrent pas à se
séparer : les uns regagnèrent les comtés de Flandre
et de Namur, les autres la France et le Hainaut.
Jamais Henri de Louvain n'avait eu l'intention
d'exécuter le traité de paix; aussi perfide qu'il
_ 52 —
s'était montré cruel, il n'avait cherché à divi-
ser ses ennemis que pour mieux les attaquer en-
suite.
Aussitôt qu'il vit l'évêque seul et abandonné à
ses propres forces, il rassembla ses troupes le plus
secrètement possible et fondit inopinément sur le
pays de Liège. Il y avait juste un an et demi qu'il
avait pris le même chemin, et il espérait bien y voir
se renouveler ses succès et ses pillages. Il com-
mence par incendier Tourrines et arrive ensuite à
Waleffe-Saint-Georges qui éprouve le même sort.
Le duc a juré de prendre encore une fois Liège :
« J'y tuerai hommes, femmes et enfants ! s'écrie-
t-il, et forcerai bien ces orgueilleux bourgeois à
demeurer désormais tranquilles. « Dans l'église de
Waleffe il voit le crucifix gisant à terre sur les
épines ; il saisit aussitôt sa hache, met le crucifix en
pièces et en jette les débris dans la boue : « L'évê-
que pense-t-il donc m'arrêter avec de semblables
momeries, dit ce furieux, je veux lui causer tel
dommage, que nul ne le croira par la suite '. «
Continuant sa marche à travers la Hesbaye
ravagée par ses soldats, le duc s'arrête enfin de-
vant Tongres. La terreur de son nom l'y avait
devancé; les plus timides s'étaient réfugiés la
veille dans Liège, emmenant les femmes et les
enfants, et emportant les reliquaires et les objets
les plus précieux*; le reste des habitants, com-
1 Jean d'Outremeuse. — Triumphus S. Lamberti, p. 620.
s Triumphus S. Lamberti, p. 620.
— 53 —
mandés par le vaillant Hubin Puilhes, sire de
Ferme, qui était venu se jeter dans la place, résista
courageusement; du haut de leurs murailles, les
Tongrois faisaient pleuvoir une grêle de traits sur
les assaillants et tuèrent beaucoup de monde aux
Brabançons, ce qui mit le duc en grande colère.
Un nouvel assaut est ordonné; les fossés sont
comblés avec des fascines ; le duc est déjà sur les
remparts, malgré les efforts inouïs du seigneur de
Ferme dont la hache fendait un homme à chaque
coup. Les Tongrois reculent ; les uns se dispersent
çà et là, d'autres, en assez grand nombre, se réfu-
gient dans Téglise de Notre-Dame dont Hubin
Puilhes, quoique blessé en plusieurs endroits, dé-
fend courageusement rentrée, pendant que les
bourgeois lancent des traits et des pierres du haut
de la tour f . La journée se passa delà sorte sans que
l'ennemi pût s'emparer de l'église, et bien des
Brabançons avaient déjà trouvé la mort autour du
temple : « Je ne sais, dit enfin le duc, qui est en
cette maison, de Dieu ou du diable, mais que ce soit
l'un ou l'autre il y sera brûlé * I « Et comme il
craignait de passer la nuit dans la ville, il la quitta
en y mettant le feu sur différents points. Bientôt
des cris de détresse partirent de toutes les bouches ;
des tourbillons de fumée s'élevèrent au ciel, de
longues gerbes de flammes éclairèrent les cam-
pagnes d'alentour, et des hauteurs qui cou-
1 Jean d'Outremsusb. — Triumphus S. Lamberti, p. 620.
* Id. — Ibid.
5.
— 54 —
ronnent Liège, on put apercevoir au loin la lueur
rougeâtre de l'incendie !...
Un tel spectacle n'était pas fait pour apaiser les
craintes des Liégeois ni calmer leur haine contre
le Brabançon : « Sire, criait-on de toutes parts à
Tévêque, embrassez votre étendard et allez en
avant ; nous vous suivrons ! « Mais le prélat ne
voulut point céder à cette généreuse impatience ;
il attendait les renforts que les gens de Huy et de
Dinant avaient promis de lui amener, et comme il
savait que les bourgeois de ces deux villes étaient
déjà en marche, il leur envoya pendant la nuit des
messagers pour leur dire de se hâter.
Tandis que Tévêque achevait ses préparatifs de
guerre, le duc de Brabant, accompagné de cinq
cents lances, avait devancé son armée et s'était
approché de Liège, afin déjuger par lui-même du
point le plus avantageux pour donner l'assaut à
cette place ; mais quand il aperçut les murailles et
les tours que Tévêque avait fait élever, les larges
fossés qui avaient été creusés et quidéfendaient de
toutes parts la cité de saint Lambert, Henri de
Louvain s'écria : « Hélas ! hélas ! regardez Liège,
mes barons, et voyez comme on Ta fortifiée depuis
que nous l'avons prise; il nous faudra, je pense,
renoncer à nous en emparer de nouveau, car je ne
crois pas qu'il y ait de ville plus puissante au
monde *. »
Ainsi parla le duc ; puis, retournant sur ses pas,
1 Jean d'Outremeuse.
— 55 —
il vint au village de Xhendremael où ses troupes
l'attendaient.
Or, il s'était passé cette nuit même, à Liège, une
chose extraordinaire dans la cellule d'un pauvre
prêtre, homme religieux et de sainte vie, et qui
s'appelait Guy de Torrent. Après avoir fait sa
prière près de la châsse de saint Lambert, il était
rentré dans sa chambre pour se livrer au sommeil;
mais, à peine endormi, il eut une vision. D'abord,
il aperçut sortant de la châsse du bienheureux
martyr de la cité deux anges couverts de tuniques
parfaitement blanches, tout resplendissants de
lumière et qui tenaient en mains des cierges allu-
més ; il les vit ensuite s'élever doucement au ciel.
Cette apparition fut aussitôt remplacée par une
autre : une procession de moines, chantant les
laudes, s'avança sur le marché et entra dans la
cathédrale; la cloche du ban retentit tout à coup
dans les airs; les Liégeois s'assemblent en tumulte;
ils s'arment à la hâte et se préparent à sortir de
leurs murailles : « Hélas ! hélas ! s'écrie le vision-
naire, où vont donc les pauvres bourgeois? " Pen-
dant qu'il prononce ces mots, apparaît à ses yeux
étonnés un jeune homme richement vêtu, qui lui
dit : h N'aie point peur, je suis Lambert, l'évêque
martyr, ton patron ; lève-toi et recommande à mes
nobles bourgeois de ne rien craindre; qu'ils sor-
tent de la cité et aillent combattre le faux duc
brabançon ; je les conduirai et ferai en sorte qu'ils
remportent la victoire '. «
1 Jean d'Oltremeuse.
— 56 —
Le prêtre, en s'éveillant, crut encore entendre les
sons de la cloche du ban; il se leva donc et parcou-
rut les rues, annonçant la vision dont il venait
d'être favorisé. D'autres personnes assurèrent avoir
eu la même apparition que Guy de Torrent. Quoi
qu'il en soit de ces bruits, la plus vive confiance
commença dès lors à se glisser dans le cœur des
Liégeois, et la nuit se passa au milieu des prépa-
ratifs de l'expédition.
Le lendemain, au lever de l'aurore, les Hutois,
les Dinantais, les gens de Fosse, de Thuin et de
Ciney entrèrent dans Liège. Au même instant arri-
vaient,' par la porte de Saint-Léonard, le comte de
Saive, et par celle du pont-des-Arches, Waleran,
duc de Limbourg. Par la porte d'Avroy, entraient
également Hugues de Florinnes et Kaes Des Prez,
avoué de Hesbaye, qui, en cette qualité, devait
porter l'étendard de Saint-Lambert; Thierry de
Walcour, avoué de Ciney, Arnould de Morialmé, le
sire d'Argenteau, le comte de Clermonl, son fils
Enguerrand et maints autres chevaliers ne tardè-
rent pas à paraître, chacun avec une suite nom-
breuse *.
L'évêque alors donna le signal du départ et l'on
sortit de la cité. On portait devant l'armée les
châsses des saints, comme le divin tabernacle en
allant vers Jéricho. Il y avait en ce moment sous
l'étendard de la noble Église de Liège, vingt-six
fils de comtes et vingt-huit fils de barons et gen-
1 Jean d'Outremeuse.
— 57 —
tilshommes, francs de tous cotés, tous chanoines de
Saint-Lambert, dit le chroniqueur Jean d'Outre-
meuse. La plus vive ardeur se manifestait dans les
rangs de l'armée- liégeoise où chacun désirait en
venir aux mains avec les Brabançons. Les Liégeois
n'avaient pas fait une lieue qu'ils rencontrèrent
messire Hubin Puilhes, venant de Tongres, le corps
ensanglanté et l'armure toute bossuée, pour pren-
dre part à la bataille.
Cependant, Févêque n'était pas sans concevoir
les plus vives inquiétudes; les Dammartin lui fai-
saient défaut; et des cinq cents nobles du Hes-
baing, quinze seulement étaient dans les rangs de
son armée *. Mais ces chevaliers couards et félons,
qui étaient restés sourds à la voix de la patrie, en
furent bien punis : leurs châteaux et leurs terres
furent complètement ravagés par les armées des
deux partis.
Les Liégeois continuèrent d'avancer et s'atten-
daient d'un moment à l'autre à voir l'ennemi,
lorsqu'ils furent rejoints par Eustache Des Prez
qui amenait soixante braves chevaliers de son
lignage. Les Brabançons, par ruse, faisaient sem-
blant de fuir devant leurs adversaires et brûlaient
tout sur leur passage... Les barons liégeois frémis-
1 C'étaient, dit Jean d'Outremeuse, Hubin Puilhes , sire de
Ferme, et ses deux frères, les sires de Lexhy, d'Awans, de
Waroux, de Villers, de Hozemont, de Berses, de War fusée,
de Kemexhe, de Boisée, de Hollogne, de Foux et de Hollen-
gnôulle.
— 58 —
saient de colère, et l'avoué de Ciney, Thierry de
Walcourt, s'écriait en voyant au loin les flammes
des villages incendiés : w Courons-leur sus et
faisons-leur bon visage; mieux vaut mourir en
honneur que vivre dans la honte \ « Un seul
homme ne partageait pas cette ardeur; c'était
Waleran, duc de Limbourg, oncle et parrain de
Henri de Louvain. Vassal de l'Église de Liège, il
s'était vu obligé de se rendre à l'appel de son sei-
gneur, mais il eût donné gros pour faire échouer
l'entreprise : « Les gens du Brabant sont nom-
breux et aguerris, disait-il, et nous n'avons pas
besoin de tant nous presser pour les combattre. «
Un émissaire du comte de Looz arriva quelque
temps après au camp des Liégeois, et leur annonça
que le comte Louis les attendait avec ses gens, à
Brusthem. L'évêque prend aussitôt toutes ses dis-
positions; il divise son armée en trois corps et
donne à Hugues de Plorinnes et à Arnould de
Morialmé le commandement du premier, où il a
placé tous les bourgeois de Huy. Les Dinantais,
les habitants de Fosses et de Thuin sont compris
dans le second corps, à la tête duquel se trouvent
Thierry de Walcour, Anseal de Soumagne et Guil-
laume d'Orchimont. Les Liégeois forment le centre
et sont commandés par l'évêque lui-même. Il avait
à ses côtés Albert, comte de Saive, Henri d'Argen-
teau, Arnould de Fauquemont, son frère Guy de
Rochefort et d'autres chevaliers. Hugues leur
1 Jean d'Outremeuse.
— 59 —
adressa la parole : » Nobles et preux vous êtes
tous! s'écria-t-il, et vous connaissez la guerre;
partant je vous prie de vous conduire vaillamment
demain à la bataille et de donner bravement
l'exemple à ceux que vous commandez. Raes Des
Prez gardera l'étendard avec les soixante chevaliers
de son lignage ; Thomas et Englebert de Jupille,
Baré de Héron, Oger de Mangnée les aideront au
besoin. Quant à Hubin Puilhes, je lui confie ma
bannière ; celle du prévôt de Saint-Lambert sera
remise entre les mains d'Arnould Maillard et de
ses sept frères 1 . «
L'armée de la commune campa cette nuit à Lens
sur le Geer. Le lendemain elle se mit en mouve-
ment de grand matin, et marchait depuis près de
deux heures quand un nouvel envoyé du comte
de Looz vint annoncer que les Brabançons les
attendaient dans une plaine entre Montenaeken et
Houtain, nommée la Warde de Steppes.
C'était la veille de Saint-Calixte, le 13 octobre
et un dimanche. Hugues de Pierrepont rangea
aussitôt son monde et dit à ses barons : » Or, mes-
sires, voici l'occasion arrivée de venger nos af-
fronts ; allons donc en avant, car Dieu nous aidera!»
Puis, il dépêcha son chapelain à Liège, mandant
aux clercs, aux femmes, aux enfants et aux vieil-
lards de se prosterner dans les temples et d'y prier
pour ceux qui allaient à l'ennemi... *.
1 Jean d'Ooîremxusb.
1 Id.
— 60 —
On ne tarda guère à rejoindre le comte de Looz,
et Liégeois et Brabançons furent bientôt en pré-
sence. Des cris de haine et de vengeance partirent
à la fois des rangs des deux armées, mais l'évêque,
s'adressant aux siens leur dit : " Cette clameur ne
vaut rien : songez plutôt à venger la honte qui
pèse sur vous... « Et tous répondirent : « Courons-
leur sus, nous en aurons bientôt fini!... » Cette
ardeur plut singulièrement à Hugues : " Mettez-
vous à genoux, mes bons amis, leur dit-il, joignez
les mains, et placez-vous en la garde de Dieu, de
la Vierge Marie et du bienheureux martyr de la
cité, saint Lambert ; priez-les de vous accorder la
victoire \ « Alors il parcourut les rangs, donnant
à ses soldats l'absolution de leurs péchés, et les
bénissant trois fois; puis il ajouta : « Bonnes gens,
je vous enjoins, comme pénitence, de vous mon-
trer ici preux, hardis et fiers; souvenez- vous de
votre honte et tâchez de la laver dans le sang bra-
bançon ; je promets, sur le péril de mon âme, que
celui qui mourra à cette bataille, autrement qu'en
fuyant, sera reçu auprès de Dieu, et que son
corps sera enterré avec toutes les cérémonies de
l'Église !...*. — Merci, merci ! s'écrièrent les bour-
geois, mais courons sus à ces traîtres, c'est trop .
attendre !... « Pendant qu'ils poussent ces cris, ils
aperçoivent une blanche colombe planant au-
dessus de l'armée, et chacun de puiser de nou-
1 Jean d'Outremeuse.
2 Id.
— 61 —
velles forces dans ce favorable augure et de dire :
» C'est le Saint-Esprit qui vient combattre avec
nous... // Saint Lambert, revêtu d'une brillante
armure, apparut dans le ciel, à Liège, disent les
chroniqueurs, se dirigeant vers la Warde de
Steppes pour y secourir les Liégeois. Dans le
camp, plusieurs chevaliers prétendirent aussi
l'avoir vu 4 .
Pendant que les Liégeois sentaient à chaque
instant grandir leur confiance, disons ce qui se
passait dans le camp du duc Henri. Voyant d'abord
leurs ennemis se prosterner, les Brabançons com-
mencèrent à en deviser tout haut entre eux et à en
faire des railleries : — » Voyez, voyez, s'écriaient-
ils, ces chétifs Liégeois ont tant de peur, qu'ils se
mettent à genoux pour implorer merci *. « Mais
Guillaume Longue Êpée qui observait attentive-
ment la contenance assurée des Liégeois, quoique
ceux-ci fussent moins nombreux que l'armée du
comte de Louvain, dit à quelques chevaliers qui
l'entouraient : « Par ma foi, la journée est à eux,
et je crains fort leur vengeance. «
Henri de Brabant avait rangé son monde sur
une petite éminence et de manière à placer l'en-
nemi en face du soleil, mais, par un hasard que les
Liégeois ne manquèrent pas de considérer comme
un miracle, un épais nuage vint en intercepter la
1 Jean d'Octremeuse. — Triutnphus S. Lamberti.
» Id.
— 62 —
vue dès le commencement de la bataille, et le soleil
ne reparut plus de toute la journée *.
L'armée brabançonne était divisée en quatre
corps, le premier commandé par le comte Thibaut
de Bar; le deuxième par le comte de Clèves; le troi-
sième par Guillaume de Perweis; le duc s'était
réservé le commandement du dernier. Quand il
vit ses gens prêts à fondre sur l'ennemi : « Dirigez
tous vos efforts sur le vaillant comte de Looz, leur
dit-il, lui mort, le reste ne tardera pas à s'en-
fuir. Ne faites quartier à personne, et si l'évêque
lui-même toiûbe entre vos mains, tranchez-lui la
tête. // En achevant ces mots, il donna le signal
de la bataille, et les ménestrels cornèrent, dit Jean
d'Outremeuse.
Bientôt la mêlée commença, et le comte de Looz,
s'élançant le premier en avant, fendit jusqu'à la
selle un chevalier brabançon ; tous suivent l'exem-
ple du valeureux comte Louis. Devant étaient Jes
gens d'armes, le menu de l'armée venait derrière,
rangé autour de l'étendard des échevins, car,
alors, les métiers n'avaient pas encore de ban-
nières. On se pressait si fort les uns contre les
autres qu'il n'y avait pas moyen de reculer ; aus-
sitôt qu'un homme d'armes tombait, il était relevé
par les bourgeois qui suivaient, mais si, au con-
traire, un Brabançon roulait à terre, ils se ruaient
sur lui et l'achevaient avec leurs maillets. Les
bouchers, armés d'espafuts, de couperets bien affi-
1 Jean d'Ouïrembusë. — Triwnphue S. Lamberti, p. 626.
— 63 —
lés, se glissaient au milieu des chevaux, démon-
taient les cavaliers ennemis et les assommaient
ensuite à grands coups de hache et de maillet, sans
daigner les recevoir à rançon *.
La terreur et le carnage régnaient dans les rangs
attaqués par le comte de Looz. Les Brabançons
reculent épouvantés devant cet homme à qui rien
ne résiste. Quelques chevaliers du duc raniment le
courage des soldats ; ils attaquent tous à la fois le
comte Louis et parviennent à le renverser. Mais en
tombant, il s'est heureusement débarrassé de sa
monture et lutte vaillamment contre les Braban-
çons qui le pressent de toutes parts. A chaque
homme qu'il abat, il pousse son redoutable cri :
Saint Lambert! Saint Lambert /. . . Eustache de Herstal
et Henri de Duras l'entendent et parviennent à le
dégager. Louis de Looz prend aussitôt un autre
cheval et se jette de nouveau dans les rangs de
Tannée brabançonne.
Les Hutois, les Dinantais et ceux de Fosses
étaient aux prises avec les gens du comte de Clèves,
et là aussi, messire Hugues de Florinnes faisait
des prodiges de valeur. Les Liégeois et les Hesbi-
gnons avaient devant eux les hommes du Brabant
et du pays de Gueldre ; les gens de pied couraient
parmi la plaine, achevant ceux qui n'étaient que
blessés. Les houilleurs, les tanneurs et les bou-
chers s'étaient précipités à la suite du comte
de Looz et se distinguaient par leur ardeur ; l'his-
1 Jean d'Outremeuse.
— 64 —
toire nous a même conservé le nom de l'un de ces
terribles bouchers, Bastin Alard, qui, ayant ren-
versé le fils du sire Dante, et celui-ci lui disant :
n Je me rends, je suis plus noble et plus riche que
le comte de Bar et vous aurez de moi quatre cents
livres de gros de rançon, » répliqua : « Par ma
foi, c'est moi qui vas te donner une fameuse
rançon! » Et il l'assomma!...
Les chevaliers du noble lignage Des Prez entou-
raient le vieil étendard de Saint-Lambert, près
duquel se trouvait l'évêque, et n'avaient encore
pris aucune part à l'action; Eustache de Herstal
arrive en ce moment, et s'adressant à Hugues
de Pierrepont : » Messire, lui dit-il, allons planter
la bannière au milieu des Brabançons, cela don-
nera grand cœur à nos gens. — Volontiers, répond
l'évêque, et que Dieu et saint Lambert nous gar-
dent de tous périls ' !... «
Alors ce fut un beau spectacle à voir que tous
ces chevaliers à la riche armure, maniant leurs
coursiers avec adresse, poussant leur cri de guerre,
et suivis d'écuyers agitant les pennons et les ban-
nières de leurs maîtres. Ils se précipitent au milieu
des Brabançons et la mêlée devient plus terrible
encore. Le duc Henri s'est élancé du côté de l'éten-
dard de Saint-Lambert, suivi de ses plus vaillants
hommes d'armes; il s'est ouvertun passage jusque
près de l'évêque autour duquel se pressaient les
Des Prez, lorsque l'intrépide Hubin Puilhes le
1 Jean d'Outremeuse.
— 65 —
frappe du fer de sa bannière et le renverse. Thierry
de Walcour l'attaque à son tour et lui fait une
large blessure à la tête, le duc est près de succom-
ber, mais Longue Épée, qui veille avec soin sur son
frère, parvient à l'arracher au danger qui le menace
et le fait rentrer dans les rangs brabançons.
Cependant la bataille continuait sur tous les
points, et l'ardeur ne s'était ralentie d'aucun côté.
Le comte de Looz était toujours à la tête des siens,
entouré de morts et de mourants, à tel point que
son armure et son blason étaient couverts de sang
et tout à fait méconnaissables. Renversé de cheval
à deux reprises différentes, il s'était, chaque fois,
relevé plus terrible et plus altéré de carnage.
Attaqué en même temps par Thibaut de Bar et le
comte de Clèves, Henri de Looz est de nouveau
abattu et foulé aux pieds. Les bouchers qui ne le
reconnaissent point, se précipitent sur lui, et,
croyant voir un chevalier brabançon, ils vont
l'achever sans doute, quand il s'écrie : « Bonnes
gens des communes, je suis le sire de Looz, ne me
tuez pas et tâchez de m'avoir un autre cheval 4 !«
Pendant que le comte, entouré des gens des mé-
tiers, attend sa monture, le duc de Limbourg, qui
l'a vu tomber, et qui, depuis le commencement de
la mêlée, méditait contre les Liégeois quelque
noire trahison, crie à ceux de Looz : « Mes amis,
que faites-vous et pourquoi demeurer ici? L'évêque
est prisonnier et voilà votre seigneur mort; sau-
1 JSÀN D'OfJTREMEUSE.
— 66 —
vons-nous, par Dieu, où nous serons tous occis ! ... «
Mais le comte qui venait de retrouver un cheval,
entendant ces paroles, se dresse sur ses étriers et
s'écrie d'une voix tonnante : " Tu mens, faux
traître et parjure, je suis ici vivant sur mon des-
trier, et monseigneur est au fort de la bataille où
il combat vaillamment f ! "
Lorsque le duc de Limbourg entendit le sire de
Looz, il pâlit et se mit à fuir à travers champs,
suivi de ses gens et de ceux du comte qui ne
reconnaissaient pas leur maître et le croyaient tué.
Après avoir fait d'inutiles efforts pour les rallier,
Louis rejoignit l'évêque qui dit en le voyant :
u Vous avez été l'honneur de la bataille, cher
comte bien-aimé, mais vos hommes d'armes se
sont bien mal conduits * ! «
Cependant, sur d'autres points, la lutte conti-
nuait; messires de Beaufort, de Morialmé, Guy
d'Awans, le comte de Clermont, Bertrand de
Hamal, Anseal de Soumagne, le comte de Saive,
les Des Prez et Eustache de Herstal faisaient des
prodiges de valeur ; deux fois déjà le duc Henri
avait été renversé de son destrier et n'avait été
sauvé que par le dévouement de ses gens. Tout à
coup les Liégeois croient apercevoir dans les airs
la Vierge Marie et saint Lambert, vêtus de blanc
1 Jean d'Outremeuse. — Trinmphus, p. 623. — Renier, moine
de Saint-Jacques, écrivain contemporain, apud Chapeauville, II,
p. 227.
* Jean d'Outremeuse.
— 67 —
tous deux, et ce dernier brandissant une épée
flamboyante. A la vue de ce miracle, l'évêque
s'écrie : " Frappez, frappez, barons, la victoire est
à nous ! « Ces paroles ajoutent encore à l'ardeur
générale; tous se précipitent vers la bannière de
Brabant dont un Dinantais, nommé Jean Lossen-
gnour, parvient à s'emparer... Alors la confu-
sion fut générale, et le duc, au désespoir, se vit
obligé de fuir; il n'échappa à une mort certaine,
qu'en changeant d'armure avec l'un des siens, le
sire Henri de Holdeberg, sur qui tous les efforts se
dirigèrent, et qui paya de sa vie le salut de son
maître 4 .
Vers six heures, la victoire était décidée. Après
avoir poursuivi l'ennemi pendant environ une
lieue, les Liégeois revinrent sur le champ de ba-
taille; un affreux spectacle les y attendait. Les
gens du comte de Looz, fatigués de courir, avaient
fini par tourneçla tête, et ne voyant personne der-
rière eux, mais apercevant au contraire, dans le
lointain, les Brabançons en pleine déroute, ils se
hasardèrent de nouveau sur le lieu du combat, et
se mirent en devoir de dépouiller les morts et de
piller tout ce qu'il y avait de précieux. Près de
quatre mille hommes presque nus, la plupart hor-
riblement mutilés et tout dégouttants de sang,
montraient combien la mêlée avait été affreuse; on
avait fait un pareil nombre de prisonniers. Les Lié-
geois, au contraire, ne perdirent que peu de monde;
' Jean d'Outremeuse.
— 68 —
s'il faut en croire quelques-uns de nos chroni-
queurs, cette perte ne s'élevait guère au delà de
trois cents hommes; mais, il y a tout lieu de
penser que le nombre des morts a été considéra-
blement diminué, afin de prouver d'autant mieux
le miracle opéré par le patron de la cité.
Le duc de Brabant, fuyant toujours; ne s'arrêta
qu'àTirlemont, puis il se dirigea vers Louvain avec
les débris de son armée. A quelque distance de
cette ville, il rencontra des femmes et des enfants
qui venaient, en pleurs, au-devant de lui et s'écriè-
rent en le voyant : « Au nom de Dieu, messire,
d'où venez-vous ainsi, presque seul? Où sont nos
pères, nos frères, nos maris et nos enfants qui
sont partis avec vous? Hélas, hélas, quel déplaisir
nous avons de ne pas les voir ici! — Taisez-
vous, méchantes gens, leur répliqua le duc cour-
roucé ! Quand Liège fut pillée naguère, vous en
avez eu tout l'or et toutes les richesses : alors
j'étais, à votre avis, meilleur que le roi de France.
Il en est autrement aujourd'hui que j'ai perdu
avoir et honneur ! Eh bien, regardez, voilà tout
ce qui reste de mes gens *!...«
Quant à Hugues de Pierrepont, après avoir
rendu sur le champ de bataille des actions de
grâces au Seigneur, il envoya des messagers à
Liège, annoncer la grande victoire qu'il venait de
remporter. On dormit sur le lieu même du combat,
et le lendemain, les Liégeois pénétrèrent dans le
1 Jean d'Ootrembuse. — Triumphus, S. fAUriberti, p. 626.
— 69 —
Brabant et brûlèrent Hannut; Jodoigne, prise par
le comte de Clermont, fut livrée en pillage aux
Hutois et aux Dinantais; Gembloux, Nivelles,
Leuwes, Landen et Tirlemont devinrent successi-
vement la proie des vainqueurs 4 .
Le duc de Brabant, voyant ainsf brûler ses villes
et ses domaines, les uns après les autres, implora
la médiation du comte de Flandre, et, d'après
quelques historiens, il paraîtrait que celui-ci se la
fit bien payer. La paix fut enfin conclue le 2 fé-
vrier de Tannée suivante, mais elle ne plut guère
aux Liégeois, qui soupçonnèrent Hugues de Pier-
repont de s'être aussi laissé corrompre, et partout,
dans la cité, on s'en allait disant de l'évêque, griil
avait pris de V argent pour la mélancolie qu'il avait
contre U duc *.
Quoi qu'il en soit, le dimanche qui suivit la con-
clusion de la paix, le peuple de Liège se pressait
en foule à l'entrée de l'église cathédrale. Dans le
chœur on apercevait assis Tévêque et tout son
chapitre, avec les comtes de Looz, Hugues de Flo-
rinnes, Arnould de Morialmé, Hubin Puilhes, le
sire d'Argenteau, Eaes Des Prez, Thierry de Wal-
cour, Eustache de Herstal, et tous les comtes, les
barons, et les nobles seigneurs du pays. On y vit
bientôt arriver le duc de Brabant, accompagné
seulement du comte de Flandre et du duc de Lim-
1 Jean d'Outremeuse. — Renier, moine de Saint- Jacques.
Gilles d'Oryal et le Triumphut.
* Jean d'Outremeuse.
— 70 —
bourg; sa suite avait dû rester en dehors des mu-
railles. Quand il fut au milieu du temple, le duc
s'agenouilla, ôta son chaperon devant le crucifix
qui gisait toujours à terre sur un tas d'épines, et
s'écria d'une voix forte et retentissante : « Oyez,
oyez, je suis ce Henri, duc de Brabant, qui pris
Liège, la pillai et y commis tant de méchancetés,
ce dont j'ai été par la suite bien puni à la Warde
de Steppes. Me repentant de ces iniquités, je prie
Dieu, et le bienheureux saint Lambert de m'ac-
corder merci, et j'implore la même grâce de mon-
seigneur l'évêque, de son chapitre, et de tous ceux
qui sont dans cette église, grands ou petits!... »
Aussitôt l'évêque, se levant, donna la bénédiction
au duc, et tous deux s'embrassèrent... Henri, pre-
nant alors le crucifix et le portant lui-même, le
remit de ses propres mains à la place qu'il occu-
pait auparavant 4 .
1 Jean d'Outremeuse. — Nous aurions pu, dans ce travail, multi-
plier les citations, mais nous n'avons voulu puiser qu'aux sources
originales, aux historiens contemporains. Jean d'Outremeuse
appartient, il est vrai, au quatorzième siècle, mais la partie de
son livre où il est parlé de la Warde de Steppes, a été emprun-
tée, en entier, à un ouvrage malheureusement perdu pour nous,
aux Chroniques de Hugues de Pierrepont, lui-même. C'est ce qui
résulte du passage suivant, que j'ai déjà signalé dans mes Re-
cherches sur la vie et les ouvrages de Jean d'Outremeuse, et que
j'ai pris pour épigraphe de ce récit : « Or commenche l'histoire
cy endroict del saincte victoire triumphale que Diex et sainct
Lambert prist des Brabançons en la Warde de Steppes, por la
vengeance des Liégeois, tout ainsy qu'il advient sanz prendre ny
— 71 —
C'est ainsi, disent les chroniqueurs, que Henri 1er,
comte de Louvain et duc de Brabant, expia le sac
de Liège, à la Warde de Steppes, par l'intercession
du bienheureux saint Lambert.
mettre, en tele manière que l'éveske Hue de Pierpont le jetât en
escript en ses cronicques, ainsi que vous orez.
(
>>
HENRI DE DINANT
OU LA
RÉVOLUTION COMMUNALE A LIÈGE.
— 135S-IS57
A cciy temps estoit li go u ver n anche del
citcitde Liège fait par les grans et nobles...
Car iih n'avoit homme è Liège de la com-
mone, jà tant fort riche d'avoir ne pois-
sant d'amis, qny osast là parleir de eh ou se
quy appàrtenoit al gouyernanche del citeit
ne soy entremelleir. Et estoient tenus
desous pies en servage des esquevins, et
des nobles et des clercs.
Jean D'OuTasatoss, Chronique en prort
HENRI DE DINANT
RÉVOLUTION COMMUNALE A LIÈGE.
I
Robert de Langres, évêque de Liège, était mort
le 16 octobre de Tan 1246, et, depuis près d'une
année, le siège demeurait vacant. Un grand
désaccord régnait parmi les chanoines du chapitre
de Saint-Lambert touchant l'élection du nouvel
évêque. Dans la première assemblée tenue à cet
effet, les voix ne se portèrent pas sur moins de douze
candidats ; enfin, les suffrages se réunirent sur les
deux principaux d'entre eux : Henri de Gueldre et
Eustache de Rethel.
Le peuple de Liège eût préféré ce dernier que
recommandaient son affabilité et sa douceur ; de
1
— 76 —
plus, il appartenait au lignage de l'évêque Hugues
de Pierrepont qui avait vaincu les Brabançons à la
Warde de Steppes, cette grande victoire populaire
dont les bourgeois gardaient avec orgueil le glo-
rieux souvenir. Henri de Gueldre, au contraire,
était détesté de tous, grands et petits; on ne rap-
pelait dans la cité que Henri de Montfort ou Henri
l'Allemand. C'était, disait-on, un homme qui tenait
en grand mépris les pauvres gens des communes.
Ses ancêtres avaient trahi les Liégeois à la Warde
de Steppes, après en avoir été aidés plus d'une fois
contre les ducs de Brabant. On ne manquait pas
d'ajouter, que les gens du duché de Gueldre étaient
presque toujours en guerre avec ceux de Liège 4 .
Ces propos et beaucoup d'autres encore, étaient
répétés publiquement dans les rues ; mais Henri
avait de puissants amis à Rome et à la cour des
Othon; peu de temps après, malgré la vive oppo-
sition qui se manifestait contre lui, il reçut du
pape sa confirmation à l'évêché, et l'empereur lui
accorda ses lettres d'investiture.
Henri était fils de Gérard III, comte de Gueldre,
et de Marguerite de Brabant. Trop jeune pour
recevoir l'ordre de prêtrise, il obtint une dispense
du souverain pontife, afin de pouvoir gouverner
ses États ; aussi, ne l'appela-t-on d'abord que Velu
de Liège *. C'était un seigneur peu propre aux
1 Jean d'Outrbmeusb.
2 Hocsem , apud Chapeau ville , II , p. 276. — Zantfliet , apud
Mabtkne, Âmplûsima collectif V, p. 103.
— 77 —
fonctions spirituelles qu'on venait de lui conférer.
Incapable de modérer ses passions, il se prostitua
dans les débauches les plus honteuses, se livra à
d'odieuses représailles contre son peuple, dilapida
les biens de l'Église, et fit trafic des bénéfices, les
donnant au plus offrant ou comme prix de quelque
infamie. Chevalier plutôt que prêtre, il fut conti-
nuellement en guerre avec ses voisins et ses sujets.
Il aimait le luxe et la parure, et ne se montrait en
public que vêtu de riches fourrures et couvert de
bijoux précieux. Enfin il était peu instruit et savait
à peine lire * .
Le règne de ce prince devait être l'un des plus
orageux de notre histoire. C'est alors que commen-
cèrent les révolutions dont la ville de Liège fut le
sanglant théâtre pendant près de cinq cents an-
nées. Mais, afin de mieux comprendre les événe-
ments qui vont suivre, il est nécessaire de jeter un
coup d'œil en arrière et de bien déterminer l'état
de la cité à cette époque et la condition sociale de
ses habitants.
Les premières chartes stipulant des privilèges
en faveur de la bourgeoisie liégeoise, datent de la
fin du douzième siècle. En 1198, l'évêque Albert
de Cuyck, qui s'était endetté envers le comte de
Hainaut dans les démarches qu'il dut faire pour
assurer son élection, trouva moyen de prélever
une assez forte somme en accordant à ses sujets
1 Epiêtola Gregorii papœ Henrico episc. leodiensi, apud Hocsem,
p. 302.
7.
— 78 —
une charte, où il ne fit, il est vrai, que consacrer
des coutumes et des franchises dont jouissaient
déjà les bourgeois, mais que ceux-ci ne furent pas
fâchés de voir sanctionner par le prince d'une ma-
nière authentique et solennelle. Ces libertés, pres-
que aussi anciennes que la cité elle-même, se
composaient de traditions plus ou moins effacées
du régime municipal romain, fondues avec la loi
salique et les capitulaires des rois carlovingiens;
aussi, la réunion des différentes dispositions du
droit coutumier de Liège était connue autrefois
chez nous sous le nom de Loi Charlemagne*
La grande charte d'Albert de Cuyck, confirmée,
Tan 1208, par l'empereur Philippe II, et renou-
velée trente ans plus tard par Henri VII, renfer-
mait les points suivants qui devinrent comme le
fondement du droit public liégeois '.
Les cilains ou bourgeois ne doivent ni tailles, ni
écots, ni services militaires, ni aucune chevauchée,
même pour les biens qu'ils possèdent à la campa-
gne. Si quelque château de l'Église ou quelque
maison fortifiée est assiégé ou envahi, l'évêque
doit rassembler ses gens d'armes, ses chevaliers,
ses hommes de fief et les surséants du plat pays
pour faire réparer le dommage.
Quand l'évêque prévoit que la guerre se prolon-
gera au delà de quinze jours, espace de temps pen-
dant lequel il est obligé de la faire seul $vec ses
1 On trouve cette charte dans le Recueil, des èdits de Lo pyrex,
et dans la plupart des historiens liégeois.
— 79 —
gens, il doit en informer les bourgeois de Liège
et les engager à se tenir prêts, afin de lui porter
secours après l'expiration de la quinzaine.
Alors, il envoie dans la cité l'avoué de Hes-
baye, accompagné de quarante chevaliers, pour
y recevoir l'étendard de Saint -Lambert et prê-
ter serment de bien le garder ou de mourir en
le défendant. Les bourgeois tiennent ensuite la
campagne avec l'évêque, jusqu'à ce que justice
soit obtenue et le forfait amendé à l'honneur de
l'Église.
Aucun voué ne peut exiger de taille ou de ser-
vice des bourgeois sous quelque prétexte que ce
soit. Us ne sont justiciables que des échevins,
leurs juges naturels, et ne peuvent être soumis au
tribunal de la Paix ou à tout autre justice excep-
tionnelle. Pour les arrêter, il faut un jugement
préalable des échevins.
On ne peut confisquer les biens d'un criminel;
ils appartiennent de droit à sa femme et à ses en-
fants. Quand un serf meurt à Liège, sa femme et
ses enfauts sont également ses héritiers.
Il n'est point permis au maïeur ni aux échevins
d'entrer dans une maison de la cité ou de la ban-
lieue, quelque chétive qu'elle soit, si ce n'est du
consentement de celui qui l'habite. Ce droit d'asile
s'applique également aux églises, aux tavernes et
aux maisons claustrales.
Les bourgeois de Liège sont gens libres et
servent de témoins en cette qualité ; on ne peut les
attraire en justice dans les huit jours qui pré-
— 80 —
cèdent ou qui suivent la Noël, les Cendres et les
Pâques.
Aucun afforain (étranger), aucun champion n'a
le droit d'appeler un bourgeois en champ-clos
pour venger son injure ; s'il a quelques prétentions
à faire valoir, il doit les exposer devant l'éche-
vinage.
Enfin cette charte précieuse détermine le prix
des objets les plus nécessaires à la subsistance du
peuple.
Liège offrait alors l'aspect général des villes de
la Belgique au moyen âge; elle était entourée de
remparts et de bastions et renfermait dans son
enceinte quelques grands édifices, tels que des
églises, des monastères, un hôtel de ville, le pa-
lais de l'évêque et la maison des échevins ou le
Destroit. Elle était, en majeure partie, peuplée de
marchands et d'artisans, venus là pour s'abriter,
derrière ses fortes murailles, contre les vexations
et la rapacité des seigneurs féodaux vivant dans
les campagnes. Les rues, non pavées, étroites,
tortueuses, inégales, se composaient d'habitations
peu élégantes et presque entièrement bâties de
bois. Chaque profession, placée sous le patronage
de quelque saint, occupait une rue ou un quartier
séparé; ici étaient les rues des foulons, des febves,
des boulangers, des bouchers ; là celles des clou-
tiers, des tanneurs, des pêcheurs, des drapiers et
des tisserands. Les ouvriers des mêmes métiers
formaient des confréries, des corporations orga-
nisées séparément, ayant à leur tête des gouverneurs
' — 81 —
ou doyens ; mais elles ne possédaient pas encore
de bannières particulières, elles n'obtinrent ce pri-
vilège qu'en 1297 *.
Au commencement du treizième siècle, la cité
était divisée en six gTands vinâves ou quartiers,
distingués les uns des autres par leurs blasons et
leurs cris d'armes. C'étaient le quartier de l'Ile,
ceux du Marché, de Souverain- Pont, appelé autre-
fois Neuvice, de Saint-Johanstrée, de Saint-Servais
et des Des Prez. Les habitants de ces vinâves, à
l'exception du dernier, se divisaient en grands et
en petits f .
Les grands étaient les riches bourgeois qui sui-
vaient les chevaliers à la guerre et les aidaient
même, au besoin, dans leurs entreprises contre le
bas peuple. La plupart d'entre eux, gros mar-
chands trafiquant dans les Aalles, oubliant peu à
peu leur modeste origine, se faisaient vaniteuse-
ment appeler seigneurs. Ils portaient des vêtements
de couleurs verte et grise, relevés sur les épaules
d'une étoffe bigarrée, à la manière des bannerets.
Ceux qu'on appelait les petits étaient les artisans
des communs métiers, vaste assemblage de dou-
leurs et de misères, gens opprimés de tout temps
par les nobles, ayant sans cesse à redouter de nou-
velles taxes ou des amendes qui les ruinaient, en
1 Fisen, HUtoria leodiensis, pars II a , p. 35.
3 Jacques de Hemricourt, Miroir des nobles de Hesbaye. Brux.,
1673, in-fol , p. 209. — Fisen, pars II a , p. 1.
_ 82 —
proie à tout ce que l'arbitraire et le despotisme
offrent de plus odieux 4 .
Mais que pouvaient ces malheureux, sans chefs,
sans argent, contre la puissante noblesse qui vivait
à cette époque au pays de Liège? Un chroniqueur,
presque contemporain, assure qu'il s'y trouvait
alors cinq à six cents chevaliers dont la guerre
était l'unique occupation, et qui poursuivaient par-
tout joutes et tournois afin d'y recueillir honneur
et profit*. Ces chevaliers avaient un nombreux
train d'écuyers et d'hommes d'armes, et pouvaient,
au besoin, former une armée toute bardée de fer,
qui eût facilement écrasé la faible piétaille des
communes.
La plupart de ces nobles habitaient le vinâve des
ï>es Prez, séparé de la cité par la Meuse, et solide-
ment fortifié contré les attaques imprévues de la
bourgeoisie. Ils avaient fait construire, le long de
la rivière, une haute muraille, dans laquelle il y
avait deux portes massives avec des ponts-levis,
l'une devant la rue des tanneurs, l'autre devant
celle des pêcheurs. De la sorte, ils pouvaient, à
volonté, empêcher les communications entre les
deux rives du fleuve et se retrancher dans leur
vinâve 3 .
Ces précautions étaient nécessaires : les nobles,
occupant seuls toutes les dignités du pays, avaient
»
1 Jacques de Hemricourt. — Fisen.
2 lD.,p. 2.
5 Id., p. 209.
— 83 —
plus d'une fois abusé de leur pouvoir. C'était
parmi eux que l'on élisait les échevins, magis-
trats qui n'étaient pas seulement des juges, mais
qui gouvernaient aussi la cité. Chaque année,
ceux-ci choisissaient dans leur corps les deux chefs
de la commune, alors appelés matlres-à-temps et
connus plus tard sous le nom de bourgmestres.
Ces hommes, presque toujours imbus des préjugés
de leur caste» avaient en profond mépris les pauvre3
artisans et autres gens des métiers. Tenant la
bourgeoisie dans un état de vasselage fort dur, ils
y fomentèrent, peu à peu, ces ressentiments pro-
fonds, ces haines concentrées, dont il furent plus
tard les victimes au milieu des émeutes et des
insurrections de la populace *.
L'Église avait bien tenté parfois de mettre un
terme à cet immense désordre social, mais elle
ne l'avait essayé que faiblement et s'était même
souvent alliée avec la noblesse contre la bour-
geoisie. Dès l'avènement de Henri de Gueldre, les
choses changent complètement de face : à côté de
ces deux grands pouvoirs qui s'étaient jusqu'alors
partagé la richesse et les honneurs, il en naît un
troisième plus fort, plus énergique, qui finit par
les dompter et reste seul maître à son tour.
1 Jean d'Outremeusb.
II.
A cette époque (1252), vivait à Liège un homme
qui joue un grand rôle dans les événements que
nous allons raconter. On le nommait Henri de
Dinant ; les bourgeois le disaient né dans cette
ville de parents nobles qui vinrent par la suite
s'établir dans la cité épiscopale, on ne sait pour quel
motif; C'était un jeune seigneur de bonne mine,
parlant volontiers aux gens des petits métiers et
s'en faisant toujours écouter avçc plaisir, car il les
entretenait de leurs privilèges qu'on n'observait
point, des statuts de la cité qu'on paraissait mettre
en oubli, et leur expliquait souvent en langage
vulgaire la belle charte que leurs pères avaient
— 85 —
achetée de l'évêque Albert de Cuyck, et que les
échevins se gardaient bien de leur faire connaître,
de peur qu'elle n'éveillât, dans l'esprit des petits,
des idées de liberté que ces magistrats avaient si
grand intérêt à étouffer *.
Henri de Dinant échauffait ainsi l'imagination
des bourgeois, et les préparait insensiblement à
secouer la tyrannie des nobles et des clercs, sous
laquelle ils gémissaient depuis tant d'années. Une
figure expressive, un caractère noble et élevé, un
courage à toute épreuve, une éloquence entraî-
nante le rendirent bientôt l'idole du peuple. Il ne
fallait plus au futur tribun qu'une occasion favo-
rable pour exécuter ses vastes desseins; des circon-
stances fortuites, et qu'il sut habilement exploiter,
le rendirent enfin maître des destinées de son
pays.
Gérard de Vinalmont, varlet d'un chanoine de
Saint-Lambert, ayant eu querelle sur la place du
Marché avec un certain Renier de Féronstrée, ra-
massa la première pierre qu'il trouva sous la main
et en asséna un coup violent sur la tête du bour-
geois, qui tomba sans connaissance à ses pieds *.
A l'aspect de cet homme renversé, le visage cou-
vert de sang, la populace pousse un cri de ven-
1 Chroniques manuscrites. — Jean d'Outremeuse. — Fisen. —
Hocsem, passim. — Corn. Zantfliet, apud Màrtene, Amplissima
coUectio, V, p. 99.
* Jean d'Outremeusb. — Hocsem. — Joan. Presbyter, apud
Ghapeauville.
8
— 86 —
geance et se met à la poursuite de l'assassin. Mais
Gérard, se précipitant aussitôt vers l'église des
frères mineurs, y arrive heureusement avant qu'on
ait pu l'atteindre, et nul n'osa le suivre dans le
moustier.
Sur le marché, les clameurs continuaient; un
rassemblement nombreux entourait le corps de la
victime et lui prodiguait des secours, tout en jurant
contre le meurtrier qui, grâce au droit d'asile,
allait échapper à la justice civile des échevins. Du
Destroit où ils siégeaient, ceux-ci avaient été té-
moins de l'affaire et venaient d'arriver sur le lieu
du crime. Fiers de leur autorité, excités d'ailleurs
par les imprécations de la foule, ils oublièrent
les immunités ecclésiastiques, consacrées par les
anciennes chartes du pays, et, ordonnant à ceux
qui les accompagnaient de briser les portes du
temple, ils s'avancèrent vers le maître-autel où
Gérard se tenait cramponné. Ce fut à grand'peine
que les frères mineurs, furieux de cette violation
de leurs privilèges, parvinrent à refouler la mul-
titude au dehors et à retirer le coupable de ses
mains *.
La coutume de Liège portait que les chanoines
avaient seuls la juridiction sur leurs serviteurs;
mais les échevins, voyant l'effervescence popu-
laire, et contents de pouvoir porter ce premier
coup* à l'autorité de l'Église, revinrent au Destroit
où ils condamnèrent Gérard de Vinalmont au ban-
1 Jban d'Outremeuse.
— 87 —
nissement. La sentence fut immédiatement criée
au perron 1 .
Cependant Renier de Féronstrée n'était point
mort, et, d'après les statuts, celui qui blessait
un bourgeois avec un couteau ou tout autre arme,
devait seulement payer un voyage de Vendôme et
vingt-cinq sols d'amende ; le wehrgeld ou la com-
pensation pécuniaire était même encore admise
pour le meurtre, lorsque les parents de la victime
y consentaient *. D'ailleurs, le jugement violait
les privilèges des chanoines, et ceux-ci adressèrent
aussitôt leurs plaintes à Henri de Gueldre, qui
excommunia les échevins, et jeta l'interdit sur la
ville jusqu'à ce qu'on eût amendé suffisamment le
dommage.
Dan3 l'entretemps, l'empereur Guillaume, étant
à Maestricht, y rendit, à la prière de l'élu, un
décret qui annulait la sentence des juges et leur
ordonnait de se désister de toute poursuite contre
Gérard de Vinalmont 3 ; mais, ces magistrats refu-
1 Jean d'Outrkmeose. — Hocsem, p. 280.
* Anciens statuts de la cité, dans les archives du grand greffe
des échevins, au dépôt de Liège. On lit aussi dans Hemricourt,
plusieurs passages qui montrent que le wehrgeld existait encore
d^son temps chez nous. D'après les records des échevins, con-
servés aux archives de la province , la compensation pécuniaire
pour le meurtre aurait subsisté bien plus tard encore , et même
jusqu'au seizième siècle.
3 Charte de Guillaume, conservée aux archives de la province.
Cette charte ne porte point de date, mais elle est de l'indic-
tion XI, qui, d'après les bénédictins, correspond à Pan 1253. Les
archives de l'ancien chapitre de Saint-Lambert renferment plu-
— 88 —
sèrent d'obéir, et l'interdit continua de subsï&ter
pendant plusieurs mois encore.
Au milieu de ces troubles et de ces désordres de
toute espèce, Henri de Dinant n'avait pas un
instant perdu de vue ses projets d'affranchisse-
ment ; il tenait, avec ses amis et ses affidés, des
conciliabules secrets où l'on parlait journellement
des libertés populaires et des meilleurs moyens à
employer pour établir une bonne commune où
les petits ne seraient plus à la merci des grands;
il irritait ou calmait à son gré les passions de la
multitude et savait lui imprimer la marche la
plus favorable au succès de ses desseins. Grâce
à ses conseils, tantôt les bourgeois aidaient la
noblesse, tantôt ils se jetaient dans le parti du
clergé, et, de la sorte, ils affaiblissaient peu à peu,
l'une par l'autre, ces deux puissances rivales *.
Un second événement, à peu près semblable au
premier, eut lieu le 25 octobre de l'an 1253.
Ernekin de Vilhanche, maire d'Awans en Hesbaye,
tua d'un coup de couteau, sur le marché, Anseaux
de Warnant, bourgeois de Liège, et le coupable
sortit de la ville, sans que personne fît mine de
s'opposer à son évasion.
Un tumulte effroyable suivit le départ d'Erne-
kin; des groupes menaçants se formèrent tout à
coup dans les environs du Destroit et de la cathé-
sieurs chartes de Robert de Langres et de l'empereur Guillaume
relatives aux immunités ecclésiastiques.
1 Jean d'Outremeuse.
— 89 —
drale, et l'on eût dit qu'il se préparait une violente
émeute *. Henri de Dînant était arrivé, l'un des
premiers, sur le lieu de la scène; il écoutait atten-
tivement tout ce qui se disait, puis, quand il vit
les esprits bien montés, il fit signe qu'il voulait
prononcer quelques mots : » Par saint Lambert,
notre patron, s'écria- t-il , ne voilà-t-il pas, mes
maîtres, une belle cité que celle où l'on peut com-
mettre impunément de tels crimes ? Notre élu ne
vaut pas un denier, puisqu'il laisse ainsi violer nos
franchises et ne tire aucune vengeance des aô^^ts
que nous recevons chaque jour. Mais, qu'attendre
de lui qui ne pense qu'à ses plaisirs? AHonslui
remontrer ceci pourtant, et voyons ce qu'il déci-
dera.... * «
La multitude applaudit et se dirigea tumultueu-
sement vers le Pré Vèvèque; on appelait ainsi la
place qui se trouvait entre l'église de Saint-Lam-
bert et le palais du prince. Henri de Gueldre,
informé des causes du désordre, pensa que le mo-
ment était venu d'attaquer à son tour l'influence
de la noblesse ; il parut donc aux fenêtres de son
palais, et s'adressant au peuple : « Mes amis, leur
dit-il, sachez que j'ai grand désir de vous faire
justice et de vous soutenir, même contre les riches
et les puissants : mais ils vous ameutent secrète-
ment contre moi. Quand je suis en ma demeure,
puis-je savoir ce qui se passe dans la cité ? Ceux
1 Hocsem, p. 281.
* Chronique manuscrite. — Jean d'Ogtremeuse.
— 90 —
qui ne devraient jamais l'ignorer, ce sont les éche-
vins et le maïeur que je vous ai donnés pour vous
sauvegarder ; eux seuls sont les coupables ; mais,
je ferai mon possible pour y mettre bon ordre '. «
Quand le peuple entendit ces paroles débon-
naires, il en fut fort aise : « Monseigneur de Liège,
s'écria l'un des assistants, dont la voix puissante
et sonore était bien connue de la bourgeoisie,
prenez vengeance ^es échevins, nous vous y aide-
rons de toutes nos forces '. « Ensuite chacun se
retira et tout rentra peu à peu dans le silence.
Huit jours après, Henri de Gueldre, voulant
lenir la promesse qu'il avait faite aux bourgeois,
ou plutôt poursuivant ses desseins contre les no-
bles, convoqua les échevins à une assemblée solen-
nelle du chapitre. Là, il leur parla longuement
des affaires de la cité, des meurtres qui s'y com-
mettaient en plein jour et du peu de soin qu'ils
prenaient de sa bonne ville ; puis, il ajouta en finis-
sant : // Ce sera moi seul> messires, qui rendrai
dorénavant la justice ; le peuple désire qu'il en soit
ainsi, et je le ferai comme il m'en a prié. De la
sorte, grands et petits seront également protégés,
et de pareils troubles n'auront plus lieu 5 ... //
Les échevins jetèrent les hauts cris à une propo-
sition qui ruinait leur autorité; ils apostrophèrent
vivement l'élu, disant que c'était là une grande
1 Jean d'Outremeuse.
* Id.
8 Id. — Hocsbm, p. 281.
— 91 —
félonie de sa part, et jurant qu'ils le forceraient
bien d'agir autrement : « Oui, s'écria l'un d'eux,
nommé Franck de Visé, avant que le peuple,
aujourd'hui notre vassal, devienne notre égal en
puissance ou notre maître, nous serons tous morts
ou chassés de Liège jusqu'au dernier f ... « Et il
frappait violemment du pied, gesticulait avec
force et ajoutait d'autres propos que le tumulte
empêchait d'entendre. Radus, l'archidiacre de
Saint-Lambert, voulant calmer ce furieux, lui
donna sur l'épaule un léger coup de la baguette
qu'il tenait en main. Alors la colère de l'échevin
ne connaît plus de bornes ; il quitte précipitam-
ment le chapitre et accourt au Destroit : « Or tôt,
aux armes, messieurs les grands et les chevaliers,
dit-il, voici la cité en douloureuse détresse ; le cha-
pitre veut passer au fil de l'épée tous les riches
bourgeois et mettre le commun peuple au-dessus
de nous; aux armes, vous dis-je, et courez vite
assembler vos parents et vos amis *... « Lui-même
il se dirige vers le quartier d'Outremeuse, habité
par les Des Prez, et y a bientôt réuni un nombre
considérable d'hommes déterminés.
Cependant, les sons lugubres de la cloche du ban
retentissaient dans les airs; les boutiques se .fer-
maient avec fracas; les artisans quittaient leurs
ateliers, et les gens des petits métiers, ignorant la
cause de ce tumulte, s'attroupaient à la hâte sur
1 Jean d'Outremeuse.
* Id. — Hocskm, ibid.
— 92 —
différents points de la cité. D'un autre côté, les
nobles, se dirigeant vers le lieu des séances du
chapitre, allèrent en briser les portes et cherchè-
rent à s'emparer des chanoines; mais ceux-ci
s'étaient enfuis au premier son de la cloche, et le
prince, voyant que la populace, loin de l'aider
contre ses ennemis, se tenait dans une formidable
inaction, s'empressa aussi de quitter Liège. La
journée finit par le pillage de la maison du prévôt f .
Pendant l'émeute, Henri de Dinant avait fait
dire à ses amis de ne point bouger pour aider les
échevins ou les chanoines, et de les laisser vider
leur différend entre eux.
1 Jean d'Outremeusb. — Hocsem.
m.
La paix fut conclue peu de temps après, mais
les nobles, soupçonnant les projets de l'élu, cher-
chèrent à les déjouer. A cet effet, ils résolurent de
se liguer avec le peuple contre le prince, persua-
dés que, Tinfluence de l'Église abaissée, ils se
débarrasseraient facilement de leurs nouveaux
alliés. Ils allèrent donc trouver Henri de Dinant,
dont ils connaissaient l'influence sur la bour-
geoisie, et lui communiquèrent leurs desseins *.
Henri, feignit de partager les ressentiments
des nobles, et promit de les aider de son mieux,
1 Jean d'Outremeuse. — Joan. Presbytbr, apud Chàpeàuville,
p. 282.
— 94 —
mais il ajouta qu'il avait peu d'espoir de réussir :
// Les artisans et les gens des petits métiers, dit-il,
ont également à se plaindre des échevins et de
l'élu; ils ne voudront point se mêler de vos que-
relles, à moins que d'y trouver quelque avantage.
.Vous créez chaque année deux maîtres-à-temps
qui administrent les affaires de la cité; laissez-les
dorénavant choisir par le peuple en dehors du
corps des échevins, cela satisfera la bourgeoisie.
Je lui ferai accroire que cette nouveauté est diri-
gée contre vous ; mais, au fond, les maîtres ainsi
nommés vous seront secrètement dévoués ; et quant
à l'élu et au chapitre, nous obtiendrons, sans aucun
doute, leur assentiment, car ils croiront que tout
ceci est tramé pour vous nuire '. «
Les nobles approuvèrent ce plan et pressèrent
Henri d'en hâter l'exécution. Celui-ci les avait à
peine quittés qu'il se rendit auprès de ses affldés :
n Le jeu est enfin bon pour nous, leur dit-il, et
à notre tour nous serons les maîtres a . « Puis il
raconte ce qui vient de se passer et les presse
d'aller échauffer l'esprit des bourgeois et de les
préparer à l'accomplissement de ses desseins; lui-
même parcourt les rues, entre dans les tavernes,
et s'écrie partout que le moment est venu de
briser le joug sous lequel le peuple gémit depuis
si longtemps.
Le trouble et l'agitation régnèrent bientôt dans
1 Jean d'Outhembuss.
» Id.
— 95 —
la cité ; une foule innombrable d'artisans et d'hom-
mes des métiers se portèrent sur la place du
marché; pas un noble ne paraissait au milieu
d'eux; ils croyaient, avec les échevins, que Henri
agissait d'après leurs conventions; d'un autre
côté, l'élu et le chapitre se réjouissaient de voir,
les passions de la multitude de nouveau dé-
chaînées contre leurs puissants adversaires. Le
tribun parcourait les rangs épais de la populace,
pressait les mains calleuses qui s'avançaient pour
saisir la sienne, contemplait avec bonheur ces
figures où se peignaient une sombre énergie et
l'espérance d'un avenir meilleur; puis, montant
sur les degrés de Saint-Lambert, d'où il pouvait
être aperçu de tous, il harangua pendant quelques
instants les bourgeois et leur exposa le tableau
des misères qui pesaient sur la bonne ville : « Il
m'est avis que nous remédierions à ces maux,
dit-il, en nommant nous-mêmes nos maitres-à-
temps, et en.leur faisant jurer de bien nous gou-
verner et de mieux observer nos privilèges ; ainsi
nous serions une franche et libre commune et
nous n'aurions plus rien à craindre des échevins
ni de l'élu *. «
Une approbation unanime accueillit les paroles
de Henri de Dinant : « Il dit vrai et nous conseille
bien, faisaient les uns, les bourgeois doivent nom-
mer les maîtres de la cité. — Henri , Henri, ajou-
taient les autres, soyez notre maître-à-temps et
4 Jean d'Outremeuse.
veillez à nos libertés, nous avons pleine confiance
en vous... » et une immense clameur sortit tout
à coup des rangs de la multitude, répétant :
// Henri, Henri, soyez notre maître-à-temps... «
— Que cela soit fait ainsi que vous le désirez,
mes amis, répliqua le tribun; je vous garderai
bien, je vous le jure ; je promets de défendre vos
privilèges et vos franchises et de vous rendre bon
compte des deniers de la commune. «
Le peuple battit des mains à ce langage simple
et énergique; les bourgeois se félicitaient entre
eux d'avoir enfin secoué le joug des nobles et des
clercs, et saluaient avec enthousiasme l'aurore de
leur liberté 4 .
Jean le Germeau, personnage entièrement dé-
voué aux vues de Henri de Dinant, lui fut donné
pour collègue, et les deux nouveaux magistrats
populaires se dirigèrent aussitôt après vers le
Destroit où se trouvaient rassemblés les échevins,
fort joyeux du succès apparent de leurs intrigues.
Lorsque Henri de Dinant et Jean le Germeau
entrèrent dans la grande chambre scabinale, ils
aperçurent, au fond, le maïeur Adam de Neuvice,
couvert de sa robe rouge et tenant en main la
verge, emblème de sa haute dignité. Il avait à ses
côtés Arnould Des Prez, Eustache de Fleron, Ogier
du Lardier, Pierre de Hozemont, Jean d'Isle,
Radus, sire de Chaynée, Gérard Mailhart de la
Sauvenière, Thibault Clarembault, Enguerrand
1 Fisen, pars II a , p. 5.
— 97 —
Mailhart, Gilles de Rocourt, Collart de Haccourt,
Lambert de Saint-Servais et Guy de Féronstrée.
C'étaient tous nobles, tous chevaliers riches et
puissants, et dont la plupart, dit Jean d'Outre-
meuse, estoientfort mélancolieux, et haïoient les com-
munes fortement.
Le maïeur s'étant levé dans le dessein d'adresser
ses félicitations à celui qu'il considérait toujours
comme le complice des échevins, Henri ne lui
laissa pas le temps de parler, et s'adressant à tous
ceux qui étaient là présents : // Messires, leur dit-il,
les bourgeois de cette cité m'ont nommé leur
maître-à-temps, et je viens, en cette qualité, requé-
rir de vous tous le serment d'observer les fran-
chises qui nous ont été octroyées par les empereurs
et par Monseigneur de Liège, Albert de Cuyck,
de bonne mémoire, vous enjoignant de bien les
garder, et de ne prononcer jugements que d'après
nos vieilles coutumes et nos anciens statuts f . «
Les échevins ne firent d'abord que rire de ce
qu'ils croyaient être une comédie; mais ils furent
bientôt détrompés par l'air ferme et décidé du
tribun. Un affreux soupçon pénètre tout à coup
dans leur âme, et quelques mots outrageants de
Henri achèvent de leur dessiller les yeux. Alors,
ce fut à qui lancerait la plus grossière injure à
celui qui les avait ainsi joués : » Parjure, faux
traître, s'écrient-ils, tu as contre nous entrepris
grande folie, car nous saurons abattre avant peu
1 Jean d'Outrëmeusë.
- 98 -
ton outrecuidance, et tirer de toi une vengeance
éclatante. Quant au serment que tu oses venir
exiger de nous, va dire aux bourgeois, tes pareils,
que nous mourrons tous avant de nous abaisser à le
prêter. — Eh ! eh ! mes maîtres, reprit Henri, en
ricanant, un vieux rat, quand il est tombé dans
les rets, est aussi aisément tenu qu'un jeune.
Maintenant que vous voilà pris au piège, vous vous
en tirerez comme vous pourrez ; mais soyez sûrs
que, jamais plus, vous ne redeviendrez aussi puis-
sants que vous l'avez été jusqu'à ce jour \ u
En achevant ces mots, Henri quitta le Destroit,
suivi de son collègue, et vint de nouveau haranguer
les bourgeois qui attendaient impatiemment son
retour. — « Vous savez, leur dit-il, quelle était
votre misère, et voilà que, à présent, grâces à
mes efforts, notre cité va devenir une bonne et
franche commune. Mais ne croyez pas que tous
verront avec plaisir ce grand changement. Des
adversaires puissants et nombreux se lèveront
contre nous. Consultez-vous donc et voyez si vous
préférez vivre en liberté ou rentrer dans votre
ancienne servitude. — Nous voulons être libres,
s'écria-t-on de toutes parts; montrez-nous ce qu'il
faut faire... — Vous seriez invincibles, répliqua
le tribun, si vous aviez à combattre un ennemi
déclaré et du dehors; mais vos adversaires sont
dans nos murs, et ils saisiront la première occa-
sion favorable pour vous écraser à l'improviste.
1 JSAN D'OUTREMEUSË.
— 99 —
Déjouez leurs projets par une union forte et
durable; formez-vous en "bandes de deux cents
hommes, commandés par un brave capitaine;
convenez, à l'avance, de certains points de rassem-
blement, et courez-y tous si quelque danger vient
à menacer la commune. Qu'au premier son de la
cloche du ban, personne ne reste en son logis ; que
chacun prenne ses armes et vienne sur la place
publique recevoir les ordres de ses chefs. De la
sorte vous serez plus forte que les nobles ne l'ont
jamais été *. «
De bruyantes acclamations accueillirent ce dis-
cours, et, à l'instant même, les milices bour-
geoises furent organisées d'après les conseils de
Henri de Dinant.
Les échevins apprirent avec stupéfaction ce qui
venait de se passer, et, en quittant le Destroit, le
maïeur Adam de Neuvice ne put s'empêcher de
dire à ses collègues : « Messires, nous avons brassé
là une bien mauvaise affaire; Dieu veuille que grand
mal n'en advienne à nous et à nos enfants * ! "
1 Jean d'Ootremeuse. — Hocsem. — Joan. Presbyter.
»Io.
IV,
Un nouveau pouvoir existait enfin dans l'État,
celui de la commune, et l'évêque ne tarda pas lui-
même à ressentir les effets de ce grand acte popu-
laire auquel il avait d'abord applaudi.
Quelques jours après les événements que nous
venons de raconter, des messagers de Jean
d'Avesnes, comte de Hainaut, arrivèrent à Liège,
implorant l'assistance de l'élu, et l'engageant, au
nom de leur maître, à venir guerroyer avec lui
contre Marguerite de Flandre, sa mère. Henri de
Gueldre pensa qu'il ne pouvait refuser des secours
à Jean d'Avesnes, qui relevait son comté de l'Église
de Liège, et, comme c'était l'usage en pareille
occurrence, il manda sur-le-champ tous ses cheva-
— 101 —
liers, et requit les échevins de rassembler les gens
de pied et de faire tous les préparatifs nécessaires
pour son expédition 4 .
Ceux-ci, contents de pouvoir humilier les nou-
veaux maîtres de la cité, s'empressèrent d'exécuter
les ordres du prince, et firent crier au perron que
les bourgeois, grands ou petits, riches traficants
ou simples artisans des métiers, eussent à se tenir
prêts et appareillés au premier son de la cloche du
ban pour suivre Monseigneur de Liège à la guerre.
A la nouvelle de ce qui se passait, Henri de Dî-
nant vint sur-le-champ au Destroit, et, s'adressant
aux échevins, il leur demanda de quel côté l'élu se
proposait de conduire les gens de la commune : —
// Que t'importe, faux traître, lui répliqua violem-
ment Arnould, sire de Chaynée, tu le sauras assez
à temps quand tu seras de retour. — Eh bien,
puisqu'il en est ainsi, messires, s'écria le tribun,
dites à notre élu que les Liégeois ne verseront pas
leur sang pour une cause étrangère : d'après nos
anciens statuts et les privilèges d'Albert de Cuyck,
nous ne sommes tenus qu'à défendre le territoire .
de la principauté et les possessions de l'Église de
Liège... « Puis, sortant du Destroit, Henri fit à son
tour proclamer au perron que les bourgeois pou-
vaient demeurer tranquilles en leur logis et
n'avaient point à se mêler des querelles particu-
lières de leur évêque *.
1 Jean d'Outremeusb.
a Id. — • Hocsem, p. 286.
— îoa —
L'élu avait les passions très-vives et souffrait dif-
ficilement qu'on lui résistât; il devint furieux en
apprenant l'opposition du tribun à ses projets
de campagne, et, le lendemain, il abandonna la
cité, jurant de venger l'affront qui lui était fait
par la bourgeoisie. Quant à Henri de Dinant, il
poursuivait tranquillement son œuvre, l'émanci-
pation du peuple, et ne négligeait aucune occa-
sion de ravaler l'influence des échevins dans les
affaires de la commune. Ceux-ci, de leur côté, lui
avaient voué une haine mortelle; ils épiaient avec
soin l'occasion de se débarrasser d'un ennemi aussi
redoutable, et l'un d'eux, Lambert de Saint-Ser-
vais, faillit même l'assassiner un jour en plein
chapitre 4 . La populace exaspérée à cette nouvelle,
se précipita tumultueusement vers la cathédrale
et se mit à la recherche du coupable ; mais il par-
vint à s'échapper, et, la nuit suivante, les échevins
et les membres du chapitre, ne se croyant plus en
sûreté à Liège, allèrent rejoindre l'élu.
Dès ce moment la guerre civile commença.
Henri de Gueldre lança de nouveau l'interdit sur
la cité, et ravagea le plat pays. Ses troupes,
commandées par Gérard de Herans, maréchal de
Tévêché, étaient en grande partie composées de
chevaliers et de barons, ennemis déclarés des
communes. Dans l' entretemps, les milices bour-
geoises, conduites par Henri de Dinant, ne res-
taient point inactives; elles couraient les cam-
1 Jean d'Outremeuse.
— 103 —
pagnes pour brûler et démolir les châteaux des
gentilshommes, et elles firent, de la sorte, un
"butin considérable. Mais, des deux côtés, on se
borna à de légères escarmouches, et il n'y eut
aucun engagement sérieux avant le mois de mars
de l'an 1255*.
A cette époque, Henri de Dînant se mit à visiter
les villes de la principauté, disant partout com-
ment le peuple de Liège avait secoué sa pauvreté
et sa misère et voulait vivre indépendant de la
noblesse. Il racontait à la multitude, qui écoutait
avidement ses paroles, ce que les gens de Liège
avaient déjà accompli, et l'exhortait à se créer des
maîtres-à-temps comme eux et à s'organiser en
compagnies toujours prêtes au combat : « Lorsque
les villes seront bien unies, ajoutait-il, qui pourra
les soumettre? » Son éloquence entraînait les po-
pulations ; à Huy, à Dinant, à Saint-Trond, par-
tout les habitants suivirent l'exemple des Liégeois
et jurèrent de tenir. la campagne avec eux contre
les troupes de l'élu *.
Henri venait de quitter Saint-Trond et chevau-
chait avec son escorte vers Liège, quand il fut sur-
pris, près d'Oreye, par cinq cents lances du parti
de l'évêque. Le sire de Berlo, qui les commandait,
1 Nous suivons la chronologie de Jean d'Outremeuse , qui
parait avoir écrit cette période de son livre sur de bonnes tradi-
tions conservées dans la famille des Des Prez, à laquelle il appar-
tenait. Il existe , pour toute cette époque, une différence d'une
année entre Jean d'Outremeuse et la plupart de nos historiens.
9 Jean d'Outremeuse. — Hocsem, p. 287.
— 104 —
était un rude adversaire pour les pauvres gens des
métiers, encore peu habiles à la guerre; on le
voyait, dit la chronique, couvert de sa brillante
armure, se précipiter au milieu des compagnons
du tribun, frappant d'estoc et de taille, et pour-
fendant ceux qui osaient se mesurer avec lui. De
son côté, Henri de Dinant faisait merveille et était
puissamment secondé par les hommes de son
escorte. L'un d'eux, hardi boucher de Liège, armé
seulement d'une hache, avait pénétré presque seul
au milieu des chevaliers; là, saisissant le sire de
Berlo par la jambe, il le renversa de cheval et il se
disposait à l'achever, lorsque le seigneur d'Àwans
vint, fort à propos, au secours de son capitaine.
D'un coup de sa bonne épée, il tua le boucher, et,
relevant le sire de Berlo, il l'aida à se remettre en
selle. Enfin, accablés par le nombre, les Liégeois
s'enfuirent en désordre vers la cité 4 .
Ce léger échec ne compromit point la popularité
du tribun. L'élection annuelle des maîtres-à-temps
eut lieu quelques jours après, et deux de ses par-
tisans les plus dévoués, Mathieu d'Abée et Gérard
Baisier, l'un boucher et l'autre sellier, furent
choisis à son instigation ; on le nomma lui même
chef des milices de toutes les communes confé-
dérées *.
Henri fit aussitôt crier au perron que les bour-
geois se tinssent prêts à entrer en campagne, et
1 Jean d'Outrbmbuse.
* Id. — Fisen.
— 105 —
envoya des messagers à ses alliés des autres villes,
les priant de se rendre immédiatement à Liège.
Ceux de Huy arrivèrent les premiers et se logèrent
dans les maisons des chanoines et des échevins
fugitifs; ils s'occupèrent d'abord à vider les celliers
de ces riches demeures, puis ils allèrent aider les
gens de Liège à moissonner, les blés de la Hesbaye,
dont on fit de vastes approvisionnements. Ensuite,
P armée des communes, laissant la cité à la garde
des habitants de la banlieue, se dirigea vers Neuf-
château sur l'Amblève, où le maréchal de l'évêché
avait établi ses magasins et renfermé tout le butin
fait dans la dernière campagne 4 .
Neufchâteau était une place fortifiée par la
nature et par l'art, et qui avait déjà soutenu plus
d'un siège meurtrier *. De hautes et massives mu-
railles, des bastions escarpés, des parapets mena-
çants, hérissés de palissades, des créneaux dentelés,
des mâchicoulis, des barbacanes, voilà ce qui
s'offrit aux regards étonnés des assiégeants. Dé-
pourvues de machines de guerre, les milices bour-
geoises ne pouvaient songer à s'en emparer autre-
ment que par ruse; Henri de Dinant essaya donc
de faire sortir les assiégés, les traitant de couards
et leur criant de ne point se tenir enfermés comme
larrons et gens de mauvaise vie. Tantôt il rava-
geait les alentours et tentait les ennemis par
l'appât d'un butin facile; tantôt aussi, il rangeait
1 Jean d'Outremeuse. — Fisew.
8 Fisen, p. 6:
— 106 —
ses troupes comme pour livrer un assaut général;
mais la garnison restait indifférente à ces démon-
strations; seulement quelques archers s'exerçaient
à lancer des flèches contre ceux qui s'approchaient
imprudemment de la place, et, rarement, ils man-
quaient leur but f .
Enfin Henri leva le siège et ramena ses troupes
vers la cité. Mais le maréchal sire de Herans, qui,
depuis le commencement de la campagne, épiait
une occasion favorable pour attaquer les gens des
communes, les surprit tout à coup au moment où ils
s'y attendaient le moins. Les Liégeois soutinrent,
avec courage, le choc de leurs ennemis, et fondi-
rent à leur tour sur eux avec une ardeur indicible.
La troupe du maréchal se composait, en grande
partie, de nobles et de chevaliers, qui avaient
chacun à leur suite un certain nombre d'écuyers et
d'hommes d'armes. Les chevaliers montaient d'ex-
cellents coursiers de bataille, dont les selles étaient
fort hautes et sans étriers ; sur les caparaçons de
leurs montures, on voyait leurs blasons richement
travaillés, et, sous le caparaçon, un tissu de mailles
qui défendait le cheval. Tous ces seigneurs étaient
couverts de cottes démailles artistement jointes;
plusieurs avaient, en outre, autour d'eux, des
plaques de fer qui leur servaient de garde-corps.
Ils brandissaient une lourde épée à deux mains et
la redoutable hache d'armes pendait à leurs côtés.
Les écuyers étaient moins bien vêtus et n'avaient
1 Jean d'Outremeuse. — Fisbn, p. 6.
— 107 —
que de simples cottes nommées panchières, avec un
jupon de futaine par dessus. Ils suivaient leurs
maîtres, agitant les bannières et faisant entendre
le cri d'armes particulier à chacun d'eux 4 .
Tous ces hommes étaient habitués au métier de
la guerre et pouvaient exécuter d'habiles manœu-
vres, tandis que la milice des communes n'offrait
guère d'autre aspect que celui d'une population
armée au hasard, combattant en désordre et sans
autre guide que son patriotisme et son courage.
Un très petit nombre de ces soldats improvisés
avaient des casques, des targes et des hoquetons.
Le glaive, la pique, le coutelas, l'arc, l'arbalète,
le maillet et le bâton ferré étaient leurs seuls
moyens de défense. Les bouchers n'oubliaient
point, il est vrai, leurs haches ni leurs espafuts ;
les houilleurs emportaient leurs pics, leurs havres-
ses, leurs rivelaines; enfin, chaque ouvrier ajou-
tait à ses armes offensives quelques-uns des outils
de sa profession. Mais, ce qui faisait la princi-
pale force de ces milices indisciplinées et devait
les rendre, un jour, si redoutables à la noblesse
féodale, c'était le sentiment énergique qui les ani-
mait, leur ardent amour de la liberté, mot magique,
qui venait, pour la première fois, de retentir à
leurs oreilles.
Malgré l'immense avantage qu'offraient aux
chevaliers leur forte armure et leur grande habi-
tude des combats, la lutte, longtemps indécise,
1 J. de Hemricourt, pp. 354 et 355.
— 108 —
finit par leur être fatale. Le maréchal et les siens,
pressés de tous les côtés à la fois, se virent con-
traints de prendre la fuite et abandonnèrent hon-
teusement le champ de bataille. Ils avaient perdu,
dans cette affaire, une cinquantaine de chevaliers,
et un nombre beaucoup plus considérable d'hom-
mes d'armes f .
Le même jour où les bourgeois remportaient
cette victoire, les troupes de l'élu essuyaient un
autre échec devant la ville de Saint-Trond qu'elles
avaient tenté de surprendre. La nouvelle de ce
double succès arriva en même temps à Liège et y
répandit la plus vive allégresse. Vieillards, fem-
mes, enfants coururent au-devant des milices com-
munales et le retour de Henri de Dinant dans la
cité, fut un vrai triomphe f .
1 Jean d'Ogtremeuse.
2 Id. — Fisen, p. 6.
La paix fut enfin conclue par l'entremise d'Othon,
comte de Gueldre, et de Pierre Capuce, légat du
pape; mais il y avait tant d'éléments de troubles
dans Liège qu'un accommodement ne pouvait être
durable. Les dissensions intestines recommencè-
rent, avec plus de violence que jamais, au mois
d'avril de l'année suivante. Afin de subvenir aux
frais de la dernière guerre, Henri de Dinant avait
fait adopter une taxe nouvelle, et il en exigeait le
payement des nobles aussi bien que des bourgeois.
Les échevins invoquèrent vainement leurs exemp-
tions, Henri allait de porte en porte, percevant la
taxe, et il osa même se présenter à cet effet au
Destroit.
10
— 110 —
Les échevins y étaient assemblés, et parmi eux
se trouvait Eadus Des Prez, l'un des personnages
les plus influents de Liège, jeune homme fier et
impétueux, plein d'ardeur et de courage, et qui
voyait que, si l'on n'y mettait ordre, toute cheva-
lerie et seigneurie seraient bientôt détruites dan3
la cité. Furieux de la hardiesse du tribun, il
s'avança vers lui, et le contemplant d'un air indi-
gné : » Traître, lui dit-il, il y a longtemps que tu
mines sourdement notre puissance et que tu médites
notre ruine, mais sache-le bien, tu seras mort avant
que pareille chose arrive \— Donnez un marc,
messire, ainsi que les bourgeois l'ont décidé, ré-
pliqua froidement Henri, ou tous ceux d'entre vous
qui refuseront de payer la taxe seront déclarés
aubaim et bannis. — Toi, me chasser de Liège,
s'écria Eadus exaspéré, de Liège, où mes ancêtres
sont en grand honneur depuis le temps de Charle-
magne et d'Ogier l'Ardennois, tandis que les tiens
n'étaient que de petits bourgeois de Dinant qui se
réfugièrent ici, sans doute à cause de leurs mé-
faits ! n'y comptez pas, messire, il y a quelqu'un
qui saura bien l'empêcher *. //
En achevant ces mots, Eadus saisit le poignard
qui pendait à sa ceinture, et, se jetant sur Henri,
il lui en porta trois coups dans la poitrine. Le
tribun tomba comme mort. A cet aspect, les éche-
vins, épouvantés eux-mêmes de cet acte audacieux,
1 Jean d'Outrkmeuse.
* 1d. — Zantfliet.
— 111 —
abandonnèrent précipitamment le Destroit, et rega-
gnèrent le vinâve qu'ils habitaient à l'autre côté
de la Meuse, et qui portait, comme nous l'avons
dit, le nom de chaussée Des Prez. Prévoyant l'irri-
tation de la populace, ils se préparent à bien se
défendre ; les uns parcourent les rues et donnent
l'alarme aux barons ; les autres tirent les ponts-
levis qui se trouvaient à l'entrée du vinâve, en
face du pont des Arches; il n'existe plus de la
sorte d'autre moyen de communication entre les
deux rives du fleuve, qu'un étroit passage formé
par quelques poutres, et où cinq hommes à peine
pouvaient marcher de front. Radus Des Prez et les
gens de son lignage se tiennent à l'entrée de ce
passage dangereux, jurant que pas un bourgeois,
fût-ce le diable en personne, ne parviendra à le
franchir *.
Pendant ces préparatifs de la noblesse, une
grande effervescence régnait dans la cité. L$ nou-
velle du meurtre s'y était répandue avec la rapi-
dité de l'éclair; les habitants accouraient en foule
au Destroit, espérant que ce n'était qu'une fausse
alarme; mais le corps inanimé de Henri de Dinant
que l'on transportait dans sa demeure, s'offrit
tout à coup aux regards de la populace exaspérée,
et sema dans tous les cœurs le désir de la ven-
geance *. Les sons lugubres du tocsin se mêlent
aux clameurs furibondes de la multitude; les bou-
1 Jean d'Outrbmeusb. — Chroniques manuscrites.
» Id.
1
— 112 —
chers et les drapiers ferment leurs halles; on
envoie des messagers aux houilleurs dePublemont
et de Saint-Gilles, qui arrivent bientôt, armés de
leurs terribles instruments de mort. Les ateliers
sont déserts ; pas un bourgeois, pas un artisan ne
reste en son logis ; tous se précipitent vers la place
du marché ; puis la foule, s'avançant en masses
serrées par les nombreuses ruelles qui aboutissent
encore aujourd'hui à la Meuse, débouche enfin sur
le pont qu'elle* envahit aux cris mille fois répétés
de : Liège! Liège! Saint-Lambert! Saint-Lam-
bert!...
Eadus Des Prez et les siens soutinrent bravement
le premier choc des assaillants f . Debout, à rentrée
du vinâve des chevaliers, ils y formaient comme
un mur de fer contre lequel venaient se briser tous
les efforts des gens de la commune. La populace
s'arrête un instant, étonnée, devant ce petit nombre
d'hommes qui ose lui résister; elle contemple leurs
armures déjà bossuées de toutes parts, leur conte-
nance mâle et déterminée, puis se jetant de nou-
veau en avant avec furie, elle parvient enfin à
enfoncer les rangs de Des Prez. Déjà plus de deux
cents bourgeois ont traversé le pont ; des masses
d'ouvriers s'élancent à leur tour sur l'étroit passage
formé, comme nous l'avons dit, par quelques
poutres; mais, tout à coup, un horrible craque-
ment se fait entendre; le bois fléchit et se brise
avec fracas, entraînant dans la rivière une centaine
1 Jean d'Outremeusb.
— 113 —
d'hommes des métiers, et laissant un gouffre pro-
fond entre les pauvres bourgeois qui s'étaient
avancés sur la chaussée, et les masses populaires
qui arrivaient toujours plus altérées de sang et de
carnage * .
Cependant les bourgeois qui se trouvaient sur
l'autre rive, continuaient la lutte avec les nobles.
Sans aucune chance de salut, ayant devant eux
toute la chevalerie de Liège, et derrière, un abîme,
ils veulent au moins vendre chèrement leur vie ;
le désespoir redouble leur courage, et la foule qui
encombre le pont les contemple avec anxiété et
les anime par ses clameurs. Mais le nombre de
ces malheureux diminue peu à peu ; leurs forces
s'épuisent ; ils font de vains efforts pour rompre
ce mur de fer que Radus et les siens opposent à
leurs coups. Refoulés sur le bord du précipice, ils
luttent encore quelques instants avec rage, puis,
blessés, mourants, ils se laissent tomber dans les
eaux qu'ils rougissent de leur sang. La Meuse fut
leur tombeau f .
Le peuple les a tous vus périr et jure de les
venger. Heureusement pour les chevaliers, la nuit
survint; les gens des métiers, proférant d'horribles
imprécations, abandonnèrent les avenues du pont
et se retirèrent sur la place du Marché où ils
1 Jean d'Outremeuse. — Chroniques manuscrites.
* Jean d'Outremeuse nous a conservé la date de cette terrible
journée qui fut pour le peuple ce que devint plus tard, pour les
nobles, la Mal Saint-Martin : là comenchat estour, dit-il, qui
abassat les commones. C'était le 19 avril de Pan 1256.
10.
— 114 —
apprirent avec joie que Henri de Dinant n'était
point mort et que ses blessures offraient même peu
de danger. Ce fut une immense consolation pour
les pauvres bourgeois au milieu du grand désastre
qu'ils venaient d'essuyer, et cette bonne nouvelle
releva singulièrement leur courage. On fit aussitôt
tous les préparatifs nécessaires pour attaquer le
vinâve des Des Prez, le lendemain au point du jour ;
mais les nobles, voyant le peuple tout entier» dé-
chaîné contre eux, abandonnèrent la cité pendant
la *iuit$ Télu suivit leur exemple, et il ne resta
dans Liège, avec là bourgeoisie, que le prévôt de
Saint-Lambert et quelques chanoines, dont les
maisons aviaient été, comme nous l'avons dit,
pillées par les chevaliers , et qui, depuis lors ,
avaient franchement embrassé le parti de la com-
mune '.
L'élu, gros de fiel et depassùm, dit un naïf chroni-
queur, résolut enfin de mettre tout en œuvre pour
dompter cette bourgeoisie rebelle. Il envoya des
messagers à ses hommes de fief, leur ordonnant
de venir le rejoindre sur-le-champ., et l'aider à
écraser cette bruyante fourmilière de mutins- Il
implora, en même temps> le secours des princes
voisins, et engagea au duc de Brabant les villes
de Hougarde et de Bavechine, moyennant une
somme d'argent qui lui était indispensable pour
entreprendre la guerre.
Pendant que Henri de Gueldre s'occupait sérieu-
1 Jean d'Outremeuse. — Chroniques mmutcrites.
— 115 —
sèment de ces préparatifs, il survint à Huy un
événement qui généralisa de nouveau les troubles.
Les échevins de cette ville, en jugeant six bour-
geois, omirent une formalité stipulée dans la pré-
cieuse charte de commune accordée aux Hutois
par l'évêque Dietwin, en l'an 1066. D'après cette
charte , les juges ne pouvaient condamner Tune
des parties avant de l'avoir ajournée à trois reprises
différentes, et d'avoir convoqué la bourgeoisie au
son de la cloche. C'est ce qui n'avait pas eu lieu *.
Les bourgeois s'opposèrent donc à l'exécution
du jugement et invitèrent Henri de Dinant à venir
défendre leurs franchises devant le tribunal qui
les avait violées. Celui-ci, que le diable aidait, dit
Jean d'Outremeuse, et qui n'allait plus par la cité
qu'escorté d'un grand nombre d'hommes des mé-
tiers, prêts à mourir pour sa défense, chevaucha
droit à Huy, où il fut reçu avec pompe et hon-
neur *. On lui exposa le débat, et, quand il fut
bien informé de tout ce qui avait eu lieu, il exigea
des échevins l'annulation de leur sentence. Mais ils
refusèrent d'obéir, et allèrent rejoindre l'élu qui
venait de lancer un nouvel interdit sur les deux
villes insurgées, et qui se trouvait alors à la tête
d'une armée assez considérable.
Parmi les principaux seigneurs qui en faisaient
partie, on remarquait les comtes de Looz, de Ju-
1 Jean d'Outremeuse. — Fisen, p. 8. — Hocsem, p. 287. —
Zantfliet, apud Martene, V, p. 100.
a Jean d'Outremeuse. — Hocsem, p. 288. — Joan. Presbtter.
— 116 —
liers et de Gueldre; puis le duc de Brabant, le
petit-fils de ce Henri, comte de Louvain, qui avait
pris Liège en l'an 1212, et essuyé une si grande
défaite, l'année suivante, à la Warde de Steppes.
Les Liégeois ne s'effrayèrent point du nombre ni
de la puissance de leurs ennemis. Conduits par
Henri de Dinant, ils allèrent surprendre le château
de Waremme et s'emparèrent de plusieurs manoirs
dont les possesseurs avaient embrassé le parti de
Henri de Gueldre. D'un autre côté, les Hutois
attaquèrent Moha, et remportèrent d'abord quel-
ques légers avantages; mais ils furent peu de
temps après complètement battus, entre Yinal-
mont et Antheit, par le comte de Juliers qui leur
tua près de huit cents hommes et les força de ren-
trer dans leur bonne ville. L'élu interrompit alors
les communications entre Liège et Huy, au moyen
d'un corps de troupes qu'il établit à Mône, sur les
bords de la Meuse, et il vint lui-même camper
dans les plaines de Vottem, près de Liège, jurant,
par la sainte Croix, qu'il détruirait la cité de Saint-
Lambert, et la livrerait en pillage à ses soldats '.
1 Jean d'Outremeuse.
VI.
Il y avait, par bonheur, dans Tannée de l'élu,
des hommes qui n'avaient point oublié que Liège
était leur mère ; et cependant, ces hommes étaient
peut-être les plus redoutables ennemis de la com-
mune, ïlers de leurs richesses et de leur haute ori-
gine, ils méprisaient ce bas peuple qu'ils avaient
tant de fois écrasé du sabot de leurs chevaux, et
frappé du tranchant de leur épée. Mais ils aimaient
Liège, le berceau de leur enfance, le lieu où repo-
sait la cendre de leurs pères, la cendre de ces
hauU-vouès qui jettent tant d'éclat et de poésie sur
les commencements de notre histoire.
Connaissant les projets de Télu, et redoutant les
I
I
— 120 —
ces magistrats était le clerc de Téchevinage ,
et aux deux côtés de l'estrade, les boutiikers 4 .
De ce plateau, le site le plus riche et le plus
varié se déroulait aux yeux de la multitude et
ajoutait encore à la majesté de cette grande scène.
L'armée avait à ses pieds l'admirable fond des
Taweê, alors beaucoup plus boisé qu'à présent,
mais où l'on voyait déjà de verdoyantes prairies
et quelques-uns des charmants cottages qui y sont
si nombreux aujourd'hui. A gauche, les eaux
argentées de la Meuse, longeant les prés maréca-
geux de Droixhe et de Saint-Léonard, allaient, en
serpentant, baigner les villages de Jupille et de
Herstal, ce grand et poétique berceau des rois car-
lovingiens. Dans le fond, on distinguait, à travers
une légère vapeur blanchâtre, les riantes collines
qui environnent Liège, et l'on apercevait même
une partie de la cité. Les chevaliers contemplaient
silencieusement les clochetons et les tourelles de
leurs demeures, maudissant le tribun qui les en
avait chassés et se demandant quand ils pour-
raient de nouveau habiter leur vinâve.
Les diverses émotions de la foule, en présence
de cet imposant spectacle, firent bientôt place à
la curiosité la plus vive, quand on vit Eadus Des
Prez monter d'un pas ferme les marches de l'es-
1 On trouve des renseignements fort curieux sur les formes
des différentes judicatures liégeoises au moyen âge, dans l'ou-
vrage de Jacques de Hemricourt, intitulé : le Patron de la
temporalité.
— 121 —
trade et venir se placer debout devant le mayeur.
Un calme profond régna tout à coup parmi cette
multitude naguère si bruyante et si agitée, et, sur
un signe des échevins, le mambour s'exprima en
ces termes :
» Seigneurs, partant que vous êtes ici pour
rendre jugement, comme vous avez accoutumance
de le faire, je vous requiers humblement de décla-
rer si vous êtes en lieu convenable pour sié-
ger.... '. «
Les échevins se consultèrent quelques instants,
puis, l'un d'eux, s'adressant au mayeur : » Mes-
sire, dit-il, nous recordons que tous jugements
rendus ici par nous seront fermes et sans appel, et
nous vous prions de mettre notre déclaration en
garde de loi.... ; " ce que le clerc de l'échevinage
fit sur-le-champ.
Le mambour prit alors de nouveau la parole :
- Seigneurs, ajouta-t-il, d'une voix forte et sonore,
moi, Eadus Des Prez, je suis ici présent, devant
vous, pour me plaindre de plusieurs méchantes
gens qui ont brûlé et ravagé le pays de monsei-
gneur l'élu, et causé à nous tous grands dom-
mages. Je requiers justice et vous supplie de pro-
noncer sentence contre Henri de Dînant, Gérard
Baisier, Arnold de Borlé, Guy du Pont, Aymery
de Pierreuse et leurs principaux adhérents au
nombre de douze f . "
1 Jean d'Outremeuse.
* ÏD.
11
— 122 —
Le mayeur écouta attentivement la plainte,
puis la fit mettre en garde de loi par le clerc de
l'échevinage; ensuite, il dit quelques mots aux
deux boutilhers qui, s' avançant à chacun des coins
de l'estrade, crièrent à haute voix et à trois reprises
différentes : « Henri de Dinant, Gérard Baisier et
autres accusés par messire Radus, si vous êtes ici,
venez en avant pour venger votre honneur et y
être jugés à renseignement des hommes... *. «
Les trois citations furent répétées sans que per-
sonne parût. Alors, les échevins se parlèrent quel-
que temps à voix basse, puis l'un d'eux, montant sur
les degrés du perron, appela de nouveau Henri de
Dinant et ses complices, les déclarant traîtres et
félons, indignes de posséder aucun fief du pays,
privés de leurs charges , offices , honneurs et
dignités, et permettant à chacun de leur courir
sus *.
Des acclamations bruyantes accueillirent ces
paroles, après lesquelles l'assemblée se dispersa
peu à peu. On n'aperçut bientôt plus dans la
plaine que de petits groupes de soldats et d'écuyers,
devisant du plaid, ou s'arrêtant pour entendre
répéter la sentence des échevins que- les boutilhers
criaient par tout le camp.
Henri de Dinant, informé de ce qui venait de se
passer à Vottem, sentit que l'union des communes
1 Jacques de Hbmricocrt, le Patron de la temporalité. — Jean
d'Outreueuse.
* Jean d'Outremeusb et Jacques de Hemricourt.
— 123 —
pouvait seule arrêter les projets de vengeance de
Télu et des nobles; il dépêcha donc, sur-le-champ,
des émissaires à Huy et dans les autres villes,
exhortant les habitants à ne point séparer leur
cause de celle des Liégeois et à ne conclure, avec
le prince, aucune paix particulière.
L'élu devint furieux en apprenant ces nouvelles;
il n'en fut que plus résolu à comprimer sévèrement
la révolte, et, pour mieux y réussir, il attaqua et
soumit successivement les confédérés des autres
villes, pendant qu'une partie de ses troupes pres-
sait vivement le siège de la cité et cherchait à
la réduire par famine. Les Hutois, battus près
d'Awans, durent eux-mêmes implorer la merci de
Tévêque, qui se hâta d'enlever aux Liégeois ces
redoutables alliés. La paix se fit par l'entremise
de l'abbé de Neufmostier : les bourgeois de Huy
s'engagèrent à réparer les dommages qu'ils avaient
causés à Waremme et à Waleflfe ; leur tour de
Damiette fut mise à castel et leur cloche du ban
brisée en morceaux.
Henri de Gueldre revint alors à Vottem, suivi
de toute son armée, et bien décidé à en finir avec
ces méchantes gens de la cité, cette misérable ribau-
daille, comme il les appelait.
VIL
Une affreuse disette régnait dans Liège; les vi-
vres y manquaient depuis longtemps, les greniers
étaient vides, et les troupes de l'élu interceptaient
toutes les communications avec le dehors. Cepen-
dant, malgré leur extrême détresse, les bourgeois,
confiants dans l'alliance des autres villes, conti-
nuaient de se défendre; mais, quand ils apprirent
les succès de l'évêque et l'isolement dans lequel ils
allaient se trouver, leur ardeur fit place à un pro-
fond découragement : // Voilà ceux de Huy qui
nou3 abandonnent, s'écriaient-ils ; le prince les a
reçus à merci ; qu'allons-nous devenir ? 4 "
1 Jean d'Outremeuse. — Hocsem, p. 289.
— 125 —
Henri de Dinant et ses amis ne désespéraient
cependant pas encore de la cause populaire et
voulaient que Ton s'ensevelît sous les ruines de la
cité plutôt que d'implorer la miséricorde de l'élu.
La bourgeoisie, épuisée, était loin de partager
leur enthousiasme et désirait la paix. Le tribun,
satisfaisant à regret au vœu de la multitude, vint
lui-même trouver les maîtres-à-temps et les enga-
gea à traiter avec l'évêque : // Monseigneur de
Liège m'exceptera de la paix, je le sais bien, dit-il,
il me hait parce que je soutiens vos droits et vos
privilèges, mais tâchez au moins d'obtenir des
conditions équitables pour la commune. — Henri,
répliquèrent les maîtres, soyez assuré que nous
n'épargnerons ni soins ni veilles pour vous pré-
server de tout mal ; nous nous y emploierons aussi
autant que cela sera en notre pouvoir. * «
Les maîtres-à-temps, accompagnés des abbés de
Saint-Jacques, de Saint-Gilles et de Saint-Laurent,
sortirent alors des murailles et se rendirent auprès
du prince qui avait établi son quartier-général à
Sainte- Walburge. Henri de Gueldre fit bon accueil
aux députés et les reçut avec courtoisie, mais il ne
voulut entendre parler d'aucun arrangement : // Je
ne puis traiter avec ces mauvaises gens, disait-il,
jusqu'à ce que je les aie à merci pour faire couper
la tête à ceux que je voudrai. Ils ont ruiné les
maisons de mes serviteurs, chassé mes officiers,
brûlé mes châteaux et j'en aurai vengeance. «
1 Jean d'Outrbmeuse.
11.
- 126 —
Eadus Des Prez assistait à la conférence ; ce brave
seigneur, dont» le caractère était si noble et si che-
valeresque, prit encore une fois la défense de la
commune : « Messire, dit-il, à l'évêque, laissez-vous
fléchir par les prières de ce pauvre peuple qui a fol-
lement suivi les conseils de quelques hommes
pervers, et daignez le prendre en pitié. — Il m'est
avis, cher Eadus, répliqua l'élu, que je ferais bien
de châtier ces rebelles; mais je ne veux agir que
d'après les conseils de mes barons 4 . «
Henri de Gueldre consulta un instant les cheva-
liers et les échevins qui l'entouraient; s'adressant
ensuite aux députés, il leur parla en ces termes :
u Seigneurs, qui êtes ici venus de la part de mes
gens pour conclure la paix, voici mes conditions,
et sachez que je n'en veux point d'autres : Henri de
Dinant et tous ceux qui, comme lui, ont été dé-
clarés traîtres et félons, dans le plaid de Vottem,
me seront livrés pour en faire ce que bon me sem-
blera ; les statuts de la cité seront abolis; les com-
pagnies et les milices bourgeoises seront dissoutes;
seulement, comme preuve de ma clémence, je
laisserai au peuple l'élection de ses maîtres-à-
temps f . i»
Les députés répondirent qu'ils n'avaient pas
pouvoir d'accepter de telles conditions et rega-
gnèrent les portes de la cité où les attendait la
multitude : » Eh bien ! cria-t-on de toutes parts,
1 Jean d'Outremeusb
» ID.
— 127 —
donnez-nous des nouvelles et dites-nous comment
vous avez parlementé à Sainte- Walburge ? Les
maîtres baissèrent tristement la tête : « Allez
sur la place du Marché, répliquèrent-ils, nous
vous y ferons tantôt connaître le résultat de nos
démarches. «
Quand on apprit les prétentions de l'élu, il y
eut une désolation générale ; c'était grande pitié
de voir hommes et femmes pleurer, gémir, et se
tordre les mains de désespoir : « Oh ! le méchant
sire, s'écriaient les pauvres bourgeois, que faire
en ce péril? » Leurs lamentations devinrent en-
core plus vives et plus bruyantes lorsqu'ils aper-
çurent Henri de Dinant, qui se préparait à les
haranguer. Aussitôt qu'il put se faire entendre :
m Bonnes gens, leur dit-il, je vous ai loyalement
servis nuit et jour ; c'est à cause de vous que je me
trouve en pareil mal ; je vous suis pourtant tou-
jours aussi dévoué, et je viens vous offrir mon
corps, que vous pouvez aller porter à l'élu. Mais,
soyez en sûrs, moi mort, vous retomberez dans un
servage pire qu'auparavant; d'ailleurs, pensez à
la honte qui rejaillira sur la commune, si vous
faites la paix sans y comprendre tous vos conci-
toyens; il vaudrait mieux pour elle être complète-
ment ruinée que déshonorée *. «
En prononçant ces mots, Henri versait des
larmes abondantes, et sa vive émotion se commu-
niquant à la foule, celle-ci éclata bientôt en san-
1 Jean d'Outremeuse.
— 128 —
glots et manifesta sa profonde douleur par de longs
gémissements et des cris do détresse.
Parmi les assistants, se trouvaient quelques par-
tisans de Tévêque, entre autres, un riche bour-
geois, fort considéré, qui adressa tout à coup ces
paroles au tribun : « Henri, si Ton avise attentive-
ment ce qui se passe ici, on verra que vous nous
avez fait tomber bien bas par vos manœuvres;
vous avez détruit l'honneur de la cité et nous
allons être beaucoup plus misérables que nous ne
Tétions avant d'avoir suivi vos conseils; soyez donc
honni! Cependant si Ton peut faire aussi votre
paix avec Télu, je le préfère et je désire que cela
soit 4 . « — Messire Escarbot a bien parlé, s'écrièrent
faiblement deux ou trois voix, mais elles furent à
Tinstant étouffées par Timmense clameur qui sortit
du sein de la multitude ; les uns proféraient des
menaces contre messire Escarbot, d'autres répé-
taient le nom de Henri avec enthousiasme; enfin,
après de longs et tumultueux débats, il fut décidé
que Ton chercherait à obtenir de Télu des condi-
tions plus favorables, et Ton désigna pour conclure
un arrangement définitif, trente bourgeois nota-
bles à l'avis desquels le peuple déclara se soumettre
à l'avance. Ces trente arbitres s'adjoignirent les
trois abbés qui avaient apporté les premières pro-
positions de Henri de Gueldre, puis tous se rendi-
rent au couvent des frères mineurs, où la cité pos-
1 Jean d'Outrbmeuse.
— 129 —
sédait une grande salle destinée aux délibérations
extraordinaires de la commune l .
Le tribun avait un assez bon nombre de ses par-
tisans parmi les arbitres. Ceux ci commencèrent
par déclarer qu'avant de s'occuper de dresser les
conditions de la paix, il fallait que l'élu cassât le
jugement prononcé à Vottem contre Henri, puis-
que, d'après les statuts, les échevins ne pouvaient
siéger ailleurs qu'au Destroit *. Les trois prélats
furent chargés de transmettre cette décision préli-
minaire à l'évêque, qui ne put s'empêcher de rire,
en apprenant cette nouvelle outrecuidance : » Je
ne hais point mes gens de Liège, dit-il ironique-
ment, mais avant d'annuler la sentence de Yottem,
j'aurai fait mourir dix mille bourgeois des commu-
nes; j'aurai tout ce que j'ai demandé et plus encore;
le prévôt et les chanoines de Saint-Lambert, qui
font cause commune avec les factieux, seront aussi
exclus de la paix ; j'aurai plus encore, car la cité
reconnaîtra à moi et à mes successeurs le droit de
prononcer jugement à Vottem, en tout temps et
quand il nous plaira. Allez dire cela à mes bonnes
gens de Liège, messeigneurs, et gardez-vous de
revenir avec un refus de leur part; en ce cas, j'exi-
1 Jean d'Ootrbmeose. — Nous avons dit ailleurs pourquoi la
commune avait le droit de s'assembler aux frères mineurs. —
Voy. Liège pittoresque ou description hislmHque de cette ville et de
ses principaux monuments. Bruxelles, 1842, in-8', pp. 200 et 201.
— Fisen, p. 101.
* Jean d'Outremeusb. — Fisen.
— 130 -
gérais le double de ce que je réclame aujour-
d'hui «. //
Les députés revinrent à Liège, plongés dans un
grand abattement. Quant à Henri de Gueldre, lais-
sant le commandement de l'armée à Radus, il s'en
alla à Bierset attendre la réponse des Liégeois. La
trêve accordée pour les négociations expirait le
lendemain matin.
Les propos menaçants de Henri de Gueldre firent
quelque impression sur l'esprit des arbitres. Dix
d'entre eux penchaient déjà pour le' parti de la
paix, mais les vingt autres refusèrent obstinément
d'accepter de pareilles conditions : « L'élu est un
félon et un traître, s'écrièrent quelques-uns d'entre-
eux, il ne nous reste plus qu'à faire une glorieuse
défense ; sonnons la cloche du ban; c'est le moment
où les bourgeois doivent savoir mourir avec hon-
neur pour le maintien de leurs franchises f . "
Ces paroles firent, un instant, renaître l'enthou-
siasme, mais, le lendemain, le découragement
s'empara de nouveau des bourgeois, et la populace,
toujours inconstante, oubliant les généreuses réso-
lutions de la veille, se mit à parcourir les rues,
criant : Merci ! merci ! Les gens des métiers
avaient envahi le Pré-1'évêque et encombraient les
avenues du palais et de la cathédrale de Saint-
Lambert. L'abbé de Saint-Laurent vint alors les
haranguer : « Désirez-vous vraiment la paix, leur
1 Jean d'Outremeusb. — Fisen. — Hocsem.
* Id. — Chroniques manuscrites.
— 131 -
dit-il, en ce cas, sachez-le bien, il vous faut ap-
prouver la sentence de Vottem et tout ce que mon-
seigneur de Liège exigeait hier; il a juré, par tous
les saint3, qu'il ne vous recevrait pas autrement
en grâce, voyez donc ce que vous voulez faire. «
Les bourgeois répondirent tout d'une voix : « Nous
voulons la paix, sans plus attendre et quelles
qu'en soient les conditions ! . «
A ces mots, Henri de Dinant, qui se trouvait au
milieu de la foule, ne put contenir sa douleur ni
son indignation : // Eh ! Dieu, mes maîtres, s'écria-
t-il tout à coup, qu'il fait bon aider les gens des
communes! voilà le prix qui vous en revient; je
suis honni à cause de vous tous qui demandez
honteusement pardon, sans penser à vos chefs;
c'est pour vous que je perds tous mes biens, et
vous allez m'abandonner.... !
— Henri, répliquèrent les bourgeois attendris,
ne craignez rien ; une fois la paix faite, nous prie-
rons humblement le prince de vous faire grâce;
nous intercéderons même auprès de l'empereur
d'Allemagne, et vous demeurerez ici... '.
— Non pas, fit tristement le tribun, il me faut
quitter. Liège, je ne puis vivre ici en confiance ni
en sûreté ; l'élu sait comment j'ai défendu vos pri-
vilèges, et la haine lui en demeurera toujours dans
l'âme. «
En achevant ces mots, il traversa lentement
1 Jban d'Oïjtremeuse. — Chroniques manuscrites. — Fisen.
— 132 —
les rangs de la foule, suivi de ses amis les plus
dévoués et s'éloigna sur-le-champ de son ingrate
patrie 4 .
1 Jean d'Odtremeuse. — ■ Chroniques manuscrites. — Fisen.
VIII.
La paix fut conclue le jour même à Bierset,
mais à des conditions plus dures encore que celles
dont Henri de Dinant voulait le rejet. La commune
se vit enlever la plupart des privilèges pour le
maintien desquels elle avait déjà bravé tant de
dangers et de misères : indépendamment des mi-
lices et des confédérations des villes qui furent
dissoutes, les bourgeois durent encore approuver
le plaid de Vottem et reconnaître aux échevins
le droit de siéger en dehors de la cité; le prévôt,
quelques chanoines et les principaux chefs popu-
laires furent bannis; l'élu se réserva, en outre,
le château de Sainte- Walburge qui devint une
citadelle, se fit payer trois cents livres d'argent
12
— 134 —
pour les frais de la guerre, et exigea une assez
forte amende de la cité, parce qu'on ne lui livrait
point Henri de Dinant, comme il l'avait d'abord
demandé *.
Les chevaliers et les nobles rentrèrent dans
Liège à la suite de Henri de Gueldre; les bourgeois
jurèrent de le servir loyalement et de lui être
dorénavant soumis, sans jamais enfreindre la paix;
de son côté, l'élu promit de les mener par loi et
raison, et de traiter sur un même pied les grands
et les petits.
Afin de payer les grosses sommes que le prince
avait imposées et qu'il réclamait impérieusement,
* les maîtres de la cité levèrent des maltôtes dans
tout l'évêché, et, sans avoir égard aux immunités
ecclésiastiques, ils taxèrent les villages dont le
chapitre de Saint-Lambert était seigneur. Ce fut la
cause de nouveaux troubles entre le clergé et le bas
peuple des communes sur qui, en réalité, presque
toutes les charges de la capitation retombaient,
et qui voulait y faire participer indistinctement
tous les habitants du pays. Mais les bourgeois
n'étaient plus organisés militairement; ils n'avaient
pas de chefs et ressentaient d'autant plus vivement
leur servitude présente," qu'ils avaient joui naguère
d'une très-grande liberté. Peu à peu, ils en vin-
rent à regretter celui qui souffrait alors les dou-
leurs de l'exil, en récompense de son dévouement
à la cause populaire : // Ah ! si Henri était encore
1 Jean d'Outremeuse. — Fisen, p. 10. — Paix de Mer set.
— 135 ~
ici, disaient-ils, les choses n'iraient pas de la sorte
et Ton nous craindrait un peu plus qu'on ne le
fait aujourd'hui. // Le mécontentement augmenta
de jour en jour ; de nouveaux complots s'ourdirent
et l'on finit par envoyer secrètement des émis-
saires au tribun, le suppliant de revenir aider le
peuple contre les seigneurs et les clercs qui acca-
blaient la bonne ville *.
Cinq mois à peine s'étaient écoulés depuis le
départ de Henri. Il avait encore présent à la pensée
le honteux abandon dans lequel on l'avait laissé
lors des négociations qui avaient amené la paix,
mais il oublia tout quand il apprit ce qui se pas-
sait dans Liège et se laissa facilement persuader
d'y rentrer.
Le dix-sept du mois de mars de l'an 1257, il se
présenta aux portes de la ville, accompagné seule-
ment de quelques-uns des proscrits; une multi-
tude innombrable, prévenue de son arrivée, s'était
portée à sa rencontre, avide de le revoir, et l'appe-
lant le père de la patrie *. Le tribun fut reconduit
en triomphe jusqu'à sa demeure où une garde
d'amis dévoués veilla à la sûreté de sa personne,
car on craignait un coup de main de la part des
échevins et des nobles qui délibéraient en ce mo-
ment sur ce qu'il convenait de faire dans les graves
circonstances où l'on se trouvait.
Quelques jours se passèrent au milieu des prépa-
1 Jean d'Outremeuse. — Fisen, p. 11.
8 Fisen, p. 1 1 . — Jean d'Outremeuse. — Chroniques manuscrites.
— 186 —
ratife de Fun et de l'autre parti. Une nouvelle
catastrophe était imminente, lorsque le doyen et le
chapitre de Saint-Lambert vinrent trouver Henri
de Dînant et lui remontrèrent combien sa présence,
loin d'être utile à la commune, allait encore
aggraver ses maux : « Les bourgeois sont affai-
blis, ruinés et incapables de résister longtemps à
Télu, lui dirent-ils, ils se décourageront bientôt et
vous abandonneront ou vous livreront pour faire
leur paix. Laissez-nous donc et prévenez de la
sorte les affreux malheurs qui menacent votre
patrie... *. »
Henri avait pu juger par lui-même de l'état réel
des esprits; il savait que les riches bourgeois
voyaient son retour avec peine, comme étant le
précurseur d'autres orages; il comprit que son
devoir, en de telles circonstances, était d'éviter une
effusion de sang inutile, et se sacrifiant de nou-
veau à la tranquillité générale, il quitta la cité
dans la nuit du trois au quatre avril, engageant
les autres proscrits à suivre son exemple *.
L'élu était alors absent. Quand il apprit ce qui
se passait à Liège, il s'écria : « Ah ! les maudites
gens, le diable les tient, je n'aurai jamais la paix
tant que ce Henri sera parmi eux, » et il se hâta
de revenir; mais, déjà, le tribun avait renoncé à
ses desseins. L'évêque résolut néanmoins de châ-
tier avec sévérité tous ceux qui avaient pris part
1 Jean d'Outremeusb. — Chroniques manuscrites. — Fisen.
* Id. — Fisbn.
— 137 —
aux derniers événements. Les bourgeois, effrayés,
se rendirent près de lui, et implorèrent à genoux sa
miséricorde, lui disant de traiter à sa volonté tous
ceux qui avaient comploté pour ramener Henri,
mais d'épargner la bonne ville. Content de cette
soumission, le prince se borna à faire pendre les
plus mutins, et à défaut de Henri de Dinant qu'il
eût si volontiers tenu en son pouvoir, il s'acharna
sur sa demeure. Faisant usage du droit cParsin et
Rabattis que les statuts lui accordaient, il décida
que la maison du coupable serait détruite et brû-
lée. Le jour même les bannières furent déployées et
arborées aux halles, et le mayeùr fit crier au Des-
troit que les bourgeois devaient se tenir prêts, le
lendemain matin, pour escorter les échevins et
assister à la vengeance de monseigneur de Liège 4 .
Dès le point du jour, les sons de la cloche convo-
quèrent les habitants à la cérémonie annoncée la
veille. A huit heures, le cortège s'achemina vers la
demeure du proscrit, en Féronstrée ; des chariots
transportaient les instruments nécessaires à la dé-
molition et à l'arsin. Quand on fut arrivé, le
mayeur publia un ban à haute voix et appela par
trois fois Henri de Dinant, afin qu'il fît amende
honorable. On répéta ces cris à chacune des issues
de l'habitation, et, le coupable ne paraissant point,
l'abattis eut lieu à la requête des échevins. Quel-
ques hommes, munis de crocs et d'autres engins,
ruinèrent de fond en comble la maison du tribun
1 JlàN D'OUTRBM£USB.
42.
— 138 —
et mirent ensuite le feu aux débris qui jonchaient
la terre. On ne conserva que deux ou trois poutres
qui furent à l'instant même transportées ailleurs,
sans que l'on sût d'abord à quel usage elles étaient
destinées; mais, après la cérémonie, lorsque les
bourgeois repassèrent par la grande place du
Marché, ils aperçurent, sur le point le plus élevé
de la prairie des frères mineurs, un gibet auquel
était suspendu le corps du maître -à-temps Gérard
Baisier, l'un de leurs chefs, et l'ami le plus dévoué
de Henri de Dinant « .
Celui-ci avait échappé aux persécutions de l'élu
en se réfugiant près du comte de Namur, où il pa-
raissait ne plus aspirer qu'à vivre en paix ; mais ce
n'était point là l'affaire de Henri de Gueldre : « Je
veux le tenir en geôle, disait-il, et ne serai content
qu'après m'être vengé de ce vilain. // Il essaya, en
effet, de diverses ruses pour le surprendre; heureu-
sement toutes échouèrent devant la fermeté ou la
prudence du tribun. L'évêque fit alors redemander
son vassal à la comtesse de Namur, Marthe de
Brienne, qiji gouvernait cette province en l'absence
de Baudouin de Courtenay, son mari, la priant de
lui renvoyer son sujet rebelle bien enchaîné et sous
bonne garde ; la comtesse n'en fit rien : « Allez à
Valenciennes, dit-elle à Henri de Dinant, vous y
trouverez Marguerite de Flandre ; je sais qu'elle a
bonne mémoire des services que vous lui avez au-
1 Jean d'Outremeusb. — Chroniques manuscrites. — Fisen ,
p. 12.
— 139 —
trefois rendus ; elle vous recevra bien, car elle n'a
rien à redouter de monseigneur de Liège 4 . «
Henri suivit l'avis de la comtesse et partit accom-
pagné d'une forte escorte de bourgeois de Namur.
Marguerite fut ravie de voir l'homme qui avait
empêché les Liégeois de prendre parti contre elle,
lors de ses démêlés avec Jean d'Avesnes. Elle reçut
Henri avec distinction et courtoisie, et offrit même
de lever quelques compagnies pour aller combattre
avec lui les gens de Liège. Mais, à cette proposi-
tion, celui-ci fit bien voir toute la noblesse et la
loyauté de son caractère : « Oncques n'ai fait de
trahison, dit-il à la comtesse de Flandre, oncques
n'en ferai. L'élu est mon seigneur, et le pays de
Liège est mou pays; je ne guerroierai jamais
avec vous ni contre l'un ni contre l'autre. — Ami,
répliqua Marguerite, je ne vous ai parlé de cela
que pour vous tenter; je vois que vous êtes
prud'homme, restez ici et soyez de mon conseil,
car je fais grand cas de vous *. »
Henri de Dinant ne reparut jamais dans nos
contrées et l'on ne sait ce qu'il devint plus tard :
un voile impénétrable couvre les derniers jours de
cette existence, d'abord si agitée, et qui s'acheva
tristement dans les douleurs de l'exil. Nous aurions
voulu suivre le proscrit sur la terre étrangère,
1 Jean d'Outrbveuse. — Chroniques manuscrites. — Fisen,
p. 12.
* Jean d'Outremegse.
— 140 —
l'entendre regretter Liège, nous associer à ses
vœux, partager ses espérances; mais celui qui
trouva tant d'historiens pour ses succès n'en a
point eu pour ses malheurs. Le peuple seul garda
fidèlement sa mémoire, et son nom, répété d'âge
en âge, servit plus d'une fois encore à réveiller
l'enthousiasme de la bourgeoisie aux grands jours
de ses combats pour la liberté.
AYNECHON ET FALLOZ
OU
LE DUEL DE LA PLACE VERTE.
— 1Q98 —
Ilh at eut continuellement en dit pays eink
on seieiz cens chevaliers demourans qui par-
siwoyent les armes et l'oneur de monde, et
astoient tous riches eas et leurs hoirs, dont à
présent, assavoir Pan de gràee milh trois eens
nonante owit, ilh nVn y at point quarante...
Jacques de Hemicocit, Miroir des noblet.
AYNECHON ET FALLOZ
LE DUEL DE LA PLACE VEETE'.
Le 15 du mois de juillet de l'an 1298, la ville de
Liège s'éveilla au milieu d'une rumeur extraordi-
naire ; grand nombre de seigneurs et d'hommes
d'armes entraient en ce moment dans la cité, et les
cris de guerre de chaque noble baron se confondant
avec les acclamations de la multitude, le piétine-
ment des chevaux et le roulement des lourds cha-
riots chargés de marchandises, occasionnaient un
1 Le duel de la Place Verte eut lieu en 1298, mais nous n'avons
pu trouver la date exacte de cet événement ; celle que nous
donnons est approximative.
— 144 —
mouvement et un tumulte inaccoutumés. Les
chevaliers montant des coursiers richement enhar-
nachés, et suivis de leurs écuyers et de leurs
varlets, traversaient fièrement les rues, poussant
devant eux le peuple, du poitrail de leurs destriers,
et s'ouvrant un chemin à travers la foule. Les uns
avaient le corps entièrement couvert de brillantes
armures et n'étaient reconnaissables qu'à leurs
blasons brodés sur les caparaçons de leurs mon-
tures ; d'autres avaient revêtu de longues robes de
velours, aux manches fendues et pendantes sur
des justaucorps de couleur, et portaient le chape-
ron au lieu de casque à visière baissée ; les banne-
rets, suivant l'usage adopté à Liège, vers cette
époque, avaient, presque tous, des habits de
couleur verte ou grise, relevés, sur le haut des
épaules, d'une étoffe bigarrée.
Tout ce monde suivait la même direction, et
paraissait se rendre à l'église cathédrale de Saint-
Lambert. Les bourgeois, se pressant aux fenêtres
et aux portes de leurs demeures, ou s'aventurant
au milieu des chevaux fougueux, regardaient
avidement cette belle chevalerie, et se montraient,
en les désignant tout haut par leur nom, les vail-
lants seigneurs qui arrivaient dans la bonne ville. . .
« Voyez, voyez, criaient les uns, voici messire
Humbert Corbeau d'Awans, portant sur son écu le
blason de sa noble famille, vairé d'argent et d'azur
au lion de gueules ; messires Perwez d'Othée, de
Hognoulle, Arnould de Dammartin, Libert Butoir,
le brave sire de Waremme le suivent avec tous
— 145 —
ceux de Geneflfe et de Montferant !... Noël ! Noël 1
vivent les Dammartin et les bons chevaliers
d'Awans!... «
Sur d'autres points, au contraire, les bourgeois
laissaient passer en silence les membres de ce haut
lignage, et ne poussaient leurs acclamations qu'à
la vue de quelques chevaliers du parti des Wa-
roux !... Ceux-ci arrivèrent bientôt en grand
nombre ayant à leur tête Guillaume le Jeune,
accompagné d'Eustache Persant de Haneffe, de
Thierry de Seraing, d'Arnould de Xhendremael,
de Jean de Dammartin, dit le Polain de Waroux,
et suivi d'écuyers bannerets faisant retentir l'air
des cris mille fois répétés : Waroux! Waroux!
et agitant leurs pennons portant de gueules au
lion d'or.
Vers huit heures du matin, le concours de monde
était si grand, qu'à peine pouvait-on circuler dans
les rues; c'était un murmure universel; des pa-
roles qui s'échangeaient rapidement dans les
groupes; des brocards adressés à quelque cavalier
maladroit, des imprécations lancées contre les
hommes d'armes qui frayaient trop brusquement
le passage à leurs maîtres *.
Pourquoi donc' tout ce bruyant appareil?
L'émeute n'avait pas de nouveau envahi nos rues ;
la joie brillait au contraire sur les visages. Ce
n'était pas la fête du patron de la cité, elle n'avait
•
1 Hkmricoort, Miroir des nobles de Hesbaye. Bruxelles, 1673,
p. 333.
13
— 146 —
lieu que le 17 de septembre, et d'ailleurs, on
n'apercevait nulle part ces longues processions de
moines qui, en pareille occurrence, sillonnaient
Liège en tout sens. Ce n'était pas non plus jour
d'élection des maïtres-à-temps, ni réunion des con-
fréries de métiers ; pourquoi donc tout ce bruyant
appareil?
C'est que, après quinze jours d'une vive attente,
les bourgeois allaient enfin être témoins d'un duel
à outrance entre messire Aynechon, de la famille
des Awans, et messire Falloz, l'un des braves
chevaliers du parti des "Waroux. Chacun s'ache-
minait à la hâte vers le lieu du combat, la place
Verte, dans l'intention de s'y établir convenable-
ment pour assister à la lutte des deux vaillants
champions ; et les nombreux alliés des deux nobles
lignées auxquelles ils appartenaient, arrivaient en
foule à Liège, afin d'y encourager les combattants
par leur présence et d'applaudir aux glorieux faits
d'armes de la journée.
Elle était riche et puissante, à cette époque, la
noblesse liégeoise; les chevaliers de la Hesbâye,
surtout, par leurs prouesses et leur bonne conte-
nance dans les tournois, avaient acquis un grand
renom dans les contrées voisines f . Mais cet éclat
allait bientôt s'évanouir devant le pouvoir nouveau
qui s'élevait alors ! La grande charte, fondement
des libertés liégeoises , octroyée par Albert de
Cuyck (1198), et l'élection des maîtres de la cité
1 Hemricourt, pasêim.
— 147 —
par les bourgeois (1252), hâtèrent le mouvement
démocratique. Henri de Dînant, le grand tribun,
venait de mourir, il est vrai, dans l'exil; mais
Timpulsion était donnée, et le char populaire devait
achever sa course, broyant tout sur son passage.
Un troisième événement, arrivé Tan 1297, organisa
enfin la commune sur des bases plus solides encore,
et plaça bientôt le peuple au premier rang dans
l'État/
Un héritier des projets de Henri de Dinant, Henri
le Pair, ennemi acharné des nobles, et s'associant
volontiers aux émeutes, ne cessait depuis quelque
temps d'exciter les bourgeois à se soulever contre
les puissants et les riches : " Vous êtes opprimés
par quelques seigneurs, leur disait-il, ce sont eux
qui occupent tous les emplois, qui administrent les
affaires de notre bonne ville à leur volonté et sans
prendre le moindre souci du bien-être général ;
c'est là une tyrannie qu'il vous faut secouer; rap-
pelez-vous les conseils du brave Henri de Dinant;
unissez- vous ! Que tous ceux qui exercent un
même métier se liguent entre eux par serment et
conviennent de se rassembler en armes toutes les
fois que les circonstances l'exigeront; alors, mes
bons amis, vous serez les maîtres '... «
Le peuple applaudit vivement à ce discours, et,
sur-le-champ, s'organisa en confréries ou métiers,
avec des bannières particulières à chacun d'eux.
A la nouvelle de ce qui se tramait, l'évêque Hu-
1 Fisen, pars 2 a , pp. 34 et 35.
— 148 —
gués de Châlons, disent nos chroniqueurs, se prit
d'une grande colère ; mais Henri le Pair connais-
sait la sordide avarice de ce prince, et, moyennant
une somme assez considérable fournie par la com-
mune, il apaisa le courroux de l'évêque, et obtint
son assentiment à la création définitive des con-
fréries populaires 4 .
Que faisait alors la noblesse liégeoise ? Au lieu
de s'unir contre l'ennemi commun, elle se décimait
elle-même par des luttes privées, et depuis six ans,
les descendants de Kaes de Dammartin s'entre-
tuaient dans les plaines de la Hesbaye.
Des dissensions s'étaient élevées, vers l'an 1292,
entre messire Humbert Corbeau, seigneur d'Àwans,
et Guillaume le Jeune, seigneur de Waroux, tou-
chant le rapt d'une jeune serve. Une guerre désas-
treuse s'ensuivit, à laquelle toutes les familles
nobles finirent par se trouver mêlées, guerre qui
dura près d'un demi-siècle, et dont le duel, que
nous nous proposons de décrire, n'est qu'un simple
épisode * .
Il y avait dans la famille d'Awans, un chevalier
de renom, appelé messire Aynechon, et plus com-
1 Fisen, pars 2», pp. 34 et 35.
3 Hbmricodrt nous a laissé l'histoire de cette guerre; c'est un
tableau animé et Adèle de nos mœurs chevaleresques au moyen
âge. Nous n'osons pas dire que le célèbre Ducange n'a pas connu
cet ouvrage, qu'est-ce que Ducàngk a ignoré ? Mais s'il l'avait
consulté, il y aurait puisé plus d'un fait curieux pour son excel-
lente dissertation intitulée : Des guerres privées et du droit de
guerre par coutume.
— 149 —
munément encore le bon bâtard de Hognoulle.
C'était l'un des plus hardis, des plus braves et des
plus entreprenants de son lignage. Comme il
s'était distingué plus d'une fois dans la défense
des châteaux, dans les embuscades et dans les
combats en rase campagne, on le craignait plus
que tout autre. Ce vaillant homme de guerre habi-
tait le village de Eusson, et n'avait pour se loger
qu'une maison plate, assez petite, et non un châ-
teau fort avec pont-levis et tours crénelées; mais
il s'était pratiqué dans cette demeure une caverne
souterraine d'où il pouvait braver impunément les
efforts de ses nombreux ennemis 4 .
Une de ces trêves, connues chez nous sous le
nom de quarantaine, avait été publiée entre Ayne-
chon et les sires de Hamal, avec qui il était en
guerre. La veille du jour où elle expirait, le bon
bâtard de Hognoulle, ayant rassemblé quelques-
uns de ses amis et de ses alliés, courut sus à l'un
des partisans des Hamal, le tua, et enleva une
bonne partie de ses troupeaux. Des plaintes furent
aussitôt adressées à monseigneur de Liège. On
accusait Aynechon d'avoir enfreint la quarantaine.
Celui-ci, confiant dans la terreur qu'il inspirait, se
contenta de répondre que, s'il avait été à l'encontre
de la trêve, c'est que la lune qui brillait cette nuit-là
même comme le soleil, lui avait fait supposer qu'il
était déjà jour, et que, partant, tout avait été
accompli en temps et heure convenables. Personne
1 Hehrigourt, p. 332.
13.
— 150 —
n'osa venir témoigner contre le bâtard de Ho-
gnoulle, tant il était redouté, et monseigneur
Hugues se vit contraint de le renvoyer, sans lui
imposer d'amende en compensation du meurtre
qu'il avait commis f .
Ainsi qu'on le pense bien, les ressentiments
furent loin d'être complètement éteints par cette
décision forcée de l'évèque ; les esprits s'aigrirent,
au contraire, davantage de jour en jour, et plu-
sieurs membres de la noble famille des Hamal
n'attendaient plus qu'une occasion de se venger.
Parmi ceux qui n'épargnaient pas Aynechon dans
leurs discours, il faut surtout mentionner un da-
moiseau du lignage des Waroux, nommé Falloz.
C'était un homme grand et robuste, habitué au
maniement des armes, et qui s'était aussi fait
remarquer en maintes rencontres : « Le bâtard de
Hognoulle est un guerrier prudent, disait-il, et qui
se garde bien d'attaquer son ennemi loyalement
et en plein jour ; à ce brave chevalier, il faut des
embûches et les ténèbres; mais, qu'il ose se me-
surer avec moi; ma bonne épée aura bientôt
châtié, comme il le mérite, ce félon, cet infâme
assassin!... «
Ces paroles injurieuses furent rapportées à mes-
sire Aynechon, qui, sur-le-champ, accepta le défi
qu'on lui proposait. L'évèque fit d'abord son pos-
sible pour accorder les deux adversaires; n'ayant
pu y réussir, il leur adjugea le champ de bataille
1 Hsmricourt, p. 332.
— 151 —
selon les formalités ordinaires. On choisit pour
lice la place Verte, près de l'église cathédrale de
Saint-Lambert. Pendant les jours qui précédèrent
le duel, les parrains des combattants s'occupèrent
de tous les détails de l'affaire. On construisit sur
le lieu désigné, des barrières et des clôtures so-
lides, et, en dehors de ces barrières, des échafauds
ornés de riches tapisseries, pour les nombreux
spectateurs qui ne manqueraient pas d'assister à
cette espèce de tournoi. Aux côtés qui faisaient la
largeur de la lice, on éleva des galeries -destinées
aux parents et aux amis des deux chevaliers ; près
de ces galeries était tendu le pavillon de chacun
des champions, celui de l'appelant à main droite,
et celui du tenant à gauche.
Nous avons déjà dit combien de monde il arriva
dans Liège, au jour fixé pour le combat. Une mul-
titude innombrable, désireuse de contempler un
spectacle si intéressant pour elle, encombrait de
bon matin les avenues étroites et tortueuses de la
place Verte ; dès huit heures, il n'y eut presque
plus moyen d'avancer à travers cette immense
cohue, et ce fut à grand'peine que les chevaliers
des deux lignages ennemis parvinrent à se frayer
un passage jusqu'aux galeries qui leur avaient été
réservées. La place Verte offrait alors un coup
d'œil ravissant : de riches banderoles aux couleurs
variées flottaient au-dessus des armures polies et
damasquinées des hommes d'armes, se confon-
daient avec les ajustements somptueux des damoi-
selles et des châtelaines, et contrastaient merveil-
— 152 —
leusement avec les vêtements bruns de la foule qui
se pressait autour de la lice. Il y avait des bour-
geois à toutes les fenêtres, sur tous les toits, et
jusque sur les deux vieilles tours de sable de la
cathédrale.
Au milieu de cette agitation générale, de cet
empressement universel, on remarquait avec sur-
prise, sur l'un des côtés de la place même, une
maison d'assez riche apparence, hermétiquement
fermée, et où régnait un silence de mort... C'était
cependant la demeure d'Arnould d'Awans, chanoine
de la cathédrale, cousin d'Aynechon. Pourquoi
donc le noble chanoine ne venait-il pas, lui aussi,
encourager par sa présence le guerrier de son
lignage? C'est ce que tout le monde se demandait.
Le maïeur et les échevins étaient arrivés depuis
près d'une heure ; ils occupaient une galerie
adossée au grand portail de l'église cathédrale, y
attendant la venue des combattants. Des acclama-
tions prolongées, les cris mille fois répétés de :
Messire Falloz!... messire Falloz!... annoncèrent
enfin l'approche de celui-ci.
Il parut bientôt, précédé du baron de Hamal qui
portait son écu, sa hache d'armes et son épée. Les
hérauts lui ayant ouvert la lice, il salua courtoise-
ment les nombreux spectateurs qui se penchaient
en dehors des galeries, afin de mieux le voir, puis
il entra dans le pavillon de droite qui lui avait été
préparé.
Le silence qui s'était établi, comme par enchan-
tement, dans la foule, à l'arrivée du sire de Falloz,
_ 153 —
fit aussitôt place à l'agitation la plus bruyante;
chacun se récriait sur la bonne mine du champion
des Waroux ; on vantait sa courtoisie, son air noble
et martial, l'apparence de vigueur qui régnait dans
toute sa personne : « Où est donc le bâtard de
Hognoulle, s'écriait-on, et pourquoi se fait-il aussi
longtemps attendre? Le guerrier de la maison
plate de Russon â-t-il enfin eu peur?... « Les che-
valiers d'Awans ne disaient mot; mais, quoique
confiants dans la valeur d'Aynechon, ils parais-
saient cependant fort intrigués de ce long retard.
Tout à coup, un calme profond régna de nouveau
parmi la multitude, les échevins venaient de se
lever de leurs sièges ; ils descendirent lentement
dans la lice, et le maïeur se plaçant au milieu
d'eux s'écria d'une voix forte et retentissante :
// Messire Falloz, si tu es ici, montre-toi, et remplis
ton devoir à l'encontre du bon bâtard de Hognoulle,
à l'enseignement des hommes et des juges présents
dans ce champ-clos... « Il achevait à peine ces
mots, que le brave Falloz, armé de pied en cap,
parut sur le seuil de son pavillon. Il sauta leste-
ment sur son destrier, et le faisant caracoler avec
beaucoup de grâce et d'adresse, il parcourut la lice,
saluant ses parents et ses amis qui poussaient les
plus vives acclamations 4 .
Quand les échevins eurent mis en garde de loi leur
1 Nous avons puisé, en partie, les détails que nous donnons
sur la forme de ce duel judiciaire, dans une pièce inconnue à nos
historiens ; elle est intitulée : V Ordonnance des champions. Nous
— 154 —
premier appel, et constaté la présence de l'appe-
lant, le maïeur prit de nouveau la parole : « Sei-
gneur Aynechon, s'écria-t-il, si tu es ici, viens
en avant, et fais de même ton devoir à Rencontre
de messire Falloz... «
Aucune voix ne répondit; les chevaliers d'Awans
portaient de tous côtés leurs regards inquiets,
tandis que la populace continuait à lancer des
brocards et des injures contre le bâtard de Ho-
gnoulle. Après quelques moments d'une attente
qui parut bien longue aux spectateurs, les échevins
mirent en garde de loi la déclaration du maïeur, et
celui-ci se prépara à renouveler son appel.
Une seconde fois, la voix du magistrat se fit
entendre, sans que rien annonçât la venue du
champion que Ton attendait. Il était près de midi;
de toutes parts on criait aux échevins que l'adver-
saire de Falloz avait pris la fuite, et qu'il fallait
décerner le droit a celui-ci. Les sires d'Awans, seuls,
protestaient qu'Aynechon ne manquerait pas à la
parole donnée, et que, d'ailleurs, il n'était point
encore midi, qu'on le pouvait bien voir au soleil *.
On attendit donc encore quelque temps, mais en
vain; Aynechon ne paraissait pas. Le maïeur
redescendit dans l'arène et se préparait à y faire
avons découvert ce document intéressant dans un recueil copié
par le héraut d'armes Lefort sur les manuscrits précieux de Jean
de Platka, doyen et chanoine de Saint-Jean. (Archives de la
province de Liège.)
1 Hbmricourt, p. 332.
— 155 —
son troisième et dernier appel, lorsque tout à coup
la porte massive de la maison du chanoine Arnould
d'Awans s'ouvrit avec fracas, et Ton en vit sortir
le bâtard de Hognoulle, richement armé, et précédé .
d' Arnould de Jehain, frère du châtelain de Wa-
remme, qui portait l'écu, la hache et l'épée du
tenant. Le chanoine lui-même, entouré de quel-
ques membres de son lignage, parut aux fenêtres
de sa demeure, et se prépara à être témoin du
combat à outrance. C'était par son conseil qu'Ay-
nechon n'était pas venu plus tôt : » Rendez-vous
secrètement chez moi, lui avait-il dit, et n'en
sortez pas, quelque chose qu'on fasse ; laissez votre
adversaire, exposé au soleil et accablé sous le poids
de son armure, se fatiguer dans une longue et péni-
ble attente ; vous en aurez alors meilleur marché ' . »
Le bâtard de Hognoulle s'avança fièrement
dans la lice; c'était un homme grêle et d'assez
mince apparence, mais cette chétive enveloppe ca-
chait une âme ardente, un corps de fer, et un cou-
rage à toute épreuve ; il salua son adversaire, puis
entra dans son pavillon. Les échevins , en l'aper-
cevant, allèrent se rasseoir sur leurs sièges; le
maïeur seul resta debout au milieu du champ-clos.
Dès l'instant où le second champion parut, le
plus profond silence régna de nouveau dans la
foule ; un vif intérêt se peignait sur tous les visa-
ges; chacun, selon ses désirs, formait des vœux
pour l'un ou l'autre des combattants. Tous les
1 Hemrigourt.
— 156 —
yeux étaient fixés sur le maïeur dont la voix
devait bientôt donner le signal de l'action.
Les hérauts qui se tenaient à l'entrée du champ,
se rapprochèrent -en ce moment du chef des éche-
vins : « Amenez les champions, leur cria-t-il, qu'ils
viennent prêter le serment. «
Messires Falloz et Aynechon sortirent incontinent
de leur pavillon, et s'avançant vers les autels cons-
truits selon l'usage aux deux côtés de la lice, ils
s'y agenouillèrent. Le maïeur s'approcha grave-
ment du demandeur : » Vous jurez, lui dit-il, sur
les saints qui sont ici présents, et par tous ceux
du paradis, que vous avez, à bonne et raisonnable
cause, appelé messire Aynechon en champ-clos, et
vous prouverez par la hache et l'épée qu'il est
vraiment coupable du meurtre dont vous l'avez
accusé *?... — Je le jure et le prouverai, répliqua
le damoiseau de Waroux. - Et vous, Aynechon,
ajouta le maïeur en venant vers celui-ci, vous
jurez aussi, par tous les saints du paradis, que vous
êtes innocent du crime qui vous est imputé, et vous
vous en défendrez à l'enseignement des hommes...
— Je le jure sur ma vie et sur mon honneur, et je
m'en défendrai, répondit de son côté le bon bâtard
de Hognoulle. — Partant, s'écria le maïeur, faites-
vous justice, et gardez-vous de fraude, sortilèges
et maléfices *... «
Après ces mots, les deux adversaires vinrent au
1 Ordonnance des champions, déjà citée.
* Ibid.
— 157 —
milieu du champ; là le maïeur leur ôta les gan-
telets et leur prenant à chacun la main droite, il la
plaça sur un crucifix : " Vous, messire Falloz,
demandeur, dit-il avec majesté, et vous, messire
Aynechon, défendeur, vous voyez la très- vraie
remembrance de notre Sauveur Dieu Jésus-Christ,
qui mourut et bailla son sang précieux pour vous
sauver ; requérez-lui merci, le priant que, en ce
jour, il vous veuille aider, si droit avez, car il est
souverain juge... » Les champions prêtèrent de
nouveau le serment, puis firent à genoux leur
prière et leur confession *.
Pendant ce temps les parrains visitaient les
armes; cette cérémonie achevée, le maïeur re-
monta sur son estrade où il se tint debout, et les
hérauts, se retirant aux côtés de la lice, s'écrièrent
par trois fois : » Videz, videz, videz, et que nul
sous peine d'avoir le poing coupé, s'il est bour-
geois, ou de perdre son cheval, s'il est noble, ne
s'avise de troubler les combattants par un cri, par
un mot, par un geste... «
L'attention était extrême ; les poitrines se sou-
levaient haletantes à l'approche du moment déci-
sif; enfin, le maïeur leva solennellement la verge
rouge qu'il tenait en main, et après quelques
instants d'un profond silence, il laissa tomber ces
paroles : « Or, messires, faites votre devoir*... «
1 Voy. aussi Wulson de la Colombiers , le Théâtre d'honneur
et de chevalerie. Paris, 1648, 2 vol in-folio , qui donne d'amples
détails sur toutes les espèces de combats en champ-clos.
8 Ordonnance des champions.
U
— 158 —
Les deux ennemis fondent aussitôt l'un sur
l'autre, et §e portent des coups terribles, dont le
bruit, retentissant sur leur armure, jette l'épou-
vante jusque dans l'âme des spectateurs les plus
intrépides. Falloz est plus robuste que Aynechon;
son épée, qu'il manie avec une admirable dexté-
rité, menace à chaque instant la poitrine du bon
bâtard de Hognoulle ; mais celui-ci, agile comme
le tigre, esquive tous les coups de son adversaire,
et le fatigue par une résistance habilement cal-
culée. Déjà le sang commence à couler; loin de se
calmer à cette vue, les deux champions sentent
redoubler leur ardeur. Les glaives à demi brisés
sont jetés comme inutiles, et chacun des combat-
tants a saisi sa hache d'armes... Mais les coups du
damoiseau de Waroux sont moins sûrs ; ses forces
s'épuisent ; Aynechon qui s'en aperçoit le presse à
son tour vivement, et l'attaque de tous les côtés à
la fois...
Le combat fut acharné, et la victoire demeura
longtemps incertaine. Une pénible anxiété domi-
nait la foule, naguère si tumultueuse et si insou-
ciante... Enfin le bâtard de Hognoulle, levant sa
hache à deux mains, en déchargea sur Falloz un
si grand coup, entre le col et la tête, qu'il l'étendit
mort à ses pieds 4 ...
» Noël ! Noël ! vociféra la populace, qui, quel-
ques minutes auparavant, paraissait prendre tant
d'intérêt au champion des Waroux, et accablait
1 Hembicourt, p. 334.
— 159 —
d'injures son adversaire; Noël! Noël! honneur
au bon bâtard de Hognoulle et honte à ses
ennemis!... "
Les échevins descendirent dans le champ-clos,
examinèrent avec soin le cadavre de Falloz, puis
le maïeur, levant de nouveau la verge rouge,
emblème de sa dignité, s'écria d'une voix reten-
tissante : » Oyez, oyez, nobles et bourgeois, clercs
et chevaliers, femmes et enfants de notre bonne
ville de Liège, oyez ; ceci est le jugement de Dieu ;
messire Aynechon est innocent du meurtre dont
on l'accusait; partant nous le renvoyons de céans,
complètement absous!... «
Messire Guillaume le Jeune, Persant de Haneffe,
Arnould de Xhendremael et les autres alliés de
Falloz se retirèrent alors dans un morne silence,
pendant que les chevaliers d'Awans, se précipi-
tant au-devant du bon bâtard de Hognoulle, le
reconduisirent en triomphe dans la maison de son
cousin le chanoine.
Tel fut le dénoûment du duel de la place Verte ;
l'innocent y périt et le jugement de Dieu laissa
vivre le coupable. Quarante années d'une guerre
affreuse vont suivre cette journée; puis arrive enfin
\&j)aix des douze ou des lignages; mais c'est quand la
noblesse liégeoise est presque entièrement détruite,
c'est lorsqu'il n'existe plus un seul des chevaliers
spectateurs du combat d' Aynechon et de Falloz.
LA MAL SAINT-MARTIN,
OU
LE PEUPLE ET LES NOBLES.
— 1313 —
14.
Et ne seront point cheai qui revenront en la
vilbe de conseille de la vilhe, stlh ne vuelent
estrc de mestier.
Paix D'Aucun (1313).
LA MAL SAINT-MARTIN,
LE PEUPLE ET LES NOBLES.
Le grand mouvement communal du moyen âge
a été l'objet des méditations des principaux histo-
riens de notre temps. C'est, en effet, un magnifique
spectacle et un noble sujet d'études que cette com-
préhension instinctive de la liberté qui apparaît
partout à la même époque, et cet élan spontané
des masses pour la conquérir. On aime à suivre,
dans ses vastes développements, ce grand drame
où s'élaboraient nos destinées, et l'intérêt redouble
quand on s'aperçoit que c'est à cette source qu'il
faut principalement puiser la connaissance de
l'état politique des nations modernes.
Ce fut au onzième siècle que se manifestèrent
— 164 —
pour la première fois les idées d'affranchissement,
et que se produisit nettement cette formidable pen-
sée de l'égalité, qui a fait battre tant de nobles
cœurs; mais avant qu'elle se fit jour à travers les
obstacles, avant que rétablissement des communes
devînt un fait accompli, bien des efforts courageux,
quoique impuissants, furent tentés, et nous ne
saurons jamais que de longs jeûnes il fallut à nos
pères, que d'épouvantables crises ils ont traversées
pour nous amener là où nous sommes. Dès Tan
mille, les chroniqueurs signalent des rassemble-
ments de paysans à qui sans doute l'oppression
des seigneurs avait rappelé qu'eux aussi étaient
hommes. Ils osèrent demander la liberté d'aller et
de venir, de vendre et d'acheter, d'être maîtres
chez eux, toutes choses qui constituent maintenant
notre vie commune ; mais leurs tentatives furent
trop isolées pour réussir; les comtes et leurs sol-
dats coururent les campagnes, dispersèrent les
vilains, leur coupèrent les pieds et les mains; il
n'en fut plus parlé.
La liberté commença par les villes; l'isolement
féodal les avait livrées à tous les genres de brigan-
dage ; elles prirent les armes pour veiller à leur
conservation, réparèrent les brèches de leurs mu-
railles, et, quand elles se sentirent assez puis-
santes pour résister aux seigneurs, elles se décla-
rèrent libres; au dehors, des forteresseâ; des
fraternités au dedans, voilà quels furent leurs
premiers moyens de défense.
Des villes, la soif d'affranchissement s'étendit
— 165 —
aux bourgs, aux habitants des campagnes, popu-
lations que rien ne défendait, exposées à tous les
périls, en proie à de continuelles vicissitudes.
Trop faibles contre l'aristocratie féodale, les mal-
heureux se rançonnèrent eux-mêmes; en échange
de privilèges, ils offrirent de l'argent et surent en
trouver, tout indigents et misérables qu'ils étaient.
De pauvres artisans, forgerons ou tisserands,
accueillis par grâce au pied d'un château, serfs
réfugiés autour d'une église, tels ont été les fon-
dateurs de nos libertés, dit un célèbre historien
moderne, et,pow les obtenir, ils Gâtèrent les morceaux
de la bouche y aimant mieux se passer de pain l .
Les villes de la Belgique furent non-seulement
celles qui déployèrent le plus d'énergie dans la
conquête et le maintien de leurs privilèges ; elles
furent aussi des premières à aplanir aux autres
peuples les voies pacifiques du progrès. En peu de
temps, les communes acquirent chez nous une
puissance redoutable; de leur sein sortirent des
hommes énergiques, des tribuns comparables à
tout ce que l'antiquité nous offre de grand; des
faits d'un intérêt puissant et universel signalèrent
leur règne ; et cependant, le nom de ces hommes
est aujourd'hui presque inconnu, le souvenir de
leurs actes est presque entièrement effacé; le
peuple n'a pas une larme pour ces premiers dé-
fenseurs de nos libertés; il leur a manqué un
Homère!... Le livre qui offrirait l'histoire com-
1 MlCHELKT.
— 166 —
plète de la Belgique au moyen âge, retracerait
bien des événements remarquables et fournirait
plus d'un enseignement précieux. A l'œuvre donc,
vous tous qui êtes appelés à reconstruire l'édifice
d'un passé si splendide : remuez la cendre des six
cents Franchimontois ; interrogez les Henri de
Dinant, les Artevelde, les Jean de Ville; dites à ces
cadavres de sortir de leurs tombes; touchez ces
débris; rejoignez ces ossements épars; recouvrez-
les de chairs vivantes ; montrez-nous les martyrs
de Bosebecque, de Brusthem et d'Othée!... Voilà
de hauts faits à raconter, de grandes figures
à peindre, de beaux noms à ressusciter. Com-
ment, avec de si puissants moyens d'éveiller les
sympathies d'un peuple, pas un historien ne
s'est-il encore levé pour redire ces antiques mer-
veilles?
La liberté germa vite en Belgique, surtout dans
l'ancien pays de Liège; nulle part la réaction
communale n'apparaît sous un aspect plus drama-
tique. Puissances rivales, la noblesse et le clergé
descendent les premières dans l'arène ; des luttes
sanglantes s'engagent entre elles; le peuple y
intervient et en sort toujours plus redoutable;
chaque paix lui apporte de nouvelles libertés et de
nouveaux privilèges. La noblesse épuisée suc-
combe enfin ! Mais le peuple a pris goût à cette vie
d'émeutes; les ateliers sont déserts; les métiers
plantent leurs bannières sur la place publique ; il
faut une nouvelle pâture à ces populations remuan-
tes !... Le combat recommence plus furieux entre
— 167 —
le clergé et la bourgeoisie, et, malgré les san-
glantes exécutions des ducs de Bourgogne, après
cinq cents ans de divisions intestines, le système
démocratique l'emporte enfin sous Ferdinand de
Bavière, pour être bientôt entièrement anéanti par
Maximilien et la constitution de 1684. Toute cette
période de l'histoire de Liège est pleine de vie et
de mouvement.
La Mal Saint-Martin est Tune des journées les
plus sanglantes qui signalèrent chez nous ces
luttes séculaires. Pour bien comprendre cet épi-
sode de notre histoire, il est nécessaire de jeter
un coup d'œil sur les événements qui le préparè-
rent ; nous allons les résumer le plus brièvement
possible.
A la mort d'Adolphe de Waldeck, successeur de
Hugues de Châlons, Liège fut en proie à une anar-
chie complète. Le comte de Looz, le plus ferme
soutien des privilèges de la noblesse, parvint à se
faire nommer mambour; on appelait ainsi celui qui
était chargé de l'administration temporelle du
pays pendant la vacance du siège épiscopal. Fiers de
ce succès, assurés de l'appui du comte, les nobles
conçurent un moment l'espoir de ressaisir leur
ancienne puissance; les échevins prorogèrent le
terme de l'impôt sur la bière décrété par la paix
des clercs, augmentèrent même cette taxe et en
frappèrent d'autres sur les denrées de première
nécessité. Il devenait de plus en plus évident qu'un
vaste complot se tramait contre les libertés de la
commune et qu'une nouvelle crise était imminente.
— 168 —
La tête couverte de chaperons blancs à larges
bords, marque distinctive de leur parti, les nobles
parcouraient chaque jour les rues de la cité, mal-
traitant les bourgeois et les rançonnant, le poignard
à la main. Le chapitre de l'église cathédrale de
Saint-Lambert fit quelques tentatives auprès des
échevins pour obtenir le rétablissement de Tordre,
mais elles furent infructueuses. Alors, il recom-
manda aux doyens des métiers de tenir le peuple
constamment armé, même pendant les heures de
travail 4 .
Dans un pareil état d'exaspération, des rixes
violentes devaient souvent ensanglanter les rues
de Liège; nous n'en citerons qu'un seul exemple.
L'an 130&, le jour de la Saint-Barthélemi, plu-
sieurs chaperons blancs s'aventurèrent dans la
halle aux viandes, s'arrêtant devant chaque étal
et y exigeant le payement des nouveaux impôts.
Un boucher, dont l'histoire ne nous a pas conservé
le nom, s'y refusa : sa contenance déterminée, ses
formes athlétiques, l'expression sauvage de ses
regards, la hache qu'il tenait en main, tout annon-
çait qu'il saurait résister à la violence. Une légère
indécision se fit remarquer parmi les nobles ;
cependant l'un d'eux, apercevant de l'argent sur
l'étal, avança la main pour le saisir, mais d'un
coup de hache, le boucher la lui abattit. Une lutte
sanglante s'engagea aussitôt entre les chaperons
1 Kelart , Histoire de la ville et chasleau de Huy. Liège ,
J. Tournay, 1641, in-4*.
— 169 —
et les bouchers, et de part et d'autre, il y eut
grand nombre de tués et de blessés *.
La paix se rétablit enfin dans la cité, mais les
nobles y -laissèrent encore quelques lambeaux de
leur autorité : les échevins s'engagèrent à ne plus
accorder de dons ni de levées de milice sans le
consentement du peuple, à ne plus créer de nou-
veaux impôts et à rendre un compte exact du der-
nier qu'ils avaient perçu ; il fut en outre stipulé
que l'un des bourgmestres serait élu dans la classe
des plébéiens f .
Afin de contrebalancer l'influence croissante de
la bourgeoisie, Thibaut de Bar, successeur d'Adol-
phe de Waldeck, s'allia à la noblesse et chercha à
faire abroger les principaux articles du pacte qu'on
venait de conclure; les métiers s'assemblèrent
aussitôt, jurèrent de les maintenir, et le peuple en
armes vint offrir le combat à l'évêque dans les
plaines de Vottem. Le chapitre, toujours animé
d'une haine profonde contre la noblesse, parvint à
persuader au prince que de ses deux ennemis le
peuple était le moindre; une forte somme d'argent,
offerte par la bourgeoisie, afin d'obtenir la confir-
mation de ses privilèges, détruisit tous les scru-
pules de Thibaut; il sanctionna les libertés de la
commune et augmenta même de vingt le nombre
des métiers 5 , qui fut, dès lors, porté à trente-deux.
1 FlSEN. FOCLLON. — MELART.
* Fisen, Foullon, Melart et les Chroniques manuscrites.
3 Hocsem, apud Chàpeàuville. — Fisen. — Joan. Prbsbtter.
15
— 170 —
La noblesse, ainsi réduite à ses propres forces,
acquit bientôt la conviction de son impuissance à
lutter contre les deux pouvoirs dont elle n'était
même plus la rivale. Elle essaya alors de la ruse
et de la trahison, et parvint à séduire l'un des
principaux chefs populaires, Jeau Dupont, le pre-
mier bourgmestre d'origine plébéienne.
Dupont était un homme adroit, ambitieux, con-
naissant l'art de fomenter les passions des masses;
il ne manquait pas d'une certaine éloquence, et ses
déclamations contre les nobles lui avaient acquis
une grande popularité. Dans l'espace de quelques
années, il fut nommé quatre fois maître de la cité.
En se voyant si souvent revêtu d'une dignité aussi
importante, et qui, avant lui, n'était conférée qu'à
des hommes de haute naissance, il méprisa ce
peuple qui l'avait élevé si haut; il ambitionna les
privilèges de la noblesse ; il rechercha l'amitié des
grands. Quelques lettres interceptées, une fortune
considérable, amassée en fort peu de temps, le firent
soupçonner d'avoir sacrifié les intérêts de la cité,
dans des contestations qui s'étaient élevées entre
l'Église de Liège et la comtesse de Hainaut. Jean
Surlet, dit du Lardier, l'un des principaux échevins,
se procura même, paraît-il, des preuves de cette
trahison, mais il garda le silence, en exigeant de
Dupont la promesse d'aider les nobles dan3 leurs
entreprises contre la bourgeoisie.
Un événement imprévu vint tout à coup relever
les espérances de la noblesse et mettre de nouveau
les partis en présence.
— 171 —
Thibaut de Bar, dont l'humeur chevaleresque
eût mieux convenu à un homme de guerre qu'à un
évêque, avait suivi l'empereur Henri VII en Italie.
Dans un combat que les troupes impériales livrè-
rent aux Ursins, dans Rome même, l'évêque de
Liège déploya la plus grande bravoure ; il se pré-
cipita au milieu des rangs ennemis, et, quoique
couvert de blessures, il continuait de combattre,
lorsqu'un soldat lombard le renversa de son cheval
et lui assena sur la tête un coup de hache dont il
mourut la nuit même f . A la nouvelle de cette
mort, le chapitre s'assembla sur-le-champ pour
élire un mambour. De leur côté, les nobles crurent
le moment favorable pour tenter un coup de main.
Surlet vint trouver Dupont qui était alors bourg-
mestre avec Jean de Saint-Martin, et lui rappela sa
promesse. Il sut en même temps flatter adroitement
sa vanité en lui faisant espérer le titre de chevalier,
et ne le quitta qu'après en avoir obtenu l'assu-
rance qu'il seconderait une réaction contre le peuple
et l'Église «.
Certains de l'appui des chefs de la commune,
les nobles s'opposèrent à l'élection du mambour par
le chapitre seul. » Le clergé, dirent-ils, accaparait
toutes les dignités de l'État, confondait les choses
profanes avec les choses sacrées, tandis qu'eux ne
se mêlaient en rien des affaires de l'Église; le
mambour étant appelé à commander l'armée, ils
1 JOAN. PRESBVTKR, apud ClIAPEADVILLE, II, p. 355.
* FlSEN, p. 49.
— 172 —
soutinrent que c'était là une charge convenant
essentiellement à un chevalier, et que les cha-
noines ne pouvaient la conférer à personne sans
la participation des grands. « Le chapitre répliqua
avec aigreur, que puisqu'il nommait l'évêque, il
avait aussi le droit de nommer son représentant,
et il proclama mambour, Arnould de Blankenheim,
prévôt de Saint-Lambert *.
Arnould de Blankenheim, quoique appartenant
à une famille patricienne, avait depuis longtemps
embrassé le parti de la commune contre les pré-
tentions de la noblesse ; c'était un homme instruit
et dont la parole savait très-bien se plier aux
formes populaires ; plus d'une fois aussi, il avait
donné des preuves d'un grand courage et d'une
valeur éclatante. Son élection fut donc très-bien
accueillie par les bourgeois, qui tous y virent la
garantie que, pendant la vacance du siège, leurs
privilèges seraient respectés. Arnould le prouva
effectivement quelques jours après : des chevaliers
du parti des Waroux, ayant, malgré la qmran-
taine, fait des incursions sur les terres de ceux.
d'Awans, il sortit de Liège, à la tête de quelques
gens d'armes, afin de châtier les audacieux qui
avaient enfreint la trêve de l'évêque, prit et rasa
la tour d'Hardoumont, et fit décapiter trois de ces
chevaliers f .
1 Fisbn. — Maktblios, Historia lossensis. — Jean d'Outrbmeusk.
— Zantplibt, apud Màrtknk, AmplUsima collectif V, p. 163.
2 Fisin, p. 49.
— 173 —
Cet acte de sévérité irrita, au plus haut point, la
puissante famille des Waroux; elle ne tarda pas à
s'unir aux échevins et à toute la noblesse de la
cité, pour déclarer aux chanoines qu'elle ne recon-
naîtrait pas Télection d'Arnould, et, dans une
assemblée des nobles, tenue à Huy, la dignité de
naambour fut conférée au comte de Looz.
A cette nouvelle, le chapitre mande le bourg-
mestre Dupont, Bouchard le Foullon, homme de
cœur et le rival de Dupont dans la faveur popu-
laire, Nicolas Balon et les autres membres du con-
seil de la cité; il leur rappelle l'étroite alliance
qui unit le clergé el la commune depuis grand
nombre d'années, leur parle du danger commun et
demande s'ils sont toujours disposés à résister aux •
tentatives de la noblesse? « Le danger est grand
en effet, réplique Dupont aux chanoines, mais
c'est vous qui l'avez provoqué; il ne vous reste
qu'un seul moyen de l'éloigner; annulez une élec-
tion que vous n'êtes pas en état de maintenir par
la force ; car n'espérez pas que moi, dont le pre-
mier devoir est de veiller à la sûreté des gens de
métiers, j'aille les exposer à une mort certaine, en
les envoyant combattre les nobles 4 . «
Cette réponse inattendue surprit étrangement
les chanoines; ils ne soupçonnaient pas encore une
telle trahison, mais Bouchard qui en savait quel-
que chose, répliqua sur-le-champ : « Et depuis
quand, mesâire Dupont est-il si avare du sang des
1 Fisen, p. 49.
15.
— 174 —
bourgeois, lui qui n'a pas su réprimer les excès des
chaperons blancs, lorsque chaque jour ils assail-
laient les gens du commun dans les rues?... Croit-
il que personne ne sache qu'il a trafiqué de ce sangr
dans la guerre avec le Hainaut ?... Quant à nous,
qui avons à cœur les privilèges de la commune,
nous saurons les maintenir et déjouer les complots
des traîtres. « Bouchard et Dupont échangèrent
encore quelques paroles assez vives, et, malgré les
réclamations du dernier, l'alliance de la commune
et du clergé fut de nouveau jurée 4 .
Par un hasard singulier, le lendemain, jour de
la Saint-Jacques, les élections aux fonctions mu-
nicipales avaient lieu; Bouchard fut nommé maître-
à-temps en remplacement de Dupont. Exaspéré
de cette nomination que ses intrigues n'avaient
pu empêcher, celui-ci n'en fut que plus décidé à
se ranger du parti des nobles, et s'empressa
d'instruire le comte de Looz de ce qui se passait
dans la cité.
Le comte s'était retiré à Huy avec toute la no-
blesse ; il y avait mandé les échevins de Dinant,
de Tongres, de Saint-Trond et des autres villes, et,
dans une assemblée solennelle, il avait été décidé
quelamambournied'Arnould deBlankenheim était
nulle et qu'elle appartenait de droit au comte. On
chercha ensuite les moyens de mettre à exécution
cette ordonnance, car on savait que non-seulement
le clergé, mais tous les hommes de la commune
1 Jean d'Outremeuse. — Fisen, p. 49.
— 175 —
étaient partisans de l'élection du prévôt. Attaquer
la ville de vive force, c'eût été un acte de folie
dont on ne pouvait espérer de succès. Y introduire
des gens armés, puis tenter un hardi coup de
main, était chose peu facile ; le peuple, prévenu
par les démonstrations hostiles de la noblesse, était
sur ses gardes. Enfin, on résolut de demander au
chapitre qu'il réunît une assemblée générale pour
y discuter les moyens d'accommodement ; que, ce
point accordé, les nobles pourraient, sans exciter
aucun soupçon, se rendre à Liège, accompagnés
de parents et d'écuyers *. Le chapitre acquiesça
aux désirs des barons, et l'assemblée fut fixée au
3 août suivant (1312).
Au jour indiqué, le comte se rendit à Liège, et y
entra vers dix heures du matin, par la porte de
Sainte-Marguerite. Il était à cheval; une lourde
hache d'armes pendait à l'arçon de sa selle ; on
voyait à ses côtés les chevaliers Surlet, Thiry de
Seraing, Jacques Chabot, Jean de Saint-Martin,
Francquaire de Saint-Servais et beaucoup d'autres
seigneurs, la plupart portant des chaperons blancs.
A la vue de cet ancien signe de discorde, quelques
murmures se firent entendre parmi les bourgeois,
mais les nobles n'y prirent point garde. Fièrement
campés sur leurs chevaux et suivis d'un grand
nombre d'écuyers et d'hommes d'armes agitant les
bannières de leurs maîtres, ils défilèrent lentement
à travers les rangs épais de la multitude, et s'avan-
1 Fisen, p. 50. — Jean d'Outremeuse.
— 176 —
cèrent jusqu'à l'église cathédrale de Saint-Lambert,
où le chapitre était assemblé.
Après avoir échangé quelques mots avec le
doyen, le comte prit la parole et discuta longue-
ment ses droits à la mambournie du pays ; il soutint
que cette dignité était héréditaire dans sa famille,
et qu'il devait, sous peine de forfaire à l'honneur,
la transmettre à ses descendants. Blankenheim
n'eut pas de peine à réfuter cette singulière préten-
tion ; le comte, dont le seul désir était de traîner
les affaires- en longueur, feignit d'avoir besoin de
quelques heures pour examiner mûrement les
assertions du prévôt, et demanda à être de nou-
veau entendu le lendemain. Le chapitre y consen-
tit; mais, en sortant, le comte prit à part les
chevaliers Surlet, Thiry de Seraing, le maïeur
Goffin des Changes, et leur dit : « Messires,
il est temps de mettre à exécution ce dont nous
sommes convenus à Huy ; partant, soyez prêts cette
nuit et je vous secourrai de telle sorte que nous
aurons le tout à notre volonté. » Il quitta aussitôt
la ville, promettant à ses complices d'y rentrer
pendant la nuit avec ses gens d'armes 4 .
A huit heures du soir, les principaux chefs du
complot, Surlet, de Saint-Martin, Thiry de Seraing
et le traître Dupont lui-même, se réunirent dans la
demeure du maïeur Goffin *. Surlet, l'un des plus
chauds partisans de la candidature du comte
1 Vieille chronique manuscrite. — Fisen.
3 Jean d'Outremeuse.
— 177 —
de Looz, proposa d'attaquer les bourgeois dans la
nuit même, et Dupont l'appuya vivement : « Il faut
en finir avec ces bourgeois que je hais autant que
meurtriers et larrons, s'écria ce dernier ; partant
soyons tous à minuit sur la place du Marché, et
que chacun se fasse accompagner de ses gens ;
quelques torches, jetées dans la halle aux viandes,
suffiront pour y mettre le feu, et nous aurons
"bon marché des bourgeois qui accourront pour
réteindre; pris à l'improviste, sans armes, sans
moyens de défense, ils ne sauraient nous opposer
une résistance sérieuse, et s'il s'en trouve qui
veuillent tenter les chances d'un combat, nous
n'aurons point de peine à les disperser. Pendant ce
temps, messire de Looz arrivera à notre aide avec
des renforts qui assureront notre triomphe. " Les
nobles applaudirent à cet exécrable projet; et
après avoir concerté plusieurs autres mesures qui
devaient assurer la réussite de l'entreprise, on
se quitta en promettant d'être à minuit sur le
marché 4 .
Cependant Arnould de Blankenheim veillait au
salut de la commune ; il s'était ménagé des intelli-
gences parmi les conjurés, et ceux-ci avaient à
peine quitté la maison du maïeur que le prévôt
fut informé du complot. Il prend aussitôt toutes
les mesures propres à le déjouer. Il envoie le
maître de la cité, Bouchard, prévenir les gouver-
neurs des métiers et faire mettre la bourgeoisie
1 Jean d'Outrbmeube. — Fisen.
— 178 —
sous les armes; les chaînes des rues sont tendues
dans les différents vinâves ; les bouchers emportant
leurs haches et leurs espafuts, viennent secrète-
ment occuper la halle aux viandes; les drapiers,
les vignerons, les tanneurs et les autres confréries
populaires ont ordre dç s'avancer vers le marché
au premier signal qui leur sera donné par la cloche
Henri. Enfin, le mambour lui-même, revêtant son
armure, s'enferme dans la cathédrale avec la plu-
part des chanoines et leurs nombreux varlets, et
tous y attendent avec résolution les événements
qui se préparent 1 .
Onze heures et demie venaient de sonner à la
grosse cloche de l'église de Saint-Lambert; le
marché commençait à se remplir de nobles et de
gens armés. En se rendant au lieu du rendez- vous,
les conjurés avaient bien remarqué quelque agi-
tation dans la cité, mais ils l'attribuèrent aux
événements de la journée et nul n'y prit garde.
A chaque instant, de nouveaux arrivants débou-
chaient par les rues qui avoisinent le marché.
Enfin , le maïeur , Surlet et les autres chefs
du complot parurent accompagnés d'un grand
nombre de leurs gens. Le rassemblement était
alors de plus de douze cents personnes.
La halle aux viandes que les nobles se propo-
saient d'incendier était un sombre et vaste édifice
en bois, contigu au marché et voisin de l'église
cathédrale. Le plus profond silence y régnait, et
1 FlSKN.
— 179 —
pas un des conjurés ne se doutait que les bouchers
fussent dans leurs loges. Des torches sont enfin
allumées et lancées dans l'intérieur du bâtiment ;
c'était le signal impatiemment attendu. Tout à
coup les portes de la halle s'ouvrent avec fracas,
et les bouchers, poussant d'épouvantables cla-
meurs, se précipitent avec furie sur les nobles.
Quoique surpris par une attaque aussi imprévue,
ceux-ci ne reculent point; les épées reluisent, les
haches se lèvent, le combat s'engage, et le bruit des
coups tantôt sourds, tantôt retentissants, se mêle
aux cris de guerre des chevaliers, aux hurlements
des bouchers et aux sons lugubres du beffroi, qui
retentit tout à coup, appelant la commune à la
défense de ses droits et de ses libertés.
Arnould de Blankenheim et ses amis, retirés,
comme nous l'avons dit, dans la cathédrale, atten-
daient l'arrivée des métiers avant d'aller prendre
part eux-mêmes à la mêlée. Cependant l'un des
chanoines, Gauthier de Brunshorn, conçoit l'espoir
d'arrêter cette grande effusion de sang; il se fait
ouvrir les portes du temple, et, se jetant au milieu
des chevaliers : « Barons, leur crie-t-il, que venez-
vous faire ici? Pourquoi ces armes et ces clameurs
forcenées? Ayez pitié de ce pauvre peuple, je vous
prie, et retournez en vos demeures!... « On ne
le laisse point achever ; les nobles l'entourent de
toutes parts; l'un d'eux le frappe au côté; un autre
à la tête, et le malheureux Gauthier, qui essaie en
vain de se défendre, succombe accablé par le
nombre de ses adversaires.
— 180 —
La mort du chanoine accroît la fureur des bou-
chers ; ils se précipitent derechef sur les barons,
et se fraient un chemin sanglant jusqu'au maïeur
qui tombe à son tour mortellement frappé. Au
même instant arrive Bouchard à la tête des dra-
piers, des febves, des vignerons et des tanneurs ; le
prévôt fait alors ouvrir les portes du temple, et
poussant le cri de Noire-Dame et Saint-Lambert, tous
fondent à la fois sur les chevaliers. Mais, quoique
cernés de toutes parts, les barons conservent une
attitude menaçante; calmes et impassibles, ils
opposent leurs armures et leur habitude des com-
bats à la sauvage impétuosité de cette populace
déchaînée.
L'ardeur du peuple diminuait cependant à me-
sure qu'il voyait l'inutilité de ses efforts, et le
bourgmestre qui s'en aperçut expédia sur-le-champ
des émissaires pour récla»mer le secours de tous les
hommes de la banlieue.
Le jour commençait à poindre et vint bientôt
éclairer ce sanglant spectacle. La foule, quoique
grossissant d'heure en heure, avait ralenti ses atta-
ques, et par une espèce d'accord tacite, il s'était
conclu entre les deux partis une trêve de quelques
instants. Dupont, qui jusqu'alors était demeuré
dans sa maison, écoutant de sa fenêtre ouverte le
bruit de la bataille, et s'informant de ce qui se
passait, ne tarda pas à se convaincre que, sans une
puissante diversion, les nobles ne pourraient plus
1 Fisbn, p.' 51. — Jean d'Ouîremeus*.
— 181 —
résister longtemps à ces masses, sans cesse repous-
sées et revenant sans cesse plus nombreuses et
plus terribles *. Il se hasarda donc lui-même au
dehors, et se glissant dans la foule, il chercha à
décourager le peuple en semant les bruits les plus
alarmants. Quelques lâches, redoutant un danger
dont rien cependant ne motivait l'existence, crient
déjà qu'il faut demander merci, mais Bouchard et
le prévôt arrivent; ils apprennent les tentatives de
Dupont, démasquent le traître, raniment le courage
des métiers et ordonnent de continuer le combat*.
Les nobles, affaiblis, épuisés par ces attaques
réitérées, et ne voyant pas arriver le comte de
Looz, songent enfin à la retraite. Mais Téchevin
Surlet qui dirigeait leurs mouvements, et qui
n'avait pas cessé de se distinguer, ne peut s'y ré-
soudre. Il presse, il encourage ses compagnons;
il leur démontre que s'ils parviennent à gagner
Publemont, ils sont sauvés ; que de cette position
élevée et naturellement fortifiée, ils pourront long-
temps encore braver les bourgeois et y attendre
en sûreté l'arrivée du comte.
Les nobles se dirigent, en effet, vers Publemont,
mais lentement et sans cesser de faire face à leurs
adversaires.
Le prévôt, que cette résistance opiniâtre irrite,
fond de nouveau sur les nobles avec un redouble-
ment d'énergie, en tue plusieurs, et parvient jusqu'à
1 Jean d'Ootrkmsuse.
8 Fisen. — Jean d'Outremeuse.
16
— 182 —
Surlet. Par malheur, quelques bourgeois seulement
avaient osé s'aventurer avec lui dans les rangs de
la noblesse ; il est entouré de toutes parts ; adossé
contre une muraille, il se fait un rempart des enne-
mis qu'il immole ; ses forces s'épuisent cependant;
son sang coule abondamment de plusieurs blessu-
res : il tombe enfin aux pieds de Surlet, qui lui
assène sur la tête un coup de hache à deux tran-
chants; un second coup l'achève, et son corps est
mis en pièces, malgré les efforts héroïques du
peuple pour se faire jour jusqu'à lui *.
La mort du prévôt a relevé le courage des nobles.
Un premier renfort de quatre à cinq cents hommes
d'armes, envoyé par le comte de Looz et annonçant
sa prochaine arrivée, entre à l'improviste dans la
cité par la porte de Sainte-Marguerite. Les métiers,
épuisés par un combat qui durait depuis plus de
dix heures, lâchent pied à leur tour. Une circons-
tance accablante vient encore augmenter leur
découragement : Dupont, dont jusqu'alors les ten-
tatives de démoralisation avaient échoué contre
l'extrême irritation du peuple, rentre aux yeux de
tous, dans les rangs de la noblesse.
Cependant Bouchard cherche à rallier les bour-
geois; il épuise son éloquence pour en obtenir un
dernier effort; mais ses paroles expirent, perdues
dans les murmures de la foule consternée. Tout à
coup une formidable clameur s'élève; de nouvelles
masses populaires arrivent; les habitants de la
1 Fisbn. — Jean d'Outrsmeoss.
— 183 —
banlieue, prévenus pendant la nuit par le maître
de la cité, accourent prendre part à l'action, et
ce secours inespéré change la face des choses.
Brisés par cette lutte affreuse qui durait depuis
plus de huit heures, les nobles reculent enfin, et
fuient en désordre vers les faubourgs ou cherchent
un refuge dans les habitations. Le plus grand
nombre s'efforce de gagner l'église de Saint-
Martin dont la position à l'extrême pointe de
Publemont, pouvait encore permettre de faire une
assez longue résistance.
Au même instant arrivent, d'un côté, les paysans
de Yottem, armés de tridents et de faux, de l'autre,
leshouilleurs d'Ans et deMontegnée, munis de leurs
pics, de leurs havresses et de leurs rivelaines, et
précédés de bannières où brille l'image de saint
Léonard, leur patron. A l'aspect de ces hommes à
la figure noircie, semblables à des démons sortant
des entrailles de la terre, trois cents nobles, saisis
de terreur, se jettent dans l'église *. Dupont veut
s'y élancer à son tour; mais ils le repoussent. " Va-
t'en, traître, s'écrient-ils, c'est à tes perfides con-
seils que nous devons tout ceci, va demander
gTâce aux bourgeois, tes pareils, nous ne te voulons
pas avec nous. «
Se voyant en butte à la haine des deux partis,
Dupont furieux veut au moins se venger avant de
mourir ; il saisit une pièce de bois et la poussant
- entre les deux battants de la porte, de manière à la
1 Fisen. — Jean d'Outremeuse. — Mblart.
— 184 —
tenir entrouverte : // Par Dieu et saint Lambert,
messires, s'écrie-t-il, puisqu'il en est ainsi, aucun
de vous n'en réchappera, et nous boirons tous au
même hanap 4 . // Youlait-il, en agissant ainsi,
donner le change au peuple sur sa trahison? C'est
ce que prétendent plusieurs chroniques manus-
crites. Quoi qu'il en soit, les nobles se barricadent
aussitôt dans l'église, tandis que la populace, se
précipitant sur Dupont, le massacre et met son
corps en lambeaux.
La vaste et belle église de Saint-Martin, célèbre
dans toute la chrétienté par l'institution de la
Fête-Dieu, avait été bâtie au dixième siècle par
l'évêque Eracle, prédécesseur de Notger. Située à
l'ouest de la cité, elle dominait presque tous les
points environnants. Souvent elle avait été témoin
de grandes et imposantes cérémonies, mais jamais
elle n'avait vu un spectacle si étrange. Un peuple
furibond l'étreignait de toutes parts et faisait des
efforts inouïs pour y pénétrer. Voyant que le choc
des poutres les plus lourdes, des blocs de pierre
les plus énormes en ébranlait à peine les portes,
les bourgeois changèrent de projet. Un instant,
les nobles se crurent sauvés, mais cet espoir ne
tarda pas à s'évanouir. Des amas de bois et de
paille, des tonneaux de goudron et d'autres ma-
tières inflammables, sont amoncelés sous les murs
de l'église. Le feu y est mis aux acclamations de
la multitude, et le corps mutilé et déchiqueté de
1 Chroniques manuscrites, — Fissn.
— 185 —
Dupont est la première proie qu'il dévore f . Bien-
tôt l'incendie se propage; les vitraux éclatent;
quelques têtes de nobles apparaissent dans les
intervalles vides des cadres de fer; mais le peuple
qui les aperçoit les repousse impitoyablement.
Déjà les flammes serpentent dans l'intérieur du
temple et gagnent la charpente. D'inutiles tenta-
tives sont faites par les nobles pour en arrêter les
progrès ; les murailles se lézardent, des pièces de
bois enflammées tombent au milieu d'eux; une
fumée suffocante les enveloppe, les aveugle et les
fait trébucher à chaque pas contre les débris des
statues et des autels qui se renversent. Les cheva-
liers, cependant, gardent une contenance intrépide;
l'extrême danger qui les environne n'a point af-
faibli leur courage; du haut de la tour où quelques
uns sont montés, ils promènent sur la foule un
regard fier et dédaigneux. Tout à coup un affreux
craquement se fait entendre. L'église entière
s'ébranle et s'écroule avec un épouvantable fracas,
ensevelissant sous ses décombres fumants, non-
seulement les barons qui s'y étaient réfugiés, mais
encore un grand nombre d'hommes du peuple qui
s'en étaient approchés de trop près f .
Le comte de Looz parut en ce moment à l'entrée
du faubourg ; il avait vu de loin les flammes de
1 Mblart. — FlSBN.
* ... Les brulans et frïcassans tous, sans qu'aucun eschapast
de ceste incendie... Melart. — Zantfliet, apud Marte ne. —
Chroniques manuscrites. — Fisen. — Foullon, etc.
16.
— 186 —
l'incendie, mais il n'apprit que là les événements
de la nuit et le résultat de la lutte. Aussitôt il
rebroussa chemin; mais sa retraite ne s'effectua
pas sans difficulté : les paysans de Grâce, de Saint-
Nicolas, de Montegnée et des villages voisins
l'attaquèrent, lui tuèrent près de trois cents hom-
mes et mirent le reste en faite.
Les passions populaires, excitées par le ressenti-
ment d'une longue injustice et par l'instinct de la
vengeance, se déchaînèrent alors avec une effroya-
ble férocité. Les gens des métiers coururent piller
les hôtels des échevins et des chevaliers ; ils les
traquèrent eux-mêmes par toute la ville comme des
bêtes fauves, et massacrèrent tous ceux qui tom-
bèrent entre leurs mains. Ce fut à grand'peine que
le maître de la cité Bouchard et le chapitre arrê-
tèrent enfin ces épouvantables réactions.
La Mal Saint-Martin, comme on appela par la
suite cette sanglante journée, porta un coup ter-
rible à la chevalerie liégeoise; elle ne s'en releva
jamais. Six mois après, un arrangement fut conclu
à Angleur, entre le peuple et les nobles ; on y lit
cette clause importante : » Désormais nul ne pourra
faire partie du conseil de la commune, s'il n'ap-
partient aux métiers. «
Cest ainsi qu'à Rome, autrefois, le patricien qui
aspirait au tribunat, devait d'abord descendre, par
l'adoption, dans une famille plébéienne.
LA PAIX DES DOUZE
OU
LES AWANS ET LES WAROUX.
« 1335-
Pois Tan 1335 que pais fust faicte des lynages
dessurdis, sont tous chis lynages oblicis, et
tout amour, charnallteit et senriebe refroidie,
car chevaliers et escuvriers des lynages dessur-
dis n'ont besongne de nul serviche, partant
qu'il ne soy puelent werier por le loyen dcl
pais des Douze, se n'ont cure de savoir qui
sont leur cuiiens.
Jacques di Hbmbicol'bt.
LA PAIX DES DOUZE
OU
LES AWANS ET LESWAROUX.
L'administration des villes par l'aristocratie
féodale allait désormais faire place au gouverne-
ment des communes par les métiers. L'échevinage
même, que les nobles avaient jusqu'alors possédé
sans partage, finit par tomber entre les mains des
bourgeois. Adolphe de la Marck, successeur de
Thibaut de Bar, remplaça les échevins morts à la
Mal Saint-Martin par des hommes pris dans le
commun peuple : // Il transféra le grand sang de la
nation dans les métiers, s'écrie douloureusement
l'un de nos chroniqueurs, et ainsi disparut peu à
peu tout honneur de chevalerie '. //
1 Jean d'Outremeuse.
— 190 —
L'avènement de la bourgeoisie au maniement
des affaires publiques fut marqué par d'importantes
tentatives d'améliorations sociales : la liberté ci-
vile et politique des Liégeois reçut en même temps
une consécration écrite et solennelle par la paix de
Fexhe, conclue le 18 juin de Tan 1316. Cette paix
célèbre confirma derechef les garanties person-
nelles mentionnées dans la grande charte d'Albert
de Cuyck ; elle déclara que les bourgeois ne pou-
vaient être distraits de leurs juges naturels, et que
chacun devait être mené par loi et jugement des
échevins ; elle stipula, en outre, certaines péna-
lités contre les violateurs de la loi, proclama for-
mellement le grand principe de l'intervention po-
pulaire dans l'administration de l'État, et décida
que le pouvoir législatif résidait tout entier dans
la nation 4 .
// Partant, y est-il dit, que chacun, selon sa con-
dition, est tenu de travailler autant qu'il est en lui
à ce que la chose commune soit réglée et main-
tenue de manière que tous puissent vivre paisi-
blement et que les malfaiteurs soient punis, nous
l'évêque et le chapitre, nous les chevaliers et nous
les communautés du pays, avons ensemble or-
1 La paix de Fexhe a été publiée dans la plupart des recueils
qui ont rapport à l'histoire de Liège. L'original n'existe point aux
Archives de la province, mais on en trouve des copies fort an-
ciennes dans les registres aux paix et concordats, qui font partie
du grand greffe des échevins. Cette paix est aussi transcrite dans
le beau cartulaire de Sainte-Croix, conservé aux Archives de
l'État, à Liège.
— 191 —
donné et ordonnons que les franchises et les
anciens usages des bonnes villes et du pays de
Liège soient dorénavant maintenus et préservés de
toute atteinte; que chacun soit mené et traité par
loi et jugement d'éehevins ou d'hommes, et pas
autrement, excepté les cas appartenant à la hau-
teur de l'évêque, à savoir l'homicide et le droit de
brûler la maison du coupable.
» Et afin que cette ordonnance soit mieux obser-
vée, nous évêque, et nos successeurs, devons et
devrons commander à tous nos officiers, maré-
chaux, baillis, prévôts, gouverneurs de châteaux,
maïeurs, et à tous autres qui tiendront de nous
quelque office, et leur ferons jurer, à leur récep-
tion, de traiter chacun, par loi et jugement,
comme il est dit ci-dessus.
h Et s'il arrivait, puisse-t-il n'arriver jamais!
que l'un de ces officiers contrevînt à cette ordon-
nance, c'est-à-dire qu'il menât quelqu'un hors loi
et jugement, il sera tenu d'indemniser celui à qui
il aura causé préjudice en agissant de la sorte.
S'il récidive, nous et nos successeurs devrons le
punir selon la gravité de son délit.
a Et si nous ou nos successeurs, évêques de
Liège, ou notre mambour en cas d'absence, étant
requis de la part de celui qui aura souffert le dom-
mage ou par tout autre, négligions de faire réparer
l'attentat dans la quinzaine après que la plainte
aura été adressée, l'offensé pourra exposer ses
griefs à notre chapitre, lequel, en pareil cas, devra
incontinent, et sans malengien, nous requérir de
— 192 —
les faire redresser dans la quinzaine suivante, ou
de réparer le tout en fournissant le dommage à
nos dépens.
// Et si nous ne déférons pas à la requête de
notre chapitre dans cette seconde quinzaine, alors
celui-ci se mettra avec le pays contre nous, afin
de nous y contraindre de la manière qu'il trou-
vera la plus convenable, et il enjoindra en même
temps à tous les juges de cesser leurs fonctions
jusqu'à ce que l'atteinte portée à la loi ait été
réparée.
// Il a été en outre convenu par nous tous que
si, en aucun cas, les loix et les coutumes parais-
sent trop faibles, trop rigoureuses ou trop obscures,
il y sera remédié en temps et lieu par le sens du
pays, h c'est-à-dire, par l'avis et le consentement
unanimes des trois ordres de l'État, le clergé, la
noblesse et la bourgeoisie.
La paix de Fexhe ramena quelques moments de
calme dans nos provinces, mais ils ne furent pas
de longue durée. Une rivalité de commerce entre
deux villes voisines l'une de l'autre, Dînant au
pays de Liège, sur la rive droite de la Meuse, et
Bouvigne, sur la rive gauche du même fleuve, dans
le comté de Namur, interrompit de nouveau la
tranquillité publique 4 .
La place de Bouvigne avait jadis beaucoup plus
d'importance qu'à présent, et son château passait
même pour une excellente forteresse; du côté de
1 Jean d'Outremeuse. — Hocsem. — Joan. Presb7Tkr.
— 193 —
la plaine, la ville était entourée d'épaisses mu-
railles, ce qui la rendait, en temps de guerre, d'un
accès extrêmement difficile. Dinant était aussi
alors bien plus renommée qu'aujourd'hui ; elle
faisait un trafic considérable avec la haute Meuse
et. le nord de la France ; elle exportait au loin,
en Allemagne, en Angleterre et ailleurs ses cui-
vreries si renommées, ces admirables dinanderies
dont on possède encore aujourd'hui quelques pré-
cieux restes 1 . C'était, pour le commerce et l'in-
dustrie, la première ville du pays après Liège.
La rivalité de Bouvigne et de Dinant datait de
loin et avait à diverses époques occasionné des
démêlés sanglants. Ce furent cette fois les Dinan-
tais qui commencèrent les hostilités : le £ no-
vembre 1319, ils prirent tout à coup les armes,
entrèrent dans Bouvigne et allèrent y piller les
manufactures. A leur tour, les Bouvignois, ren-
forcés par un certain nombre de soldats, que leur
avait envoyés secrètement le comte de Namur,
cherchèrent à surprendre leurs ennemis *. Ils se
partagèrent en deux corps, et pendant que le
premier faisait mine de s'avancer résolument vers
Dinant, comme pour l'attaquer, l'autre se plaça
en embuscade dans un petit bois qui longeait le
chemin.
Les choses se passèrent ainsi que les habitants
de Bouvigne l'avaient présumé; les Dinantais, .
1 Voy. les fonts baptismaux de Saint-Barthélemi, à Liège.
* Jean d'Outremeuse. — Hocsem. — Joàn. Presbvter.
17
— 194 —
voyant l'ennemi au pied de leurs murailles, sor-
tirent incontinent de la ville et tombèrent avec
impétuosité sur les assaillants qui se replièrent
aussitôt vers le lieu de l'embuscade ; les Dinantais,
s'étant lancés imprudemment à leur poursuite,
allèrent se jeter au beau milieu de l'ennemi *. Un
grand nombre d'entre eux sucombèrent; il n'y
eut de merci pour personne, pas même pour les
prisonniers, qui furent tous inhumainement égor-
gés.
L'évêque de Liège alors prit fait et cause pour
les Dinantais; de son côté, le comte de Namur
déclara qu'il soutiendrait ses gens de Bouvigne, et
la guerre fut déclarée. Le duc de Brabant inter-
posa heureusement sa médiation et la paix fut
enfin conclue le 13 novembre 1322.
Les difficultés avec le pays de Namur venaient à
peine d'être assoupies que la guerre privée des
Awans et des Waroux, qui durait depuis si long-
temps, recommença avec une nouvelle fureur ; des
rencontres sanglantes eurent lieu à Waremme, à
Berlo, à Saint-Trond; mais loin d'amortir le feu
des dissensions, le nombre des victimes ne faisait
qu'augmenter celui des combattants. A l'expira-
tion de chaque quarantaine, on voyait des barons,
qui jusqu'alors s'étaient abstenus de prendre les
armes, venir se ranger du côté des uns ou des
autres * ; les villes elles-mêmes finirent par s'inté-
1 Jean d'Outhemeuse. — Joan. Presbtter. — Hocsem.
* Hkmricourt, p. 345.
— 195 —
resser à cette grande querelle de la noblesse ; Liège
embrassa le parti des Awans, tandis que Huy se
déclarait pour les "Waroux.
La plupart des anciens chefs qui avaient entre-
pris cette guerre étaient morts ou avaient été rem-
placés par d'autres. A l'époque où nous sommes
arrivés, c'est-à-dire en 1325, le capitaine des Awans
était Guillaume, châtelain de Waremme; Henri,
seigneur de Hermalle, commandait les Waroux.
La haine que se portaient ces deux puissants
barons n'était ni moins vive, ni moins profonde
que celle qui, trente ans auparavant, divisait mes-
sires Humbert Corbeau d'Awàns et Guillaume le
Jeune de "Waroux. Comme eux, ils étaient sans
cesse à s'épier, et cherchaient à se nuire le plus
possible 4 .
Un jour que Henri de Hermalle, accompagné de
ses gens, se rendait au village de Herck, près de
Tongres, il tomba dans une embuscade que lui
avait dressée le châtelain de Waremme, et il y fut
tellement maltraité qu'il ne donna bientôt plus
signe de vie. Après l'avoir tourné et retourné en
tous sens, ses assassins, le croyant mort, remon-
tèrent à cheval et s'en allèrent 2 .
Ils étaient déjà loin quand l'un d'eux, messire
Arnould de Jehain, frère du châtelain de Wa-
remme, et qui haïssait le seigneur de Hermalle
plus que tout autre, s'avisa de revenir sur ses pas
1 Hemricourt, Miroir des nobles de Hesbaye.
* Id., ibid. y p. 340.
— 196 —
afin de bien s'assurer s'il n'était plus en vie. Il
retrouva le corps dans la même posture où il venait
de le laisser ; néanmoins il tira derechef son épée,
et lui en porta un coup terrible de bas en haut, en
s'écriant : « Sire de Hermalle, sire de Hermalle, tu
t'étais vanté que je périrais un jour de ta main,
mais ton orgueil est abattu et ta parole faussée,
car te voilà frappé de la mienne. " Puis il s'éloigna
et courut rejoindre ses compagnons *.
Cependant, les valets du sire de Hermalle recueil-
lirent leur maître et le transportèrent à Herck, où
il guérit de ses nombreuses blessures. Le chef des
Waroux n'eut plus alors un moment de trêve qu'il
ne se fût vengé. Il manda les chevaliers de son
lignage et beaucoup d'autres encore, leur remon-
tra la violence qu'on lui avait faite, et comme il
était riche et fort remuant, il embrouilla tellement
les affaires, dit Hemricourt, qu'il eut mis en peu
de temps tout le pays en feu *.
Les quarantaines prescrites par l'évêque, à la
suite des dernières rencontres, expiraient le
24 août 1325 ; le sire de Hermalle, prenant l'ini-
tiative, envoya défier le châtelain de "Waremme, et
lui fit savoir que le dimanche suivant, jour de la
Saint-Barthélemi, il irait abattre la porte de son
château de Haneffe. Des deux côtés, on se prépara
donc à la guerre. De tous les points de la Hesbaye
et du Condroz les barons arrivèrent avec leurs gens
1 Hemricourt, p. 340.
*lD.,p. 341.
— 197 —
d'armes et leurs vassaux; les Berlo, les Gaillard
de Chaynée, les Des Prez de Neuvice, les Colons-
ter, les Chabot, les Julémont, les Charneux, les de
Cerf de Huy, les Chantemerle et beaucoup d'autres
vinrent se ranger sous la bannière du sire de Her-
malle, tandis que les Surlet de Liège, les Chau-
veau de Vivegnis, les Diavelos de Herstal, les
sires de Rummen et de Villers-aux-Tours, les
Haneffe et les Hozemont se joignirent au châtelain
de Waremme 4 .
Au jour de la bataille, les Awans se trouvèrent
réunis au nombre de plus de deux cent soixante et
dix chevaliers ; il y en avait trois cent cinquante
parmi les Waroux, sans compter une foule de gens
de pied qui accompagnaient leurs seigneurs.
Les deux troupes ennemies se rencontrèrent le
25 août dans la plaine de Dammartin. Aussitôt le
châtelain de Waremme se fit armer de toutes
pièces. Le chef des Awans était un homme extra-
ordinairement gros et fort, et de la plus haute
stature qu'il y eût dans le pays *. Quand on lui
amena son grand cheval de combat, Moreau de
Dave, il eut besoin de deux hommes vigoureux
pour se mettre en selle. Quelques-uns de ses amis
le blâmaient d'avoir revêtu une armure tellement
pesante qu'il lui était presque impossible de se
mouvoir : « Or ça, taisez-vous, leur dit-il, et ne
1 Hembicourt, Guerre* d' Awans et de Waroux. — Jean d'Ou-
tremeuse.
2 Hemricoort.
17.
— 198 —
vous mettez pas en peine, je vous jure que s'il en
a fallu deux pour m'y placer, quatre et plus ne
m'en feront pas descendre. Laissez faire Dieu et
monseigneur saint Georges à qui je me recom-
mande 4 . //
Pendant ces préparatifs du chef des Awans, les
capitaines avaient rangé leur monde; les bannières
des lignages avaient été déployées, et les pennon-
ceaux flottaient au vent. Les chevaliers et les
écuyers s'étaient placés en avant et sur une seule
ligne, chacun tenant son heaume suspendu à l'ar-
çon de la selle de son cheval; les gens de pied se
trouvaient derrière la cavalerie, comme cela se
pratiquait généralement alors.
On allait en venir aux mains lorsque on vit pa-
raître entre les deux armées Gérard Sougnet et
Goffin de Fetinne, tous les deux hommes de fief
de l'évêque, et qui, haletants et couverts de sueur,
accouraient proclamer la quarantaine de par mon-
seigneur de Liège; mais les barons ne fiïent pas
semblant de les entendre, ils se couvrirent aussitôt
de leurs heaumes, et donnant violemment de l'épe-
ron dans le ventre de leurs destriers, ils se préci-
pitèrent les uns contre les autres et engagèrent le
combat *.
Le premier choc fut terrible et coûta la vie à
plus d'un baron; les gens de pied donnèrent à leur
tour ; ils se jetèrent résolument au milieu des che-
1 Hemricourt, p. 356.
* Id.
— 199 —
vaux, des lances et des armures, s'efforçant de
désarçonner les cavaliers et les assommant ensuite
à grands coups de maillet.
Les chefs des deux partis opposés se rencon-
trèrent enfin et s'attaquèrent avec un acharnement
inouï. Le sire de Hermalle était petit de taille,
mais brave outre mesure * : il montait un excel-
lent destrier et avait à ses côtés ses cousins Raes et
Eustache, sires de Chantemerle, qui ne s'occu-
paient qu'à parer les coups dirigés contre lui.
Bobert de Trugnée et Thomas de Hemricourt rem-
plissaient le même office auprès du châtelain de
Waremme.
La lutte des deux champions durait depuis quel-
ques instants, lorsque le cheval de sire de Her-
malle s'abattit et renversa son cavalier. Aussitôt
Arnould de Jehain saute à terre, monte sur le
corps du chef des Waroux et lui brise la tête d'un
coup de hache. Mais, au même instant, il tombe
lui-même ainsi que son frère Butoir, frappé par
les Chantemerle *. Alors le combat fut une vraie
boucherie ; furieux de la mort des siens, le châte-
lain de Waremme se précipite au travers des rangs
ennemis, renverse tous ceux qui osent se mesurer
avec lui, et fait des Waroux un horrible carnage.
Les Berlo et les de Ville abandonnèrent les pre-
miers le champ de bataille; les autres se défen-
dirent quelque temps encore avec vigueur, mais
1 Hemricourt.
2 Id.
— 200 —
la victoire appartint décidément aux Awans 4 .
Depuis cette sanglante rencontre, dit Jacques de
Hemricourt, les chevaliers des deux lignages se
renfermèrent dans leurs châteaux et n'adres-
sèrent plus aucun mandement général à leurs
amis pour s'assembler et se battre à certains
jours fixés, comme cela s'était pratiqué jusqu'alors.
Il n'y eut plus entre eux que des défis isolés et de
simples escarmouches sans grande importance.
Enfin, après trente-huit années de guerre, un
arrangement fut conclu entre les Awans et les
Waroux, le 13 mai 1335. Les chefs des deux partis,
au nombre de douze, s'étant assemblés à l'abbaye
de Saint-Laurent, près de Liège, y convinrent des
points suivants * :
// Il y aura paix éternelle entre les familles, et
amnistie générale des guerres, meurtres, combats,
haines, rancunes, dépits, injures, dommages,
crimes, larcins, incendies et d'autres méfaits,
sans en excepter qui que ce soit, et sans que
personne puisse jamais adresser aucunes plaintes
à monseigneur de Liège au sujet de ces dom-
1 Hemricourt. — Jean d'Outremeuse. — Li balaie di Dommar-
tin, vieille chanson publiée dans le Choix de chansons et poésies
wallonnes, recueillies par MM. B. etD. Liège, Félix Oudart, 1844,
in-8*.
* Le texte bien complet de la Paix des Douze se trouve dans la
Chronique de Jean d'Outremeuse, manuscrit de la bibliothèque de
Bourgogne, vol. 11, fol. 298 etsuiv. Salbray, l'éditeur de Jacques
de HEMRicour.T, n'en a publié qu'une traduction, et en a retranché
plusieurs pièces qui doivent y être jointes.
— 201 —
mages, lesquelles plaintes sont déclarées nulles
pour l'avenir.
// En mémoire perpétuelle de la réparation des
désordres qui ont pendant si longtemps désolé le
pays, il sera construit, en lieu convenable, une
église consacrée à la Vierge, mère de Dieu, et aux
douze apôtres. Les chevaliers du lignage des
Waroux, par forme d'amende et en expiation de
leurs crimes, contribueront à la construction de
cette église pour une somme de trois mille cinq
cents livres, en bonne monnaie de Liège; le
lignage des Awans fournira également pour sa
part quatre mille livres de même monnaie, les-
quelles sommes compenseront les pèlerinages
auxquels les coupables devraient être condamnés.
n Pour tout ce qui surviendra par la suite, au
pays et diocèse de Liège, entre les familles divi-
sées, comme mort d'homme, membre mutilé ou
estropié, plaie ouverte, effusion de sang, blessure,
combat, coups, paroles outrageantes ou autres
injures, les coupables seront punis comme pour
de nouveaux attentats, et ne seront compris dans
le châtiment que ceux-là mêmes qui auront com-
mis le mal, laissant en liberté tous leurs adhérents,
afin de ne point renouveler ces funestes dissen-
sions.
// Les infractions à la paix seront punies de la
manière suivante :
» L'homicide recevra la mort, s'il est prouvé
par les informations qu'il la mérite réellement.
Dans le cas contraire, il sera chassé du pays et
— aoa —
sujet à la poursuite de monseigneur de Liège.
Les amis et les parents de la victime n'entrepren-
dront aucune guerre à ce propos, sous peine de
bannissement.
» Quiconque privera quelqu'un d'un membre
devra perdre ce même membre. Si le coupable
échappe, il sera banni du diocèse et soumis à la
poursuite de monseigneur de Liège, pendant un
espace de vingt ou de quarante années ; au bout
de ce terme, il aura seulement satisfait à la jus-
tice de l'évêque, et, pour rentrer dans le pays, il
devra également satisfaire à celle du seigneur par-
ticulier du lieu où le crime aura été commis.
« Pour ce qui concerne les offenses ou autres
injures, le plaignant pourra avoir recours à la loi
du pays dans le délai fixé, ou s'adresser au tribunal
des douze, institué par la présente paix, et dont les
membres, nommés à vie et choisis par moitié
parmi les Awans et les Waroux, seront juges de
tous les différends qui s'élèveront désormais entre
les descendants de Raes de Dammartin *. »
La Paix des Douze, comme on nomma cet arran-
gement, brisa les liens qui jusqu'alors avaient uni
entre eux les membres d'un même lignage, et
devint une cause de ruine pour la chevalerie lié-
geoise, dont la puissance, à dater de cette époque,
alla déclinant de jour en jour 2 .
1 Paix des Douze, dans Jean d'Outremeuse. Nous ne donnons
que la substance des principaux articles de cette paix.
2 Jacques de Hemricourt, Miroir des nobles de Hesbaye, p. 267.
— 203 —
Ce fut précisément à la fin de cette longue
g-uerre des barons, et comme au soir même de la
bataille, que naquirent à Liège les deux chro-
niqueurs qui devaient nous conserver le souvenir
de tous ces preux et nous raconter les temps
héroïques de la patrie : Jacques de Hemricourt
vit le jour en 1333 ; Jean d'Outremeuse cinq ans
plus tard.
JEAN SANS PITIÉ
OU
LA BATAILLE D'OTHÉE.
— 1408
18
Très-bonnes gens qui chu Iiseis, entendeis
quelles terribles venganebes, et en quantes
manières fut fia gel le is ton li paiis de Liège et
del eonteît de Loos, et fat mys è grant poroteit
et en grant seirvage.... dont tant de milbes
d'hommes périrent, et tant de mais avinrent et
accrurent desquelles en grant doleur nos
récitons.
Jlâl m Stayiiot.
JEAN SANS PITIE
OU
LA BATAILLE D'OTHÉE.
Le règne d'Adolphe de la Marck et celui d'En-
glebert de la Marck, son successeur, furent très-
agités et donnèrent lieu à plus d'une insurrection
sanglante, et à des répressions qui ne le furent pas
moins. Mais, bien loin d'être étouffé, l'esprit muni-
cipal, l'esprit de liberté civile se fortifiait et deve-
nait plus énergique dans son développement, à
mesure qu'on lui opposait de plus fortes entraves.
Aucuns revers n'ébranlaient ces âmes courageuses,
ces artisans infatigables à poursuivre la grande
œuvre de leur indépendance. A la plus légère
atteinte portée aux privilèges des villes, les métiers
se soulevaient; ceux qui unissaient leurs bras pour
le travail ne les retiraient point au jour du combat.
— 208 —
L'évêque, privé de ses milices féodales par la ruine
du patriciat, et ne recevant aucune assistance
de l'Empire, alors cruellement déchiré par des
divisions intestines, n'avait en définitive que des
forces insignifiantes à opposer aux communes.
S'il parvenait, à l'aide de ses alliances et des ren-
forts qu'elles lui procuraient, à soumettre les
bourgeois , son triomphe n'était qu'éphémère ;
bientôt éclataient de nouveaux orages, et le fruit
de plusieurs années de luttes sanglantes et d'efforts
surhumains disparaissait en un seul jour.
Sous Jean d'Arkel et Arnould de Horne, la bour-
geoisie atteignit enfin au but qu'elle poursuivait
depuis plus de deux siècles. Une loi consacre la
responsabilité des agents du pouvoir exécutif à
tous les degrés, et organise d'une manière définitive
le célèbre tribunal des Vingt Deux (1372); la no-
blesse est exclue de toute participation à la magis-
trature; on proclame que nul ne sera nommé
bourgmestre à moins qu'il ne soit affilié à quelque
métier (1384). La principauté de Liège, comprenant
le Condroz, la Hesbaye, le comté de Looz, le mar-
quisat de Franchimont, la seigneurie de Bouillon
et l'Entre-Sambre-et-Meuse, forme alors une sorte
de république fédérative ; le pouvoir, après avoir
appartenu à l'aristocratie et à l'épiscopat, est déféré
à la nation , représentée par les trois états du
pays; la souveraineté est exercée par tous. Liège,
dit avec raison un écrivain moderne, présente en
ce moment l'image de la plus complète égalité qui
se soit rencontrée jamais ; les petits métiers votent
— 209 —
comme les grands, les ouvriers comme les maîtres,
les apprentis même ont suffrage. Le conseil de la
cité épiscopale compte lui seul plus de deux cents
membres '.
L'exercice des droits populaires est une grande
école de patriotisme; il élève l'ânie, développe dans
le cœur de l'homme des vertus sublimes, et pro-
duit parfois les plus héroïques dévouements. La
suite de ces Eécits nous en fournira plus d'un
éclatant exemple.
Pendant qu'à Liège l'esprit démocratique se dé-
veloppait avec tant d'énergie, un nouvel État s'était
formé dans l'ancienne Lorraine, celui des ducs de
Bourgogne, à qui échurent successivement la
Flandre, l'Artois, la Franche-Comté, Eethel, Ne-
vers, Malines, Anvers, le comté de Namur, les
duchés de Brabant et de Lim bourg, enfin, en 1433,
les comtés de Hainaut, de Hollande, de Zélande et
de Frise, et, dix ans plus tard, le duché de Luxem-
bourg. Ces riches possessions placèrent naturelle-
ment la maison de Bourgogne au premier rang
parmi les plus considérables de l'Europe.
Il ne fallut pas moins qu'une aussi grande puis-
sance pour venir à bout des Liégeois; ce petit
peuple d'ouvriers, enserré de tous les côtés à la
fois par ce redoutable voisin, voyant par lui
dépérir peu à peu son industrie et se fermer les
canaux de son ancienne prospérité matérielle, ne
cessa pas de résister avec une constance, une
1 Michelet, Histoire de France.
18.
— 210 —
intrépidité vraiment admirables. Il succomba, mais
aucune nation n'a fait à sa liberté d'aussi belles
funérailles.
L'épiscopat de Jean de Bavière, successeur d'Ar-
nould de Horne, ouvre cette longue série de
vicissitudes tour à tour pénibles ou glorieuses, au
milieu desquelles s'acheva l'orageuse existence des
communes liégeoises.
Jean de Bavière, fils d'Albert, comte de Hainaut,
de Hollande, de Zélande et de Frise, n'avait que
dix-sept ans lorsqu'il fat promu à l'évêché de
Liège par le chapitre de Saint-Lambert. Le peuple
vit ce choix avec peine ; l'élu était un prince allié
à plusieurs maisons souveraines; l'une de ses
sœurs avait épousé Jean, duc de Bourgogne; l'autre
était femme de Wenceslas, empereur d'Allemagne;
les bourgeois comprenaient que leur indépendance
courrait des risques avec un tel évêque; mais le
pays de Liège était terre d'église; une bulle pon-
tificale approuva l'élection et tout fut dit.
Le 10 juillet 1390, jour de l'entrée solennelle du
prince dans la cité, un bourgeois, qui assistait au
banquet offert à l'élu, s'étant permis contre lui
quelques plaisanteries assez piquantes, l'impru-
dent paya cher sa franchise : traîné à l'instant sur
la place du Marché, il y fut battu de verges, en-
suite on lui coupa le poing, pour refréner et arrester
la pétulance des langues semblables, dit à ce sujet un
de nos plus naïfs chroniqueurs *.
1 Mélart, Histoire de la ville et du château de Huy.
— 211 —
Le caractère ardent de Jean de Bavière, son pen-
chant au plaisir, une soif excessive de l'or, lui
eurent bientôt aliéné le cœur des Liégeois. La
résistance énergique qu'opposèrent aux volontés
du prince les Heytkois, on désignait sous ce nom
les partisans de la cause populaire, fut suivie de
nombreuses exécutions, et ces mesures violentes,
loin de calmer l'effervescence, aigrirent de plus en
plus les esprits. Un moment, les sages dispositions
de la paix des Seize, conclue à Tongres, parurent
devoir ramener la tranquillité, mais la conduite
légère du prince ne tarda pas à soulever de nou-
veaux troubles. On accusait publiquement Pélu de
s'être ligué avec le duc de Bourgogne et d'avoir
traité secrètement avec ce dernier pour qu'il l'ai-
dât à s'emparer des villes du pays et à séculariser
la principauté ; on lui reprochait surtout de con-
server le caractère de laïque, malgré la promesse
qu'il avait faite de prendre les ordres sacrés quand
son âge le lui permettrait. Le prince resta sourd à
ces remontrances et le soulèvement devint général.
Les communes renouvelèrent leurs anciennes
alliances, jurant de s'entr'aider contre tous ceux
qui oseraient attenter à leurs franchises et à leurs
privilèges ; les Heydrois proscrits furent rappelés,
les partisans du prince bannis, et le prince lui-
même, forcé d'abandonner Liège, se réfugia à
Maestricht *.
1 Bouille. — Fisen. — Foullow. — Zantplibt, apud Màrtenb,
Amplissima collectio. — Suffridb, apud Chapeauvillb.
— 212 —
Les états du pays assemblés procédèrent aussitôt
à Félection d'un mambour ; tous les suffrages se
portèrent sur Jean de Rochefort, personnage in-
fluent et renommé pour ses grands talents mili-
taires ; mais le sire de Eochefort était encore plus
prudent que brave ; il refusa le périlleux honneur
qu'on voulait lui déférer, et reprit incontinent le
chemin de son château.
Alors on jeta les yeux sur Henri de Horne, sire
de Perwez, et parent de ce même Eochefort. C'était
un bon et respectable seigneur, déjà vieux il est
vrai, mais qui avait passé sa vie entière dans les
camps, et très-capable encore de bien conduire une
armée *. Jean de la Chaussée, bourgmestre de
Liège, se chargea de cette négociation ; il feignit
un pèlerinage à la bonne vierge de Halle, et se
rendant secrètement auprès du sire de Perwez, il
lui exposa l'état des affaires : « Le peuple, lui dit-il,
est las du Bavarois et veut se donner un autre
évêque ; consentez à devenir mambour, et votre fils
Thierry est alors certain de réussir; il obtiendra
tous les suffrages. «
Henri de Horne repoussa d'abord les proposi-
tions de Jean de la Chaussée ; l'élu, objectait-il,
avait tout récemment encore pourvu son fils de"
l'archidiaconat de Hesbaye; se mettre à la tête de
ses ennemis lui semblait un acte de félonie, in-
digne de son honneur et de son nom. Mais la dame
de Perwez, femme ambitieuse, qui exerçait un
1 Zantfliet, apud Màrtbne, Âmplissima coUectio.
— 213 —
grand empire sur son mari, intervint à son tour et
le décida enfin à accepter.
Les états du pays furent convoqués de nouveau;
ils proclamèrent le sire de Perwez mambour et
donnèrent l'évêché à Thierry, son fils, malgré les
remontrances du clergé contre l'irrégularité d'une
semblable élection; on ne pouvait, prétendait-il,
nommer un évêque que lorsque le siège était va-
cant, et, en pareil cas, le choix du nouveau prélat
appartenait exclusivement au chapitre. Thierry
de Home publia le jour même un mandement
portant que les chanoines et autres gens d'église
qui, avant le coucher du soleil, n'auraient pas
adhéré à la décision prise par l'assemblée des états
et qui refuseraient de faire cause commune avec
les villes, seraient chassés de la cité et réputés
ennemis du pays.
A cette époque il y avait schisme dans l'Église;
pour obtenir ses bulles de ratification, Thierry de
Horne s'adressa naturellement à celui des deux
papes contre lequel s'était déclaré Jean de Bavière;
il obtint ensuite des lettres d'investiture de l'empe-
reur Wenceslas, mais ni les chanoines ni les éche-
vins ne voulurent le reconnaître en qualité d'évê-
que; presque tous préférèrent abandonner Liège,
et se retirèrent les uns à Louvain, les autres à
Maestricht, près de l'élu.
Le peuple, alors, n'étant plus retenu par rien,
donna un libre cours à ses ressentiments : les biens
des fugitifs furent confisqués, et leurs offices ou
leurs prébendes conférés aux partisans du nouvel
— 214 —
état de choses; une troupe de cavaliers parcourut
les campagnes, sous la conduite du mambour, et
ravagea les châteaux et les fermes de ceux qui
refusaient d'embrasser le parti des communes; le
sire de Horion, et son fils, le seigneur de Corswa-
rem, Nicolas Tector, ancien bourgmestre, et Jean
de Saint-Martin, accusés de conspirer en faveur
du Bavarois, furent décapités sur un échafaud
dressé au pied des degrés de Saint-Lambert.
Cependant l'élu était allé solliciter des secours
en France et en Allemagne; il revint ensuite
s'enfermer dans Maestricht, les autres villes de la
principauté étant toutes au pouvoir des insurgés.
L'armée des communes mit le siège devant
cette place, et en battit les murailles depuis le
23 novembre jusqu'au 7 janvier 1408, époque à
laquelle les Liégeois furent contraints de retour-
ner chez eux, à cause de l'excessive rigueur de
l'hiver. On ramena les chariots sur la Meuse qui
resta fermée pendant près de trois mois f .
Vers la fin de mai, le mambour reprit le blocus
de Maestricht. Jean de Bavière, désespérant de
vaincre les Liégeois ou ne voulant peut-être que
1 L'hiver de cette année fat le pins terrible que Ton eût
éprouvé en Europe depuis cinq siècles ; aussi l'a-t-on surnommé
le grand hiver. Le greffier du parlement de Paris a rapporté sur
ses registres que la saison était si rigoureuse qu'il ne fut pas
possible d'enregistrer les arrêts, et que l'encre gelait dans sa
plume de trois mots en trois mots, malgré le grand feu qu'on
entretenait continuellement dans les chambres. Peignot, Essai
sur les hivers rigoureux, 1821, in-8% p 46.
— 215 —
gagner du temps, écrivit aux communes pour les
engager à rentrer dans le devoir, promettant, de
son côté, d'oublier le passé et de respecter leurs
franchises et leurs privilèges, à la condition,
toutefois, que les principaux fauteurs des troubles
seraient bannis de la principauté.
En réponse à ses proposilions, l'élu reçut, trois
jours après, un paquet plié en forme de lettres
missives, auquel étaient appendus sept sceaux de
matière immonde; dans le paquet, il n'y avait
qu'un fragment d'écorce d'arbre. Indigné de ce
nouvel outrage, le prince se fit amener les prison-
niers liégeois qui étaient en son pouvoir, ordonna
de pendre les uns à des potences dressées en face
des assiégeants, fit crever les yeux aux autres, et,
par la plus affreuse des dérisions, renvoya ces
malheureux au camp ennemi conduits par un
borgne '.
Il n'y avait plus de réconciliation possible. Jean
de Bavière s'adressa de nouveau à tous ses alliés,
implorant de prompts renforts. Guillaume IV, son
frère, comte de Hainaut, s'avança par l'Entre-
Sambre-et-Meuse : le sire de Jumont, qui condui-
sait les gens du comte, brûla Couvin, Elorennes et
Fosses, n'épargnant ni femmes, ni enfants, ni
vieillards. D'un autre côté, le duc de Bourgogne,
qui venait de faire assassiner le duc d'Orléans,
quitta Paris, pour se rendre au pays de Liège ; il
avait mandé sa chevalerie de Picardie et des Pays-
1 Fisbn, pars II a , p. 171.
— 216 —
Bas, ses hommes d'armes de Bourgogne et de
Flandre, avait pris à sa solde on corps d'Ecossais
commandé par le Taillant comte de Mar, et avait
indiqué le Toumaisis comme lieu de rendez-
vous.
Cest là que vinrent le trouver Guichard, dau-
phin d'Auvergne, le sire de Tignonville et maître
Guillaume Bouratier; ils dirent au duc qu'ils
étaient envoyés par le roi et son grand conseil
afin de lui enjoindre de se désister de toute entre-
prise contre les Liégeois et de laisser cette affaire
à l'arbitrage du monarque : * De plus, ajoutè-
rent-ils, la duchesse d'Orléans a porté plainte
contre vous, monseigneur de Bourgogne, et il
vous est commandé de comparaître en personne,
pour répondre à ses accusations.
— Messires, répliqua le duc, je fais grand cas
des commandements du roi, et je tiens fort à lui
obéir, mais mon beau-frère, l'évêque Jean de
Bavière, m'a requis de lui porter secours contre ses
communes révoltées qui le tiennent assiégé et
l'ont mis en grand désarroi; c'est là un mauvais
exemple qu'il faut punir, afin qu'il ne soit pas
suivi par toutes les communes contre les sei-
gneurs. Quant à l'assassinat du duc d'Orléans,
j'irai trouver le roi à mon retour, et ferai tout
ce qui convient à un fidèle sujet et à un bon
parent. « Puis s'adressant à messire Guichard :
» Vous avez , lui dit - il , rempli votre charge
d'ambassadeur, maintenant aidez-moi à soutenir
mon honneur à la journée que nous aurons sous
— m —
peu 4 . « Les chevaliers y consentirent de grand
cœur et l'armée s'avança par cette ancienne voie
romaine qui traverse le pays de Liège et qu'on
nomme la chaussée BruneAault.
Les Liégeois continuaient à presser vivement
Maestricht, mais en apprenant que le duc de Bour-
gogne et le comte de Hainaut s'approchaient,
détruisant tout sur leur passage, ils levèrent préci-
pitamment le siège et rentrèrent dans la cité. On
tint aussitôt un grand conseil de guerre, à la suite
duquel le mambour fit publier, au perron et dans
toute la banlieue, que ceux qui pouvaient porter
les armes n'avaient qu'à s'assembler le lendemain
matin, au son de la cloche du ban, qu'il les con-
duirait à l'ennemi. Il s'en trouva de trente à trente-
cinq mille, dont cinq à six cents cavaliers seulement
et cent vingt archers anglais. Ils sortirent de la
ville, suivis d'une grande quantité de chariots
portant les bagages : » Mes amis, leur dit alors le
sire de Perwez, je vous ai remontré plus d'une fois
que livrer bataille à nos ennemis, c'était s'exposer
à grand péril ; ce sont tous nobles hommes, accou-
tumés et éprouvés à la guerre, et qui ne sont mus
que par une seule volonté; il n'en est pas de même
chez vous, simples gens de métiers. Il eût mieux
valu demeurer dans nos villes et dans nos forte-
resses, les laisser courir la campagne, les attaquer
à notre avantage et les détruire ainsi peu à peu ;
1 Saint-Rem?, cité par M. de Barante, Histoire des ducs de
Bourgogne.
19
— 218 —
mais vous avez désiré la journée, et nous y ferons
de notre mieux. Soyez unis, je vous en conjure, et
préparez-vous à mourir, s'il le faut, en défendant
vos vies et votre pays *. »
Les Liégeois, pleins d'enthousiasme, se dirigè-
rent vers Tongres et allèrent camper dans les
plaines d'Othée, dont les Bourguignons n'étaient
plus qu'à une faible distance. Le sire de Perwez
disposa son monde sur une colline nommée com-
munément la grande tombe d'Othée, et y fit élever à
la hâte quelques retranchements.
L'armée bourguignonne se montra bientôt dans
le lointain (23 septembre 1408). Tout aussi nom-
breuse que celle des communes, elle l'emportait
de beaucoup sur elle par les éléments qui la com-
posaient; trente-cinq mille hommes bien discipli-
nés, et rompus au métier de la guerre, se trouvaient
en présence de trente-cinq mille bourgeois, soldats
de la veille.
Le duc envoya son écuyer, Robert le Roux,
reconnaître la position des ennemis ; voyant qu'ils
ne faisaient pas mine de bouger, et se bornaient à
lancer quelques bombardes, il résolut de les forcer
dans leur camp; mais auparavant, il détacha quatre
cents cavaliers et mille hommes d'armes pour les
attaquer en flanc et par derrière, lorsque le combat
serait bien engagé.
Au moment de donner le signal, il adressa quel-
ques mots à cette vaillante chevalerie qui l'entou-
1 MONSTRELET.
— 219 —
rait : « Marchez hardiment contre ces gens des
communes de Liège, rebelles à leur évêque et
seigneur, leur dit-il, ne craignez rien de cette
sotte et rude multitude qui met toute sa confiance
dans son grand nombre; ce sont gens qui ne sont
propres qu'à la manufacture et à la marchan-
dise *. « Il était une heure, l'armée bourguignonne
s'ébranla.
Les Liégeois répondirent par des cris d'impa-
tience et d'allégresse aux mouvements des Bour-
guignons, et voyant les quatre cents cavaliers et
les mille gens de pied se détacher du corps de
bataille, ils s'imaginèrent tout d'abord que la
journée était pour eux : « Voyez, voyez les couards,
s'écrièrent-ils, les voilà qui se sauvent. // Mais le
sire de Perwez, qui connaissait la guerre, leur dit
aussitôt : u Mes très-chers amis, cette compagnie
à cheval qui est là devant vous, ne s'enfuit pas
ainsi que vous croyez; mais quand cette autre
compagnie beaucoup plus nombreuse, comme
vous pouvez voir, sera venue vous assaillir et vous
combattre, alors les gens à cheval arriveront en
belle ordonnance vous prendre par le travers et
s'efforceront de vous séparer. Ainsi, mes très-
chers amis , nous sommes à la bataille que je
vous ai toujours déconseillée et que vous avez
désirée de tout votre cœur comme si vous étiez
sûrs de la victoire : mettez donc votre espoir
1 Le Religieux de Saint-Denis, cité par M. de Barante. — Mons-
TRELET.
— 220 —
en Dieu et attaquez hardiment vos ennemis '. »
Ayant parlé de la sorte, le sire de Perwez réunit
une compagnie de gens d'armes, afin d'aller à la
rencontre de ceux qui s'avançaient pour les sur-
prendre ; mais les Liégeois, qui ne comprenaient
rien au mouvement des Bourguignons, retinrent
le mambour : » Traître, s'écrièrent-ils, est-ce que
tu veux passer du côté de l'ennemi? Viens ici, il te
faut combattre et vaincre ou mourir avec les
communes. «
Le sire de Perwez supporta patiemment les
injures de cette multitude ignorante; il rangea
son armée, mit au premier rang ses meilleures
troupes, les hommes de trait au centre, et abrita
les moins aguerris derrière un rempart de chariots
ayant servi à transporter les bagages. Le mam-
bour alla ensuite se placer à la tête des bour-
geois, suivi de son fils et des principaux seigneurs
qui avaient embrassé le parti des communes *.
La lutte commença bientôt et fut d'un acharne-
ment terrible; pendant plus d'une heure la vic-
toire resta indécise. Les Liégeois avaient pénétré
résolument au milieu des ennemis, luttant corps
à corps, et la poitrine nue, contre les chevaliers
bourguignons, tout bardés de fer. Le fort de la
bataille se porta principalement du côté où se
trouvait la bannière du duc ; celui-ci, monté sur
un petit cheval, courait des uns aux autres, encou-
1 MONSTRELET. — Db PARANTE.
* Monstrelet. — Sauvagb, Chronique de Flandres, p. 185.
— 221 —
rageant tout le monde, et combattant avec le plus
grand sang-froid au milieu des traits qui se croi-
saient de toutes parts. Quant au sire de Perwez, il
avait poussé droit à .l'étendard de Bourgogne.
Le nouvel évêque Thierry et beaucoup d'autres
seigneurs avaient suivi le mambour et se condui-
saient bravement à ses côtés '.
Cependant les quatre cents cavaliers et les mille
hommes de pied que le duc avait détachés dès le
commencement de la bataillé, arrivèrent sur les
Liégeois et les assaillirent, ainsi que l'avait bien
prévu le seigneur de Perwez. Les chariots et les
bagages jetèrent un instant du désordre parmi les
Bourguignons, mais se ralliant aussitôt, ils tom-
bèrent avec furie sur les gens des métiers et en
firent un grand carnage ; ils réussirent même à
séparer du gros de l'armée un corps d'environ
six mille combattants qui se mit à fuir dans toutes
les directions, et qui fut taillé en pièces.
Les vainqueurs revinrent ensuite sur leurs pas
et attaquèrent de nouveau l'ennemi à dos, ce qui
occasionna une grande confusion. Enveloppés de
tous les côtés à la fois, ne pouvant plus ni avancer
ni reculer, la plupart de ceux que le fer n'atteignit
point périrent étouffés ou foulés aux pieds par leurs
compagnons. Ce fut ce dernier choc, dit le chro-
niqueur Monstrelet, qui décida la victoire; sans
lui les Liégeois l'auraient peut-être emporté, et de
1 Fi SE». — Foullon. — Suffridb, apud Chapbauville. — Zant-
fliet, apud Marte ne. — Sauvage.
19.
— 222 —
l'aveu même du duc de Bourgogne, jamais on ne
vit gens se battre si bien et tenir si longtemps f .
Le mambour et son fils tombèrent morts, à côté
de la bannière de Bourgogne; un grand nombre
de seigneurs, le comte Henri de Salm, entre autres,
qui portait l'étendard de Saint- Lambert, furent
frappés à la même place. Il paraît certain que près
de vingt-cinq mille hommes des communes périrent
dans cette sanglante journée. « Les morts, dit un
contemporain, étaient plus nombreux que les épis
de blé au temps de la moisson. « Le duc avait
recommandé de ne faire quartier à personne et
d'en finir avec les rebelles *.
Le lendemain matin, Jean de Bavière arriva de
Maestricht au camp des princes ; on lui présenta,
au bout d'une pique, la tête du mambour et celle j
de son rival l'évêque Thierry. Ensuite, il alla |
repaître ses regards des cadavres qui couvraient la |
plaine, et fit pendre ou écarteler quelques Hey- i
droits qu'on y découvrit cachés parmi les morts. j
La nouvelle de la défaite avait été rapidement
connue à Liège ; elle y répandit le trouble et la
1 Monstrelet. — Lettre du duc de Bourgogne écrite à son
frère le duc de Brabant, le surlendemain de la bataille; cette
lettre est insérée dans les Analectes de H. Gachard. — Zantfliet.
* Monstrelet. — Zantfliet. — Sauvage. — Les chroniqueurs
varient sur le nombre des morts ; les uns portent ce nombre à
treize mille, d'autres à vingt-huit mille; Suffride va plus loin en-
core : après avoir dit que l'armée des Liégeois était de cinquante
mille hommes, il prétend que trente-six mille d'entre eux périrent
dans la mêlée.
— 228 —
consternation. Comme "il ne restait aux bourgeois
aucun moyen de résistance, ils se décidèrent à
implorer la clémence du prince. Jean de Bavière
fut implacable et se livra aux plus horribles repré-
sailles : il obligea d'abord les Liégeois à venir à sa
rencontre lui demander pardon, à genoux, la corde
au cou ; puis il fit, en présence du peuple assem-
blé, trancher la tête à cent vingt des principaux
factieux. Après quoi, le sire de Jeumont, entrant
dans la cité, y présida à d'autres exécutions non
moins* atroces; le légat* de l'antipape Benoit, le
suffragant de l'évêque Thierry de Horne et une
infinité de bourgeois, de prêtres, de femmes même,
parmi lesquelles se trouvait la dame de Perwez,
furent précipités par son ordre dans la Meuse. Les
massacres et les noyades continuèrent pendant
plusieurs jours, et chaque ville compta un grand
nombre de victimes : " L'évêque, plutôt tigre que
pasteur, dit Mezerai, ne pouvait se soûler de car-
nage. Leur soumission n'apaisa pas sa rage san-
guinaire. Quand il fut rétabli, il s'acharna non-
seulement sur les coupables et sur les chefs, mais
sur les femmes et sur les enfants, sur les prêtres
et sur les religieux. On ne voyait tout autour de
Liège et des villes qui en dépendent, que des
forêts de roues et de gibets, et la Meuse regorgeait
de la foule de ces malheureux qu'on y jetait deux
à deux liés ensemble l . «
Jean sans Pitié, c'est le triste nom dont l'histoire
' Mezerai, Histoire de France.
— 224 —
Ta flétri et que jamais homme ne mérita mieux
que lui \ Jean sans Pitié parut un moment dans
la cité puis courut rejoindre l'armée des princes,
traînant à sa suite cinq cents otages des différentes
villes du pays. Après avoir ordonné la destruction
des murailles de Dinant, de Huy, et d'autres
places, monseigneur de Bourgogne, l'élu et le
comte de Hainaut se dirigèrent vers Lille, (y est là
que fut prononcée, le 24 octobre 1408, cette
fameuse sentence qui enlevait aux communes du
pays de Liège toutes leurs vieilles chartes et leurs
franchises, qui supprimait les métiers et jetait au
feu leurs bannières, qui ravissait aux Liégeois
leurs glorieuses conquêtes de trois siècles !... Mais
on n'efface pas ainsi trois siècles de la vie d'un
peuple, on n'enchaîne pas ainsi son avenir, sur-
tout quand ce peuple veut une grande et sainte
chose : la liberté !... Dix ans plus tard, les Liégeois
avaient déjà reconquis tous leurs privilèges. Quant
à Jean de Bavière, après avoir souillé pendant plu-
sieurs années encore le siège dont il n'était pas
digne, il résigna son évêché, et alla épouser Eli-
sabeth de Gorlitz, veuve d'Antoine, duc de Bour-
gogne. Il mourut empoisonné six ans plus tard.
1 On sait que le duc de Bourgogne gagna de son côté le nom
de Jean sans Peur, à cette terrible bataille d'Othée.
LE JOUR DES ROIS
OU LA
CONSPIRATION DE WATHIEU DATHIN
— 1433 —
Waltier Datin estoit si gran et si orgulheox
qu'ilh ne lenoit riens de nulluy quant bon
li scmbloit, ne de sangnour f ne del engliexe,
ne des chevaliers, ne des escuwiers de pays,
auxquels mult ilh desplaisoit qu'ilh estoit si
sormonteis deseur eaux, que nuls ne poioit
avoir droit ne raison, quant il voloit.
Jeah ui Staveiot, Chronique.
LE JOUR DES ROIS
CONSPIRATION DE WATHIEU D'ATHIN.
A Jean sans Pitié succéda Jean de Valenrode,
issu d'une illustre maison de Franconie; à des
jours d'orages et de misères succédèrent des jours
de calme et de bonheur; mais hélas! ils ne furent
pas longs ! Après avoir rendu aux Liégeois leurs
libertés et leurs privilèges, après avoir rétabli les
métiers et les assemblées populaires, Jean de Va-
lenrode mourut, jetant un dernier regard sur ces
nobles bannières qu'il avait relevées et qui flot-
taient de nouveau sur la place du marché. Ce
prince n'avait régné que pendant onze mois !
Jean de Hinsberg chercha, comme son prédé-
cesseur, à cicatriser les plaies du pays qu'il était
— 228 —
appelé à gouverner; ils s'aperçut bientôt que le
relâchement dans l'administration de la justice
était la principale cause des troubles qui avaient
eu lieu : les lois furent donc le premier objet de
ses soins. Il fit revivre le tribunal des Vingt-Deux,
et publia, en 1424, le fameux règlement qui porte
son nom, règlement qui organisait les élections
sur des bases moins larges qu'auparavant.
Alors vivait à Liège un homme dont l'autorité
contrebalançait presque celle de l'évêque. La place
qu'il occupe dans le récit qui va suivre, exige que
nous le fassions un peu mieux connaître.
Wathieu d'Athin, c'était son nom,^ était petit-fils
de ce d'Athin dont parle Henricourt, et qu'on sur-
nomma le houilleur de Montegnée, à cause des nom-
breuses fosses à houille qu'il possédait dans ce |
village. Ayant eu l'art de faire accroire au peuple |
que c'était surtout à ses intrigues qu'on devait le |
rétablissement des anciens privilèges, sous Jean I
de Valenrode, il en avait acquis un tel ascendant I
sur la multitude qu'un jour, ayant eu à se plain- I
dre du chapitre de Saint-Lambert, il fit défense I
aux métiers de travailler pour les chanoines, et j
aux marchands de leur rien vendre, ni pain, ni j
vin, ni viande, jusqu'à ce qu'il eût reçu satisfac-
tion des membres du clergé; et pas un ne lui
désobéit.
Promu aux plus hautes charges de l'État, nommé
tour à tour bourgmestre, échevin, puis grand
maïeur, Wathieu d'Athin ne mit bientôt plus de
bornes à son ambition, et donna un libre cours à
— 229 —
l'insatiable cupidité qui le dévorait. On le vit trafi-
quer publiquement de son pouvoir, recourir, pour
augmenter ses richesses, aux moyens les plus vils
et les plus sordides, et, oubliant le peuple qui
l'avait élevé si haut, devenir pour les bourgeois un
impitoyable tyran. Sa popularité ne tarda pas à en
souffrir : mille bruits sinistres coururent sur son
compte, on lui reprochait de vendre au plus offrant
les lois et les franchises, d'altérer à son gré le sens
des anciennes paix, et d'appliquer des peines et
des amendes qui n'étaient pas spécifiées dans les
statuts. On en vint même au point de prétendre
qu'il donnait asile, dans un de ses châteaux, à
une bande de malfaiteurs dont il partageait les
rapines.
Ces propos minaient sourdement la domination
du redoutable maïeur; une occasion s'offrit enfin
de la secouer tout à fait.
Un bourgeois de la corporation des Febves (for-
gerons), ayant été condamné par lui à une amende,
prétendit que cette amende dépassait de beaucoup
celle que statuait la loi pour le délit dont il s'était
rendu coupable. Il assembla les compagnons,
n'eut pas de peine à les intéresser à sa propre
cause, et comme le métier des febves était le pre-
mier de la cité, tous les autres s'unirent à lui pour
exiger fa réparation de l'injustice commise par le
maïeur 4 .
La corporation des houilleurs, à laquelle Wa-
1 FlSKN.
20
— 230 —
thieu d'Athin était affilié, demeura seule fidèle au
chef des échevins; les houilleurs formaient un
métier très-considérable, et pouvaient mettre sur
pied plus de dix mille combattants. Cependant,
malgré cet appui, malgré ses richesses et le grand
nombre de ses créatures, Wathieu d'Athin ne put
conjurer Forage qui le menaçait, il fut banni de la
cité. Mais des événements plus graves vinrent
pour quelque temps distraire les Liégeois de ces
dissensions intestines.
Philippe le Bon, qui avait acheté le comté de
Namur du comte Jean III, moyennant la somme
de 132,000 couronnes d'or, venait d'entrer en
possession de ce nouvel État (1429), et la haine qui
subsistait, depuis la bataille d'Othée, entre Liège
et Bourgogne, se réveilla bientôt plus terrible que
jamais. Le voisinage du duc était dangereux pour
les Liégeois; des précautions étaient nécessaires
avec un pareil ennemi. Les Dinantais réparèrent
donc et fortifièrent aussitôt la tour de Montorgueil,
rasée par ordre de Jean sans Peur, en 1408, et,
malgré les remontrances du duc de Bourgogne,
ils refusèrent de l'abandonner. L'irritation s'accrut
encore par les intrigues des ministres du roi de
France Charles VII, qui n'était pas fâché de sus-
citer des embarras au duc Philippe. Une guerre qui
donna lieu à d'horribles déprédations s'engagea
alors et se continua pendant plusieurs mois ; il y
eut, de part et d'autre, plus de trois cents villages
et châteaux pillés ou brûlés. Enfin les Liégeois,
battus successivement dans plusieurs rencontres,
— 231 —
se virent contraints de conclure la paix. Elle fut
signée à Malines, le 15 décembre 1431. Les Lié-
geois s'obligèrent à démolir la tour qui avait été le
sujet de la guerre; à payer au duc une somme de
cent mille nobles à la rose; à venir nu- pieds, au
nombre de vingt, l'évêque en tête, lui demander
pardon.
La nouvelle de cet accommodement suscita un
grand tumulte dan3 Liège, et les partisans de
Wathieu d'Athin ne manquèrent pas d'exploiter
dans leur propre intérêt le mécontentement géné-
ral ; ils se mêlent au peuple, parcourent les rues
et les différents quartiers de la ville, proférant
d'horribles menaces et accusant les bourgmestres
de trahison ; l'évêque n'échappe lui-même à cette
multitude furieuse qu'en se blottissant dans l'une
des caves de l'hôtel de ville. Des clameurs sau-
vages retentissent au dehors de la Violette et vien-
nent porter la consternation dans le cœur des
magistrats assemblés et qui ne savent quel parti
prendre : « A la mort, à la mort, crie la populace,
jetez les maîtres par la fenêtre, ils nous ont ven-
dus ! " Et ça et là le nom de Wathieu d'Athin, le
proscrit, circule dans la foule; on le signale au
peuple, comme le seul homme qui puisse sauver
le pays.
Dans cette extrémité, les bourgmestres s'adres-
sent à Guillaume, frère de Wathieu; ils le sup-
plient d'user de son influence pour apaiser le tu-
multe. Guillaume, qui n'attendait que ce moment,
s'avance au balcon de l'hôtel de ville, et d'un geste
— 232 —
imposant silence aux bourgeois : « Que demandez-
vous» mes maîtres, s'écrie-t-il, et pourquoi tout ce
tumulte?... — A bas le nouveau règlement, voci-
fèrent les gens de métiers, rendez-nous nos anciens
privilèges ! — Vous les entendez, dit Guillaume,
se tournant vers les magistrats, que leur dirai-je ?. . .
— Et notre serment, répliquent ceux-ci, qui nous
en déliera? — Qu'à cela ne tienne, reprend aussitôt
Guillaume, les Liégeois. sont libres, et c'est au peu-
ple seul qu'appartient le pouvoir de faire et d'abro-
ger les lois ! « La multitude applaudit bruyamment
à ces paroles qui flattaient si bien ses passions;
tout ce qu'elle réclame lui est accordé, et, au jour
fixé, les élections eurent lieu comme au temps
d'Arnould de Horne, c'est-à-dire par les suffrages
individuels de tous les gens de métiers. Guil-
laume d'Athin et Jean de Borlé furent proclamés
bourgmestres.
Cependant, malgré tout ce bruit, il fallut ac-
cepter le traité. La France, qui avait promis des
secours, n'en envoyait point, et Liège se sentait
trop faible pour lutter seule contre le grand-duc
d'Occident, comme on appelait déjà alors Philippe
le Bon. Les partisans de Wathieu avaient d'ail-
leurs atteint le but qu'ils désiraient : Guillaume,
depuis qu'il était bourgmestre, ne songeait plus
qu'à faire rappeler le maïeur. Ses ouvertures à cet
égard ayant été mal accueillies par les métiers, il
résolut, pour réussir, d'avoir recours à la violence.
Sa demeure devint alors le théâtre de concilia-
bules nocturnes ; un vaste complot fut tramé dans
— 238 —
l'ombre, et la nuit des Bois (5-6 janvier 1438) fut
désignée pour le mettre à exécution «.
L'instant fatal arriva sans que rien eût transpiré
de ce coupable projet. Il était dix heures du soir ;
le silence de la nuit n'était interrompu que par les
sifflements aigus du vent, qui s'engouffrait dans
les rues étroites et tortueuses de la vieille cité et
ébranlait les ais mal joints des portes et des au-
vents; une neige fine et glacée frappait avec vio-
lence les fenêtres des habitations où quelques
bourgeois paisibles, encore assis au coin du feu et
entourés de leur famille, s'entretenaient de la fête
du lendemain. La nuit était sombre, froide, et
favorisait les projets des conjurés. Ils se dirigent
en silence vers les lieux de rendez-vous, et pénè-
trent dans les différentes maisons où des armes
avaient été préparées à l'avance. Les houilleurs
des villages d'Ans et Mollin, de Grâce et de Mon-
tegnée, séduits par l'or et les promesses de Wathieu
d'Athin, entrent par petits pelotons dans la cité et
viennent grossir le nombre des factieux.
Cependant , quelques compagnons attardés
avaient remarqué ça et là des groupes d'hommes
s'introduisant mystérieusement dans les maisons
de plusieurs bourgeois suspects, et s'étaient em-
pressés d'aller communiquer leurs craintes au
gouverneur des febves. A tout hasard, celui-ci met
sur pied la corporation. Une partie des conjurés
1 Pour le récit qui va suivre, la source principale à consulter
est la chronique de Jean db Stavelot.
20.
— 234 —
viennent de se répandre dans le vinâve habité par
les forgerons ; ils croient n'avoir affaire qu'à des
gens plongés dans le sommeil ; mais des torches
éclairent subitement les rues ; des masses d'hommes
armés apparaissent et se précipitent sur les assail-
lants, et bientôt les factieux, pressés, entourés de
toutes parts, se voient contraints de chercher leur
salut dans une prompte fuite.
Malgré le peu de succès de cette première atta-
que, Guillaume d'Athin ne perd pas courage ; les
conjurés étaient nombreux ; les houilleurs occu-
paient déjà Tune des portes et différents points
de la cité; tous paraissaient animés de la plus vive
ardeur; les autres métiers, d'ailleurs, ignoraient
encore ce qui se tramait contre eux ; rien n'était
donc désespéré.
Minuit venait de sonner à la grande horloge de
Saint-Lambert, il n'y avait plus à balancer. Guil-
laume envoie des ordres à tous les chefs, et lui-
même arrive aussitôt, avec une partie de son
monde, sur la place du marché, où, pour donner
le change aux bourgeois, il fait planter la ban-
nière et les pennonceaux de la cité. Maîtres de cette
position importante, cernant l'hôtel de ville, inter-
ceptant toutesMes communications qui y aboutis-
sent, les conjurés paraîtront n'agir que d'après les
ordres des magistrats de la commune, ce qui ne
peut manquer de jeter le trouble et l'indécision
dans les rangs de leurs adversaires.
Mais déjà des compagnons du métier des febves,
traversant la Meuse en bateaux, avaient prévenu
— 235 —
les corroyeurs, les pêcheurs et les meuniers.
Ceux-ci occupent à l'instant les avenues du pont
de bois établi provisoirement sur la rivière, depuis
la chute du pont de pierre, en 1409 ; ils envoient
des. messagers dans la banlieue d'Amercœur, et
bientôt arrivent des masses nombreuses armées de
pioches, de faucilles et de ces longs bâtons ferrés
appelés picots de Haccourt, dont on faisait alors
un si fréquent usage à Liège. Des acclamations
bruyantes saluent les nouveaux venus et vont
porter répouvante dans le cœur des conjurés.
Pendant que, d'un côté, les gens des métiers
rassemblaient leurs forces pour attaquer les fac-
tieux, de l'autre, Guillaume d'Athin ne négligeait
aucun des moyens propres à s'assurer la victoire :
on le voyait tour à tour pérorant au milieu des
groupes nombreux de ses complices, faisant bar-
ricader avec soin toutes les rues qui aboutissent
au marché, ou postant des arbalétriers aux fenêtres
du Destroit, Si les membres du conseil, gardés à
vue et inquiets de ces préparatifs, se hasardaient
à en demander le motif au bourgmetre : « Ne
voyez- vous pas, répondait-il, que toute la ville est
en armes; les métiers méditent sans doute quel-
ques projets hostiles et dangereux, je dois donc
prendre toutes les précautions nécessaires pour les
déjouer. « A la lueur des torches qui éclairaient
faiblement le marché, on pouvait apercevoir, aux
fenêtres des maisons, bon nombre de bourgeois,
curieux sans doute de voir ce qui allait se passer, et,
comme cela arrive d'ordinaire, attendant peut-être
— 286 —
l'issue du combat pour se joindre aux vainqueurs.
Le métier des houilleurs était posté en deçà de la
Meuse, en face du rivage des Pêcheurs, prêt à
soutenir les d'Athin, au premier signal : " Chose
affreuse, dit un de nos historiens du dix-septième
siècle, toute une ville est en armes, la fureur est
empreinte sur tous les visages, mais ce n'est pas
le désir de chasser l'étranger qui anime ces gens ;
ce sont des amis, des frères qui vont s'entr'égor-
ger, la main droite va trancher la gauche ! Hom-
mes insensés, dont le cœur ne bat plus au doux
nom de patrie, et qui, dans leurs dissensions
sacrilèges, vont déchirer les entrailles de la mère
qui les a nourris... Que de maux peut produire
parfois l'ambition d'un seul homme 4 !... »
Le jour commençait à poindre, et le jour, c'était
la mort pour les d'Athin. Les métiers, dont les
forces s'étaient considérablement accrues pendant
la nuit, s'aventurent alors dans les différents pas-
sages qui conduisent à la Violette; les febves, par-
tagés en deux corps, s'avancent par les rues du
Pont et de Féronstrée; les tisserands, les bouchers,
les brasseurs, les vignerons se joignent à eux en
chemin ; les corroyeurs et les pêcheurs traversent
le pont des Arches ; les bannières sont fièrement
déployées au vent ; partout on entend les cris :
« Mort aux d'Athin!... sus au bourgmestre!...
à l'eau les traîtres !... « Le torrent populaire vient
frapper contre les barricades et les emporte en un
1 Fisen, p. 199.
— 237 —
instant; ces masses furieuses et altérées de sang
débouchent enfin sur la place du marché... La
lutte alors devient affreuse. Les arbalétriers,
postés par Guillaume aux fenêtres du Destroit,
font grand mal aux gens des métiers ; les bâtons
ferrés bossuent les armures, les haches retentissent
contre les" haches, les têtes sont broyées sous les
pavés qu'on lance du haut des maisons ; des deux
côtés, on combat avec rage et l'issue de la lutte est
quelque temps douteuse; mais le nombre des
assaillants grossit de minute en minute; la popu-
lace du quartier d'Outre-Meuse vient prendre part
à l'action et se précipite à son tour sur les fac-
tieux; les meuniers arrivent aux cris de Notre-
Dame et Saint Lambert... Les d'Athin perdent
alors tout espoir de vaincre. Les courages mol-
lissent; la frayeur s'empare peu à peu de leurs
esprits, et bientôt on les voit fuir dans toutes les
directions... Quelques-uns croient trouver un asile
dans l'enceinte de la cathédrale, mais les portes
du temple sont fermées ; les chanoines ont voulu
enlever aux conjurés jusqu'à cette dernière chance
de salut... Les malheureux fuient; çà et là on les
voit tomber, et le peuple s'acharne sur sa proie; le
peuple n'a point de pitié; il tue; il tue ceux qui
fuient et ceux qui essaient encore de se défendre;
il tue ceux qui se traînent sur les gehoux et implo-
rent merci... et le corps de chaque ennemi tombé
est bientôt méconnaissable, tant il est horriblement
mutilé.
Arrivés près du Chaffour et de la rue Cheravoye,
— 238 —
les métiers victorieux rencontrent les houilleurs
qui viennent au secours des d'Athin. Sur la ban-
nière portée par l'un d'eux, brille l'image de leur
patron ; aux cris de Saint Léonard, saint Léonard,
poussés par les houilleurs, les boucliers, les bras-
seurs et les vignerons répondent par ceux de
Saint Théodard , saint Arnold et saint Vincent. La
lutte recommence; des scènes de carnage plus ter-
ribles encore que les précédentes se renouvellent
sur ces différents points ; deux à trois mille com-
battants se pressent dans le Chaffour ; tour à tour
vainqueurs ou vaincus, ils avancent, reculent et
reviennent à la charge avec un acharnement sans
égal ; les houilleurs se défendent avec désespoir
et abattent tous ceux qui osent les serrer de près;
les gémissements des blessés, le cliquetis des
armes, les cris des métiers se mêlent et se con-
fondent; les rues sont encombrées de morts et
de mourants. Mais le nombre toujours croissant
de leurs adversaires accable enfin les houilleurs ;
il faut fuir; le peuple, enivré de carnage, se
montre encore plus cruel qu'au commencement
de la mêlée ; ceux qui ont cherché un abri dans
les maisons, sont précipités du haut des toits;
partout règne l'image affreuse de la destruction *.
Guillaume d'Athin, Gérard le Goreux et quel-
ques-uns de leurs complices sont parvenus à s'éva-
der, mais des bandes nombreuses, que n'a pas
1 Fisen. — Bouille. — Foullon. — Corn. Zantflibt. — Jean de
Stavelot et nos autres chroniqueurs.
— 239 —
encore rassasiées tout le sang- répandu, se mettent
à la poursuite des fuyards ; les habitations où Ton
soupçonne que quelques-uns ont pu trouver un
refuge sont dévastées et livrées au pillage; les
suspects sont massacrés ! Pendant que cette expé-
dition a lieu au dehors, les métiers campent sur
les places publiques; des guets parcourent les
rues ; une potence est dressée au milieu du mar-
ché; de nouvelles victimes sont froidement immo-
lées ; Liège semble être une ville prise d'assaut et
en proie à toutes les fureurs de la guerre. En
contemplant ce triste spectacle, on ne peut que
répéter les paroles de l'historien Fisen : « Que de
maux peut produire parfois l'ambition d'un seul
homme!... »
Le 15 avril 1433, trois mois environ après cette
malheureuse journée, une grande agitation régnait
de nouveau dans Liège ; les cloches sonnaient en
branle depuis le matin; les boutiques étaient fer-
mées; cà et là on apercevait des groupes de bour-
geois devisant entre eux d'affaires qui paraissaient
vivement les intéresser; tous se dirigeaient en
hâte vers la Violette. La grande place du Marché
était couverte d'une foule innombrable qui s'agi-
tait en sens divers ; au balcon du Destroit, on pou-
vait voir les échevins, gravement assis sur des
sièges élevés, et revêtus de leurs longues robes
garnies de riches fourrures; aux fenêtres des
maisons voisines de l'hôtel de ville, apparaissaient
de nombreux spectateurs. A l'air de contentement
— 240 —
qui éclatait sur les visages, au costume de fête
dont chacun avait eu soin de se parer, on jugeait
sans peine qu'il ne s'agissait pas ce jour-là d'une
insurrection populaire, mais bien de quelque céré-
monie importante qui attirait la foule. La veille,
on avait annoncé, à son de trompe, que le lendemain,
15 avril, à onze heures du matin, à la baille de la
Violette, il serait fait au peuple lecture de la
sentence portée contre les factieux de la nuit des
Mois.
Les maîtres et les jurés de la cité parurent en
effet bientôt au balcon de l'hôtel de ville; mes3ire
Bauduin du Lardier, bourgmestre, tenait en mains
une grande pancarte en parchemin, à laquelle
appendait le grand sceau de la cité : La condamna-
lion de Wathieu d'Athin et de ses complices/ s'écria-t-il
d'une voix forte, et le plus grand silence régna
sur-le-champ dans cette multitude naguère si
tumultueuse; tous les regards étaient dirigés vers
le sire du Lardier, toutes les bouches paraissaient
répéter chacune des paroles du bourgmestre.
Messire Bauduin commença :
n A tous ceux qui ces présentes lettres verront
et oront, nous les maîtres, jurés, conseil et députés
des trente-deux bons métiers de la noble cité de
Liège, faisons savoir que nous avons condamné et
condamnons Guillaume d'Athin, Gérard le Goreux,
Jean de Harche, Wathieu d'Athin le jeune, Jean
de Hesbaigne, et tous ceux qui, dans la nuit des
Rois, sont venus armés sur le marché de Liège,
avec un pannonckeau de la cité, combattant, stichant,
— 241 —
tirant d'arcset arbalestres, etc., les déclarons aubains,
proscrits et bannis perpétuellement, comme per-
fides et déloyaux, et traîtres à leur patrie, oppres-
seurs de leurs compatriotes, destructeurs des
droits et des franchises de la cité, et coupables de
plusieurs cas vilains; ordonnons que tous ceux qui
les aideront, les soutiendront ou leur procureront
confort, aide et assistance, de quelque manière
que ce soit, seront déclarés aubains et bannis
comme eux l ... «
Des acclamations unanimes . accueillirent les
paroles du bourgmestre ! « Vive Liège ! s'écria la
foule, et que Notre-Dame et saint Lambert pro-
tègent la bonne ville !... « Peu à peu les bourgeois
reprirent le chemin de leur logis, et la cité rede-
vint ce qu'elle avait été la veille, ce qu'elle devait
être le lendemain, toujours bruyante et animée, il
est vrai, mais ce bruit, cette agitation, ce n'était
plus l'émeute, c'était le commerce et l'industrie !
Ni Guillaume ni Wathieu d'Athin ne revirent
les murs de Liège; le premier fut assassiné à
Namur cinq ans plus tard; Wathieu mourut à
Louvain en 1457,
1 La condampnation de Wathieu d'Altin et ses complices, dans
les Analecta leodiensia de de Ram.
21
LIEGE ET BOURGOGNE
OU
LES SIX CENTS FRANCHIMONTOIS.
— 1468 —
II» fa isoient leur compte que s'il fulloit qu'ils
périment pour une telle entreprise, ils pren-
draient la mort |ji*>n en gré... Et n'étoient pas
hors d'espérance d'avoir une bien grande vie-
■ loire, ou, & tout le moins et au pis aller, une
bien glorieuse fin.
PaitippE ob Commis, Mèmoirti
LIEGE ET BOURGOGNE
LES SIX CENTS FRANCHÏMONTOIS.
C'était une riche et puissante cité que Liège
en 1465. Plus de cent vingt mille habitants, dit-on,
se pressaient.alors dans ses murs, et son industrie
florissante rivalisait avec celle de tous les pays.
Ses rues étroites et tortueuses offraient continuel-
lement l'aspect le plus animé : on voyait y cir-
culer en même temps et de nobles bourgeois, cou-
verts de riches fourrures, et des moines de tous les
ordres de la chrétienté, enfin, et en bien plus
grand nombre, des gens de métiers, toujours prêts
à quitter l'enclume et le marteau pour courir à la
place publique et y maintenir par la violence leurs
franchises et leurs privilèges.
21.
— 246 —
Mais c'était surtout alors que quelque grand
danger menaçait la commune, c'était quand la
cloche d'alarme, tonnant dans les airs, appelait
les citoyens à la défense de leurs droits et réclamait
le courroux populaire, qu'il eût fallu voir Liège.
L'esprit public s'était si puissamment développé
chez nous, que rester simple spectateur de la lutte,
eût été aux yeux de tous un acte de lâcheté. Celui
qui désirait s'abriter derrière les remparts de la
commune et jouir de ses privilèges, devait aussi
savoir les défendre et mourir au besoin pour elle.
Le 5 juillet de l'an 1465, on voyait donc la popu-
lace se diriger tumultueusement vers le marché,
car le tocsin sonnait depuis sept heures du matin,
et les métiers avaient reçu de leurs doyens l'ordre
de s'assembler sur-le-champ. La grande place ne
tarda pas à être encombrée, et le peuple se ré-
pandit dans les rues qui avoisinaient l'hôtel de
ville et l'église de Saint-Lambert; des clameurs
bruyantes s'élevaient de tous les groupes, et lais-
saient facilement deviner l'esprit qui animait la
foule... — //A bas l'interdit, s'écriaient les uns,
donnez-nous des messes, mariez nos enfants et
ensevelissez nos morts ! — Vive Eaes de Heers et
Baré de Surlet, hurlaient d'autres voix, vive Marc
de Bade et notre mambour ; à bas Louis de Bour-
bon; à bas Yévéque mendiant!... « Voici quelle était
la cause de cette agitation.
Louis de Bourbon avait été nommé évêque
en 1456, âgé seulement de dix-huit ans. C'était un
prince bien fait et de bonne mine, d'humeur facile
— U1 —
et enjouée, et rien en lui n'annonçait la méchan-
ceté ; mais » son caractère léger, dissipé, ennemi
du travail, dit un de nos historiens, son goût pour
les plaisirs et l'argent, la fierté que lui inspirait sa
naissance, le peu de considération qu'il témoignait
à la noblesse liégeoise et son dédain pour les li-
bertés publiques, eurent bientôt détruit ce pres-
tige. Il débuta par un emprunt forcé sur les
monastères ; puis il fit fabriquer de nouvelles
monnaies de cuivre, auxquelles il supposa une
valeur exagérée. Le petit peuple que cela concer-
nait particulièrement, lui donoa gaîment, à cette
occasion, le titre i'évéque mendiant ou de premier
mendiant du pays. Il poursuivit les usuriers, dans
Fintention, disait-il, de les faire punir, mais, en
effet, pour s'attribuer la confiscation de leurs biens.
Puis il repartit pour la brillante cour de son oncle,
afin d'aller y dépenser, en s'amusant, les sommes
qu'il avait extorquées. «
Ces premiers actes de Louis de Bourbon avaient
excité contre lui un mécontentement très-vif; des
conflits de juridiction qui éclatèrent quelque temps
après entre le prince et la cité, accrurent encore
l'irritation publique, et donnèrent lieu aux plus
violents murmures : » Qu'avons-nous donc fait à
cet enfant? disaient les bourgeois, voilà un an,
à peine, qu'il nous gouverne, et déjà il nous hait
à la mort. «
En effet, jamais prince de Liège n'avait moins
respecté les franchises et les libertés des com-
munes ; jamais les droits et les prérogatives des
— 248 —
magistrats municipaux ne furent plus outrageu-
sement violés. Fier de l'appui de son oncle, et
jaloux à l'excès de la souveraineté temporelle qu'il
prétendait tenir du saint-siége, l'élu voulait agir
en maître absolu et traitait de factieux et de
rebelles ceux qui osaient lui résister; la plus légère
remontrance le mettait en fureur : « Je poursuivrai
mon droit! s'écriait-il, je ne céderai point! Le
pape et mon oncle de Bourgogne sauront me faire
raison de ces mutins ! « En effet, il chassa les vieux
conseillers de l'évêque Hinsberg, les remplaça par
des jeunes gens connaissant peu les affaires du
pays, et malgré les vives instances qu'on lui fit de
prendre les ordres, il s'y refusa constamment *. Il
y avait là tous les éléments d'une guerre civile, il
ne manquait au peuple que des chefs; Baes de
Heers et Baré de Surlet parurent,
n Raes de la Eivière, seigneur de Heers, deLintre
et d'Arschot, dit le savant auteur des Révolutions
de Liège, sous Louis de Bourbon, eut une jeunesse fort
désordonnée. Son père, à qui il avait soustrait une
somme d'argent considérable, l'ayant banni de sa
présence, il l'assiégea de vive force dans son châ-
teau de Heers; il l'y aurait fait mourir de faim, si
l'évêque n'était intervenu pour le faire désister de
cet attentat impie. Audacieux, rusé, cruel au be-
soin, doué d'une éloquence virulente et populaire,
il se trouva bientôt mêlé à toutes les affaires et y
joua les premiers rôles. Il dénonça et poursuivit,
1 FlSKN. — FOULLON. — MELART. — DE CrERLACHE.
— 249 —
«
avec une ardeur extrême, les malversations com-
mises par les agents du fisc dans le comté de Looz.
L'activité qu'il mit à les dévoiler et à les faire
punir accrut sa réputation plébéienne. Comme il
parlait sans cesse à la multitude de ses libertés et
de ses droits, elle l'aima d'amour folle; et il exerça
bientôt sur elle une autorité despotique et sans
bornes. j>
Tel était en effet Eaes de Heers, actif, entre-
prenant, laborieux et populaire. S'inquiétant peu
des obstacles qu'il pouvait rencontrer dans l'accom-
plissement de ses desseins, il marchait droit à son
but, et malheur à ceux qui se trouvaient sur son
chemin. Baré de Surlet n'avait peut-^tre ni l'acti-
vité, ni l'énergie brûlante de son collègue, mais
c'était un homme à qui sa naissance, sa fortune
et son mérite personnel donnaient une grande in-
fluence ; il sut adroitement en profiter pour aug-
menter le nombre de ses partisans, et bientôt les
deux tribuns soulevèrent la populace à leur gré et
prirent en mains l'administration de toutes les
affaires.
D'abord, et ce fut l'une des choses qui irrita le
plus Louis de Bourbon, ils séquestrèrent les biens
de la mense épiscopale : « Ces biens, dirent-ils,
appartiennent à la commune, et ne doivent pas être
abandonnés à ceux qui combattent contre elle. «
Ensuite, ils firent nommer évêque et mambour les
deux princes de Bade, alliés à l'empereur Fré-
déric III. D'un autre côté, les deux chefs popu-
laires entretenaient des relations secrètes avec
— 250 —
Louis XI, roi de France; ce monarque étant alors
en guerre avec les grands vassaux de la couronne,
et désirant susciter des embarras à la puissante
maison de Bourgogne, avait successivement en-
voyé à Liège son compère, le fameux Tristan l'Er-
mite, et une députation composée de Louis de
Laval, seigneur de Châtillon, de Aimar de Pon-
thieu, bailli de Mantes, de Jean de Vergier, prési-
dent au parlement, et de Jacques de la Royère, son
secrétaire. Ces députés proposèrent aux Liégeois
une alliance contre leurs ennemis communs, et les
intrigues de Louis XI la firent conclure. Le traité
secret fait à ce sujet, traité que le roi de France
n'avait aucune envie d'exécuter, portait : // 1<> Que
le roi fournirait et solderait deux cents lances, à
trois hommes et trois chevaux par lance ; 2° que
Louis XI userait de tout son crédit auprès du pape
et des cardinaux pour faire confirmer Marc de
Bade en qualité d'évêque de Liège; 3° qu'il ne
signerait aucun accord avec le duc de Bourgogne
sans y comprendre les Liégeois ; que ceux-ci, de
leur côté, ne traiteraient point séparément; 4° que
le roi attaquerait le Hainaut avec des forces impo-
santes, et qu'en même temps les Liégeois entre-
raient dans le Brabant; 5<> que Louis leur enverrait
une quantité de poudre suffisante pour faire la
guerre, et qu'il leur fournirait deux maîtres bom-
bardiers pour diriger leur artillerie 4 . «
1 On conserve ce traité secret aux Archives de l'État, à
Bruxelles.
— 251 —
Pendant ces événements, Louis de Bourbon
s'était adressé au pape, avait réclamé son appui,
et bientôt on afficha, aux portes de l'église Saint-
Servais à Maestricht, une sentence d'interdit ful-
minée contre les Liégeois. Ceux-ci en appelèrent
au saint-père mieux informé, l'interdit fut sus-
pendu et de nouvelles négociations s'ouvrirent à
Borne : mais Bourbon y avait de nombreux partis-
sans; Paul II fut favorable à l'évêque et adressa au
clergé de Liège une bulle qui, rappelant les griefs
des Liégeois envers leur prince, finissait par
déclarer celui-ci, chef spirituel et temporel de tout
le pays et maître absolu de la cité. C'était la nou-
velle de ce grave événement qui mettait la ville en
émoi; on savait que les principaux membres du
clergé avaient déclaré qu'il fallait se soumettre à
la décision du souverain pontife, et qu'ils venaient
d'en adresser copie au conseil de la cité, lui enjoi-
gnant de s'y conformer, sous peine d'un nouvel
interdit 4 .
Les bourgmestres s'étaient donc empressés de
convoquer le peuple- au son de la cloche, et la
foule immense qui s'agitait le long des avenues de
Thôtel de ville, attendait impatiente et continuait
ses cris... // Yive Eaes!... Vive Baré!... A bas
Louis de Bourbon!.., Livrez-nous les chanoines
qui parlent de se soumettre à la bulle !... « Mais
ceux-ci s'étaient enfuis et l'on n'avait pu retenir
que le doyen de Saint- Pierre.
1 Fisen. — Foullon. — De Gerlache et autres.
_ a52 —
Raes parut alors au balcon de la Violette; il
avait à ses côtés Baré, deux ou trois membres du
conseil de la cité, et le doyen de Saint-Pierre qu'il
se proposait de donner en spectacle à la populace.
Des acclamations unanimes accueillirent le tribun,
puis il se fit un profond silence, car chacun était
avide d'entendre ses paroles.
« Riches bourgeois, gens des métiers, et vous
tous, membres de la libre commune de Liège,
s'écria-t-il d'une voix forte, écoutez ce que notre
saint-père le pape a bien voulu décider touchant
les justes remontrances que vous lui avez adressées;
vous me direz ensuite ce que vous êtes disposés à
faire ; voici M. le doyen de Saint-Pierre, qui se
chargera de porter votre réponse!... « Un cri
s'éleva de toutes les bouches à la fois. « A bas la
sentence !... Mort au doyen I... « Mais un geste de
Raes imposa de nouveau silence à la multitude :
u Vous savez tous, reprit-il, que sans faire droit h
nos plaintes, Louis de Bourbon a abandonné la
cité, que l'interdit a été fulminé contre nous, et
que, pendant longtemps, on .nous a laissés privés
du saint sacrifice de la messe; nous avions espéré
obtenir justice, et voici ce qu'on nous envoie ! «
Un sourd et long murmure parcourut la foule,
pendant que Raes de Heers déroulait la sentence
du pape : « Notre saint-père rappelle d'abord les
événements qui ont précédé l'élection du mam-
bour, s'écria de nouveau le tribun en jetant les
yeux sur le parchemin qu'il tenait en mains, et
voici entre autres choses ce qu'il ajoute : « Nous
— 253 —
avons appris avec douleur que le peuple de Liège,
dans son aveuglement, a osé se choisir un nouveau
chef; que de grands excès se commettent jour-
nellement dans la cité; que des proclamations
séditieuses y ont été affichées; que les édifices
publics et les maisons des particuliers n'y sont pas
à l'abri des dévastations; que les membres des
états se sont assemblés contrairement aux ordres
de Télu ; que les portes des prisons ont été brisées,
et les criminels mis en liberté ; que des rixes vio-
lentes ont lieu chaque jour et font couler le sang
dans les rues ; qu'on a forcé les prêtres à adminis-
trer le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ aux
excommuniés et aux interdits; que les villes ont
conclu entre elles des alliances dans le dessein de
résister aux ordres de notre bien-aimé fils Louis
de Bourbon ; que les bannières des métiers ont été
déployées pour des expéditions que n'avait pas
autorisées le prince; et, voulant arrêter un tel
débordement de licence, nous annulons formelle-
ment tous ces actes; nous les cassons de notre
propre autorité, de même que tout ce qui a pu se
commettre de contraire aux droits de l'évêque;
nous condamnons en outre la commune à payer
une amende de cinquante mille florins d'or, des-
tinée à solder les troupes qui feront partie de la
croisade contre les Turcs ; et, après avoir invoqué
les lumières du Très-Haut, nous déclarons enfin,
au sujet des discordes qui agitent le pays de Liège,
que la suzeraineté pleine et entière, tant au tem-
porel qu'au spirituel, appartient en ce pays au
22
— 254 —
prince-évêque seul, et non aux bourgmestres ou à
quelque autre. Telle est notre sentence; et, si
quelqu'un s'oppose à son exécution, qu'il sache
que l'indignation des bienheureux apôtres saint
Pierre et saint Paul retombera sur lui 1 ! "
Un frémissement universel succéda à la lecture
de cette pièce importante ; la fureur se peignit sur
tous les visages; des exclamations désordonnées,
des cris de rage éclatèrent à la fois de toutes parts.
Eaes de Heers et Baré de Surlet contemplèrent
en souriant ces masses rugissantes qui appelaient
la vengeance et la mort sur Bourbon et sur ses
partisans. Puis se tournant vers le doyen de
Saint-Pierre, qui était là tremblant à ses côtés :
« Nommez-nous, lui dit Raes, l'auteur de la soi-
disant sentence du pape, où l'on fait une si com-
plète énumération de nos prétendus attentats
contre Louis de Bourbon, sans dire un seul mot de
nos justes griefs? Oseriez-vous affirmer que le
saint-père a pu dicter un jugement si contraire
aux anciennes libertés de notre pays ? Qui donc a
fabriqué ce décret? — Le souverain pontife,
répondit le doyen en balbutiant, ne l'a sans doute
pas rédigé de sa propre main, mais ses secré-
taires... a On ne lui laisse pas le temps d'achever.
a Entendez- vous, bourgeois de Liège, s'écrie Baré,
1 Cette sentence, connue sous le nom de Pauline, joue un
grand rôle dans notre histoire. On la trouve dans Fisbn, et dans
d'autres recueils, notamment dans la réfutation de l'ouvrage de
Rausin, par Zorn, Ingolstadt, 1630, in-4*.
— 255—
entendez-vous ! Le pape n'a pas rendu lç décret;
la lettre est fausse!... — La lettre est fausse!
crie à son tour la populace, la lettre est fausse,
c'est Bourbon qui Ta faite ; mort à l'élu et à ses
partisans!... » Et la multitude se disperse aussitôt
de côté et d'autre, brisant les fenêtres et dévastant
les maisons de tous ceux qu'on soupçonnait d'être
les ennemis de la cause populaire * !
Il n'y avait plus guère de réconciliation possible
entre Louis de Bourbon et les Liégeois; Baes de
Heers et Baré, confiants dans les promesses falla-
cieuses de Louis XI, résolurent donc de déclarer la
guerre à Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et ils
lui envoyèrent à cet effet un héraut d'armes avec
des lettres de défi*.
Mais, pendant qu'on disputait à Liège sur le
plan de campagne à adopter, les métiers sortirent
de la ville en armes et sans chefs, et allèrent
ravager le Limbourg. Les princes de Bade les
rejoignirent peu de temps après avec quelques
compagnies de lansquenets; mais, effrayés des
impiétés commises par ces gens des communes,
qui ne respectaient ni les vases sacrés ni les saintes
hosties, ils se retirèrent en Allemagne, laissant les
Liégeois seuls en face de la formidable maison de
Bourgogne. La sanglante bataille de Montenaeken
où plus de deux mille bourgeois périrent, et, sur-
tout, la nouvelle que le roi de France, l'instigateur
1 Fisbn, p. 237. •— De Gerlache.
3 Mémoires de du Clergq.
— 256 —
de -cette guerre, avait conclu la paix à Conflans,
sans penser à comprendre ses alliés dans le traité,
les obligèrent à se soumettre. Un accord fut donc
signé à Saint-Trond, le 22 décembre 1465 ; une
seule ville était exceptée de la paix, c'était
Dinant 4 !... .
Dinant, que son commerce de cuivrerie avait
rendue puissante et riche, était, de toutes les villes
du pays de Liège, celle où la maison de Bourgogne
avait été le plus outrageusement insultée. Pendant
que le comte de Charolais, connu plus tard sous le
nom de Charles le Téméraire, faisait la guerre en
France, les Dinantais avaient fabriqué un manne-
quin qu'ils allèrent attacher à une potence devant
les murs de Bouvigne, ville qui appartenait au
duc, et là ils crièrent aux habitants : » Voyez,
c'est le prétendu fils de votre duc, le faux comte
de Charolais, que le roi de France a fait ou fera
pendre comme il est ici pendu. Il se dit fils de
votre duc, mais il ment; ce n'est qu'un vilain
bâtard de Hinsberg, notre évêque, et de votre
bonne duchesse * ! Ah ! ah ! le traître, il pensait
renverser le roi de France, mais il a été renversé
lui-même ! « Le comte de Charolais avait juré
1 Les sources ne manquent pas pour rhistoire de cette époque ;
elles sont plutôt trop nombreuses. Piccolomini, le faux Amelgard,
ADRIANUS DE VKTER! BUSCO, SOFPRIDE, MONSTRELET, DU CLERCQ, PHI-
LIPPE de Comines, Angélus de Curribus, Melart, et d'autres, parmi
lesquels nous distinguerons l'historien Fisen, fournissent sur ce
sujet de précieux renseignements.
* Mémoires de Jacques du Clercq.
— 257 —
qu'il leur ferait payer cher ces outrages, et lorsque
la paix fut conclue avec Louis XI, il vint mettre
le siège devant Dinant.
D'abord les Dinantais, retranchés derrière leurs
fortes murailles et comptant sur le secours de
Louis XI, rirent des grands préparatifs du comte de
Charolais et du vieux duc de Bourgogne qui s'était
fait porter en litière à Bouvigne, afin d'assister à
la prise de la ville. Du haut de leurs remparts, ils
provoquaient les soldats bourguignons et leur lan-
çaient force brocards. « — De quoi s'est donc avisé
votre vieux monnart de duc? s'écriaient-ils ; n'a-t-il
donc tant vécu que pour venir céans finir de
vilaine mort? Et votre comte Charlotteau, que
fait-il ici ? Qu'il s'en aille plutôt combattre à Mont-
lhéry le noble roi de France qui nous viendra
secourir et ne nous manquera pas; il nous l'a bien
promis ! Votre comte a le bec trop jaune pour nous
prendre, et ceux de Liège ne tarderont pas à le
déloger honteusement *. «
Ils avaient aussi placé sur les murailles la statue
d'une femme filant, avec cette inscription :
Quand de filer cette femme cessera,
Le duc Philippe cette ville aura.
Mais bientôt leur jactance fit place à l'inquié-
tude la plus vive. Aucun secours n'arrivait de
France; Louis XI restait sourd aux supplications
de ceux qu'il avait soulevés par ses perfides intri-
1 Mémoires de du Clercq. — De Gerlache.
22.
— 258 —
gués et qui imploraient alors sa pitié '. Les Lié-
geois, quoique liés par le traité qu'ils venaient de
conclure, ne purent, eux, se résoudre à abandon-
ner lâchement les Dinantais à la vengeance du
duc de Bourgogne : cinq # cents hommes des mé-
tiers pénétrèrent dans la place assiégée, et les
bourgeois de la cité se préparèrent à sortir de
leurs murailles pour aller attaquer les Bourgui-
gnons ; mais cette diversion vint trop tard et fut
inutile : le comte de Charolais avait poussé le
siège avec vigueur et foudroyait la ville de sa
puissante artillerie. On pensa à se soumettre; le
grand bâtard de Bourgogne s'était engagé à
obtenir la vie sauve aux habitants, mais le vieux
duc avait juré de laver l'injure faite à son écusson.
Après avoir été livrée au pillage pendant quatre
jours, après qu'une soldatesque ivre se fut gorgée
de sang, la ville devint la proie des flammes ; sept
à huit cents bourgeois, parmi ceux qui avaient
échappé aux massacres, furent attachés deux à
deux et précipités dans la Meuse; les femmes, les
petits enfants et les gens d'église seuls, abandon-
nèrent, désolés, une ville qu'ils ne devaient plus
revoir et où ils laissaient leurs pères, leurs maris,
leurs parents livrés aux fureurs des gens de
guerre. On démolit tout ce que le feu avait
épargné, et, quelques jours après, l'étranger se
promenant à l'endroit où s'élevait naguère cette
1 Lettre des Dinantais à louis XI, apud Gachahd, Collection de
documents inédits. Bruxelles, 1834, II, p. 282.
— 259 —
ville importante, a pu se demander : Où fut
Binant *?...
Le sort des Dinantais effraya les habitants de
Liège; ils promirent de se^ soumettre au traité;
mais // les Liégeois, dit Olivier de la Marche, ne
sont pas bien coutumiers de tenir ce qu'ils promettent, «
et les sourdes menées de Louis XI ne tardèrent
pas à rallumer le feu de la discorde. Et puis, il faut
le dire, bien d'autres causes alimentaient chez
nous ces cruelles dissensions : il y avait, entre
Liège et Bourgogne, une haine qui sommeillait
depuis longtemps, mais qui n'était pas éteinte ; le
nom d'Othée était encore murmuré tout bas avec
un serment de vengeance, et les tombes qui
recouvraient nos plaines, attendaient toujours une
expiation !... Cependant, ce fut en vain que le sang
coula de nouveau à Brusthem *, que l'étendard
sacré de Saint-Lambert fut déployé au milieu des
bannières des métiers, Liège succomba, et une
sentence bien plus terrible encore que la Pauline
1 Do Clercq, p. 184. — Charles paya des ouvriers chargés de
détruire jusqu'aux fondements de la ville; on conserve aux
Archives de l'État, à Bruxelles, les comptes de la démolition de
Dinant. — Jean de Hennin, dont M. de Reiffenberg a publié une
partie des Mémoires (VI* volume de son édition de Y Histoire des
ducs de Bourgogne) , dit froidement au sujet de la prise de Dinant :
c Et fust plus doulcement traictée qu'elle n'avoit desservy , car
je ne sçay que à froid sang on aye tué nulluy. »
1 Baré de Surlet se fit tuer à cette bataille ; Raes de Heers fut
loin de s'y conduire aussi vaillamment ; il prit l'un des premiers
la fuite.
— 260 —
fut prononcée contre les pauvres gens de la com-
mune '. Les tours et les remparts de la cité furent
rasés, et de nombreux proscrits allèrent peupler
les bois et y attendre le moment de se venger.
Le nombre de ces malheureux fugitifs s'accrut
encore par les violences du sire d'Humbercourt que
le duc Charles avait laissé à Liège. Un coup de
main audacieux les rendit maîtres de la cité.
Enhardis par ce succès, les proscrits, commandés
par le capitaine Jean de Ville, se dirigèrent vers
Ton grès, y pénétrèrent pendant la nuit, et firent
prisonniers l'évêque, avec quelques chanoines et
le sire d'Humbercourt lui-même *.
Le duc de Bourgogne se trouvait alors à Péronne.
Le roi de France venait aussi d'arriver en cette
ville, sur la foi d'un sauf-conduit, pour traiter
des conditions de la paix. Le bruit s'y répandit
tout à coup que les Liégeois révoltés de nouveau
avaient surpris Tongres et massacré leur évêque;
on assurait même que le sire d'Humbercourt avait
péri dans la mêlée.
A cette nouvelle Charles entra dans une violente
colère contre Louis XI : « Cest lui, s'écriait-il
c'est lui qui a excité ces méchantes gens de Liège,
mais, par saint Georges, ils en seront punis et il
aura sujet de s'en repentir 3 !... «
1 Cette sentence est du 18 novembre 1467. L'original existe
aux archives de l'État, à Liège.
* flsen. — foollon. — de gerlaghe.
8 Philippe de Comines. — Ahelgard. — De Barante.
— 261 —
On sait comment le roi, pour échapper à ces
projets de vengeance, fut contraint de signer
l'abandon de tout ce que ses prédécesseurs avaient
disputé aux ducs de Bourgogne, et d'accompa-
gner le Téméraire dans son expédition contre les
Liégeois. Louis XT n'avait avec lui que les Écos-
sais de sa garde, mais l'armée bourguignonne
était puissante et nombreuse, et formée de valeu-
reux hommes d'armes de la Flandre, de la Picardie
et de la Savoie, du Luxembourg, du Limbourg,
du Hainaut et du pays de Namur. Le roi et le duc
arrivèrent le 27 octobre devant Liège, et, pendant
qu'une partie • des troupes investissait la ville de
différents côtés, ils prirent leurs quartiers au
milieu du faubourg Sainte- Walburge.
La plus grande détresse régnait à Liège, et
cependant, on y songeait à résister ! Pauvre cité,
qui n'avait plus, pour se défendre, ni ses portes
solides, ni ses fortes murailles, ni ses fossés pro-
fonds ! Tout avait été démantelé dans la dernière
guerre. Pas un seul chevalier, pas un noble pour
conduire les bourgeois au combat 4 ! Tous se sont
enfuis ou sont morts, le peuple seul est resté, mais
hélas 1 c'est sans aucun espoir de vaincre! il ne lui
reste plus qu'à mourir !...
Les Liégeois se conduisirent vaillamment et
tuèrent d'abord beaucoup de monde au duc dans
plusieurs sorties, mais tous prévoyaient l'issue de
cette guerre, et la crainte des horribles cruautés
1 Philippe de Comines.
— 26a —
qui avaient signalé la prise de Dinant, chassait
chaque jour de la cité quelques-uns de ses défen-
seurs. On voyait des familles entières, des femmes
traînant leurs enfants, se diriger vers l'Ardenne,
implorant Dieu pour ceux qui restaient devant
l'ennemi '. Il n'y eut bientôt plus à Liège que les
proscrits, le petit peuple et six cents hommes du
pays de Franchimont, commandés par deux braves
capitaines, Vincent de Bueren et Georges Strailhe *.
Le désespoir ranime leur courage : " Liège suc-
combera demain, disent ces braves gens ; demain,
Liège sera la proie du farouche Bourguignon, et
il ne nous restera d'autre abri que. les forêts de
l'Ardenne ! Ne vaut-il pas mieux mourir ici pour
son pays ! Tentons un dernier effort, et, si nous
n'avons une belle victoire, nous aurons <lu moins
un glorieux trépas » !... « Les Eranchimontois,
tous gens de cœur et bien armés, s'assemblent vers
dix heures du soir et se glissent le long des rem-
parts détruits : ils sont guidés par les deux hôtes
des maisons qu'occupent le roi et le duc. La nuit
est sombre ; ils marchent en silence dans le creux
vallon qui longe les hauteurs de Sainte-Walburge,
surprennent et égorgent quelques sentinelles, et
parviennent au centre de l'armée ennemie sans
avoir été découverts. Mais, au lieu de pousser droit
aux demeures qui abritaient Charles de Bourgogne
1 àmblgàrd. — Angélus de Cueribus. — Piccolomini.
* Philippe de Comines.
» Id.
— 263 —
et le roi de France, ils s'arrêtent devant le pavillon
du duc d'Alençon, et ce retard suffit pour jeter
l'alarme dans le camp. Bientôt il y règne un affreux
vacarme ; les uns crient : « Liège, Liège et saint
Lambert ! « Les autres : w Vive Bourgogne ! vive
France et tuez ! « Il n'y avait dans la maison du
duc qu'une douzaine d'archers qui veillaient et
jouaient aux dés ; ils se précipitent vers la porte
où se ruaient déjà les Eranchimontois. Philippe de
Comines passe à la hâte son haubergeon au duc;
tous deux descendent dans la rue où Ton combat-
tait aux flambeaux; des renforts arrivaient au
même instant et dégageaient l'habitation de
Charles le Téméraire.
D'un autre côté, le logis du roi de France était
aussi vivement pressé, mais les archers écossais le
défendent avec vigueur et repoussent à coups de
flèche tous ceux qui se présentent, tuant indistinc-
tement et Liégeois et Bourguignons. Cependant,
on reconnaît bientôt le petit nombre des assaillants,
à la tête desquels Vincent de Bueren et Georges
Strailhe font des prodiges de valeur ; les Franchi-
montois sont enveloppés, accablés de toutes parts
sous les coups d'une armée innombrable, mais ils
ne cessent point de combattre ; ces braves tombent
un à un sur les corps des ennemis qu'ils immo-
lent, et des six cents, pas un seul ne rentra dans
Liège i !...
1 Philippe de Comines. — Piccolomini. — Angélus de Cdrribus et
les autres écrivains contemporains.
— £64 —
Franchimont, Franchimont, honneur à toi ! Tu
as vengé le sang* d'Othée; tes généreux enfants
sont morts ; ils ont obtenu le glorieux trépas qu'ils
ambitionnaient; mais leur souvenir vivra éternel-
lement dans nos cœurs et honorera ton nom dans
les siècles à venir ! !...
Il s'en fallut de bien peu que cette glorieuse
entreprise ne réussît, dit Philippe de Comines,
et si les Liégeois avaient été directement aux
maisons du roi de France et du duc de Bour-
gogne, nul doute que les deux princes n'eussent
été tués et que l'armée n'eût été entièrement dé-
truite.
Le peu d'hommes valides qui restaient à Liège
abandonnèrent la ville au point du jour; Charles
y entra sans résistance. Quarante mille Bourgui-
gnons se ruèrent avec lui dans la cité; riches
maisons de bourgeois, humbles demeures de prê-
tres, vieilles et saintes églises, et jusqu'au marbre
des tombeaux, tout fut pillé, détruit, profané ! Les
flammes dévorèrent ces tristes ruines, et* de cette
ville naguère si puissante et si orgueilleuse, il ne
resta bientôt plus que sa noble et antique cathé-
drale, quelques églises et maisons de clercs, et
cinq à six habitations bourgeoises. Puis, quand
cette soif d'or et de sang paraissait devoir être
assouvie, le duc alla dans les forêts traquer les
malheureux qui s'y étaient réfugiés et qui n'at-
tendirent pas, hélas! le fer des Bourguignons
pour mourir, tant le froid était vif et la disette
affreuse ! Près de cinquante mille personnes péri-
— 265 —
rent, dit-on, dans cette effroyable catastrophe * !
Ce fut la dernière expédition des ducs de Bour-
gogne contre les bourgeois de Liège ! !...
1 On trouve dans Pigcolomini et dans Angélus de Curribus des
détails fort curieux et bien circonstanciés sur la prise de Liège,
par le duc Charles.
23
LE
SANGLIER DES ARDENNES.
- 1485 —
Je veiz la fiére barbe
Qui lant se rebarba t,
Doulx comme sainte Barbe,
Quant on le desbarba t.
Sans couvrechicff qui bue
A Trecl Tut desbarbé
De «a barbe barbue
Quand il vint à jube\
Jean Molimet, Recollection.
LE
SANGLIER DES ARDENNES.
La fin du quinzième siècle vit s'opérer de grands
changements dans l'administration intérieure des
États européens. Les libertés communales dispa-
raissent peu à peu et font place à un système nou-
veau, celui de la centralisation et de l'autorité
monarchique : " Les gouvernements s'affermis-
sent, a dit un illustre écrivain, et les peuples
s'apaisent * . «
La principauté de Liège, si durement éprouvée
par la conquête, ne pouvait rester étrangère à ce
mouvement général des esprits ; mais, nulle part,
1 Guizot, Histoire générale de la civilisation en Europe.
23.
— 270 —
le sentiment des libertés publiques ne fut aussi
difficilement comprimé. Lorsque partout, dans
TOccident, l'unité et la permanence du pouvoir
s'établissent sur les ruines des institutions démo-
cratiques, les communes liégeoises ne cessent
d'opposer la plus énergique résistance à la domi-
nation toujours croissante de l'épiscopat. Il fallut
trois siècles pour les abattre. C'est le récit de ces
luttes nouvelles que nous allons entreprendre,
luttes moins dramatiques, moins émouvantes, sans
doute, que celles dont nous avons, jusqu'ici, placé
le tableau sous les yeux du lecteur. C'est, néan-
moins, un spectacle qui n'est pas non plus sans
grandeur, que cette longue agonie d'un peuple,
que ces efforts désespérés pour arrêter la déca-
dence et la chute de la patrie....
Les premières années qui suivirent le sac de la
cité par les Bourguignons, furent pour les Lié-
geois une période d'affreuse oppression : leurs
anciens privilèges abrogés, les magistratures po-
pulaires anéanties, les juridictions régulières rem-
placées par des tribunaux exceptionnels, les con-
fiscations, les bourgeois et les paysans écrasés
d'impôts, voilà les fruits de cette guerre impie
qu'avait excitée Louis de Bourbon et qui livra le
pays à l'étranger. Applaudissant à ces excès, au
lieu de les maudire, l'évêque alla complimenter et
remercier le duc Charles ; puis, au mépris de la
capitulation qu'il avait jurée à son avènement, il
aliéna au profit de monseigneur de Bourgogne
— 271 —
tout un quartier de sa ville épiscopale, l'autorisant
& y élever telle forteresse qu'il jugerait convenir *.
Des remparts et des bastions se dressèrent bien-
tôt au centre même de la cité de Saint-Lambert,
que Ton n'avait pas cessé de craindre, bien que dé-
truite. Aussi, les bourgeois ne se hâtaient point d'y
rentrer; reniant jusqu'au bout l'esclavage, ils
continuaient de vivre dans cette vaste forêt d'Ar-
denne, dont les profondeurs avaient tant de fois
çibrité les défenseurs des libertés liégeoises, et où
les rigueurs d'Humbercourt ne pouvaient les
atteindre.
Pendant longtemps Liège demeura dans cet état
d'abandon et de détresse, et lorsque, deux ans plus
tard, l'évêque prit la résolution d'y rentrer, les
rues étaient toujours encombrées de ruines et de
débris *. Bourbon lui-même, assurent les chroni-
queurs, ne put retenir ses larmes, à l'aspect de
cette terre désolée.
Le clergé intervint enfin et supplia le prince
d'avoir pitié de son peuple. Mais , en réclamant
l'appui du Téméraire, l'évêque s'était donné un
maître plutôt qu'un allié. Tout ce qu'il en obtint,
ce fut de laisser rebâtir à Liège quatre cents mai-
sons. Puis, soit qu'il voulût calmer ses remords,
soit afin d'échapper aux censures dont le menaçait
1 Lettres de Louis de Bourbon, données à Maestricht le {"juil-
let 1469, conservées aux Archives de l'État, à Liège.
* Adrianus db Vetkri Busco, apud Martene , IV, p. 1350. —
Joànnis de Los Chronicon, p. 65.
— 272 —
la cour de Rome, le duc fit à l'église de Saint-Lam-
bert de magnifiques présents : un saint Georges
en or massif, des dalmatiques , de chapes et de
riches chasubles 4 .
Cependant, le pays continuait d'être accablé
sous le poids de la plus dure tyrannie : c'était au
nom de monseigneur de Bourgogne qu'on rendait
la justice; c'étaient ses officiers qui collectaient les
taxes et qui présidaient aux exécutions ; l'évêque
n'avait plus aucune autorité. Tous ceux chez qui
le sentiment de l'indépendance nationale n'était
point étouffe, reprochaient au prince ce profond
abaissement : « Mais, comment espérer qu'il
prenne en mains nos intérêts, disait-on, n'est-ce
pas lui qui est la cause de nos malheurs, lui qui a
fomenté la guerre, et qui a ouvert le pays aux
Bourguignons ? Qu'il soit maudit * !... «
Il y avait alors à Liège, un homme qui se faisait
remarquer entre tous par l'énergie de sa haine
contre la domination étrangère. Guillaume de La
Marck d'Aremberg, c'était son nom, descendait
d'une ancienne et puissante famille, dévouée de
tout temps à la France. Son aïeul, Éverard III,
avait un jour osé défier seul le duc Philippe le Bon.
Guillaume n'était ni moins entreprenant ni moins
brave. Doué d'une vigueur de corps extraordi-
naire, violent, emporté, unissant un courage
1 Adrianus de Vetkri Busco, p. 1352. — Joarnis de Los Chroni-
con, p. 66.
? Fiseii, p. 281. — Chroniques du temps.
— m —
indomptable à une merveilleuse facilité de parole,
grand dépensier, possédant, en un mot, les qua-
lités et les défauts qui séduisent d'ordinaire la
multitude, d'Aremberg acquit bientôt sur elle un
immense ascendant. Il aspira dès lors à remplacer
les anciens chefs populaires qui avaient péri pen-
dant les troubles ou qui gémissaient encore dans
l'exil, et médita la délivrance de la patrie.
Aussi longtemps que les Bourguignons occupè-
rent la cité, le sire deLaMarck cacha soigneusement
ses desseins, n'agissant que par des affldés en qui
il avait pleine confiance et dont les sourdes menées
entretenaient sur tous les points du territoire une
agitation nécessaire à la réussite de ses projets.
Mais le duc Charles s'étant engagé dans de nou-
velles guerres qui réclamaient l'emploi de toutes
ses forces, Guillaume jugea le moment opportun
et donna le signal de l'insurrection. Cette première
tentative ayant échoué, le sire de La Marck alla im-
plorer l'assistance du roi Louis XI et de l'empereur
Frédéric; puis, à la tête des réfugiés de l'Ardenne
et de nombreux routiers recrutés en France et en
Allemagne, il rentra dans le pays, et y vécut pen-
dant longtemps en vrai chef de bandes, courant les
bois et les montagnes, pillant les châteaux des
partisans de l'évêque, et faisant aux étrangers une
guerre sans relâche. Le Sanglier des Ardennes, c'est
le surnom que lui valut cette vie errante et sauvage,
autant que son caractère farouche et la barbe hé-
rissée qu'il avait laissée croître, devint bientôt
ainsi un objet de terreur pour les Bourguignons.
— 274 —
Mais tout bas, le peuple rappelait son libérateur
et faisait des vœux pour son triomphe.
Sur ces entrefaites, on apprit à Liège la mort du
duc Charles, tué sous les murs de Nancy, le 5 jan-
vier 1477. A cette nouvelle, les proscrits rentrèrent
en foule dans la cité : le payement des impôts fut
suspendu, et les bourgeois demandèrent à gTands
cris le rétablissement des anciens privilèges '.
Bourbon qui se trouvait alors à Gand comprit la
nécessité de se réconcilier avec ses sujets, et sous-
crivit à toutes leurs demandes. De son côté, Marie
de Bourgogne, voulant s'attacher les Liégeois, leur
fit remise des sommes considérables qu'ils s'étaient
engagés à payer au feu duc, et renonça, au profit
de Tévêque, à tous les droits de souveraineté que
son père s'était arrogés sur eux*. Louis de Bourbon
crut pouvoir alors regagner son évêché; il s'y était
fait précéder de l'acte de renonciation que venait
de signer la princesse Marie, ce qui lui valut par-
tout bon accueil 5 . Le Sanglier lui-même se porta à
sa rencontre, et l'on convint, de part et d'autre, de
jeter un voile sur le passé.
Après dix ans de servitude, les Liégeois se
retrouvaient libres; mais le pays était ruiné et la
cité continuait d'offrir un aspect désolé. On n'aper-
cevait partout que maisons chétives, construites
de pierres brutes ou d'argile; que rues sombres
1 Joànnis de Los Chronicon, p. 74.
• Louvrex, I, p. 186. — De Ram, Analecta, p. 623.
5 Adriànus de Veteri Busco, p. 1360
— 275 —
et tortueuses, et qui s'étaient formées comme au
hasard : tristes vestiges, dont quelques-uns devaient
arriver jusqu'à nous, encore marqués du sceau de
la conquête.
Mais, au milieu de ces ruines et de ces débris,
s'agitait une population pleine de vie et d'ardeur,
des hommes nés pour le travail et la liberté et que
le malheur ne sut jamais abattre. Le jour où l'on
rapporta de Bruges le perron que le duc Charles
y avait fait transporter après le grand désastre
de 1468, il sembla que tous les maux de la patrie
étaient réparés.
Cependant Louis XI, à la mort du Téméraire,
s'était mis en mesure de réunir aux domaines de la
couronne les principaux fiefs compris dans l'héri-
tage de ce puissant vassal. Ses troupes envahirent
la Picardie, la Bourgogne, la Franche-Comté, l'Ar-
tois, et le succès couronnant ses premiers efforts,
il chercha également à s'emparer de la Plandre, du
Hainaut et du comté de Namur.
Pendant que ses généraux agissaient, le roi avait
recours à ses moyens ordinaires et intriguait
partout : il achetait l'inaction de l'Angleterre, il
négociait la possession d'Arras; il travaillait en
secret les Gantois et les excitait contre leur jeune
souveraine. Tout lui réussissait. Au milieu de
ces prospérités, une seule chose lui manquait,
l'alliance de& Liégeois. C'était en vain qu'il les
sollicitait de s'unir à la France : « Nous sommes
maintenant trop faibles et trop pauvres pour son-
ger à la guerre, répondaient ceux-ci, et nous
— 276 —
voulons rester étrangers aux querelles de nos voi-
sins. «
Mais cette sage résolution dura peu, et les divi-
sions ne tardèrent point à renaître. Les uns, fatigués
des dissensions civiles, et satisfaits des concessions
de Louis de Bourbon, ne demandaient qu'à vivre
en paix ; les autres, n'ayant point confiance en ses
promesses, voulaient qu'on tentât de nouveau les
hasards de la guerre : » Jamais plus, disaient-ils,
on n'aurait une aussi belle occasion d'abaisser la
maison de Bourgogne et de rendre au pays son
antique splendeur. »
Chargé de dignités et d'honneurs par l'évêque,
qui le craignait, Guillaume de La Marck fut
d'abord un ardent partisan de la neutralité; mais
son humeur guerrière ne lui permit pas de vivre
longtemps eu repos. Le Sanglier des Ardennes avait
pris goût à cette vie aventureuse et libre qu'il avait
menée pendant près de dix ans, et que la guerre
seule pouvait lui rendre, en même temps qu'il y
trouverait une occasion d'assouvir sa haine contre
les Bourguignons. Il finit par écouter Louis XI,
vanta publiquement l'alliance française, et grâce à
l'influence dont il jouissait, parvint à la rendre
populaire.
Cependant la victoire que l'archiduc Maximilien,
époux de Marie de Bourgogne, remporta sur les
Français à Guinegate , rendit les Liégeois plus
circonspects, et le parti qui voulait le maintien de
la neutralité ayant un instant repris le dessus
dans la cité, l'évêque en profita pour accuser
— 277 —
Guillaume au tribunal des échevins et l'y fit
déclarer ennemi de la patrie \
Le sire de La Marck venait précisément de se
rendre en France pour s'y concerter avec Louis XI
et y lever quelques compagnies, quand il apprit ce
qui se passait à Liège. Il revint aussitôt, à la tête
de quinze cents cavaliers auxquels se joignirent
tous les mécontents qui infestaient la frontière.
C'étaient la plupart d'anciens soldats du Sanglier,
habitués depuis longtemps au métier de la guerre
et connaissant bien le pays. Rien ne put arrêter
ces bandes, qui furent en quelques jours aux portes
de la cité.
Bourbon, informé de leur approche, avait con-
voqué ses feudataires et fait crier l'ost au perron,
mais peu de monde répondit à son appel. Guillaume
d'Aremberg comptait toujours un grand nombre
de partisans à Liège ; le peuple lui savait gré de la
part qu'il avait prise au rétablissement denses pri-
vilèges, et, en signe de ralliement à sa cause,
beaucoup portaient publiquement la branche de
chêne au chaperon *.
Inquiet de ces dispositions hostiles, le prévôt de
Saint-Lambert, Jean de Home, conseillait au
prince de ne point s'exposer en rase campagne et
d'attendre l'ennemi derrière les murailles de la
cité, mais Bourbon n'y voulut point consentir, et
s'avançant au milieu des milices bourgeoises
1 Adrïamjs de Veteri Busco.
* FlSEN.
24
— 278 —
assemblées sur la place du Marché : « Mes chers
enfants, leur dit-il, voici le moment de vous bien
conduire; songez que le triomphe du sire de
La Marck serait votre ruine, et pis encore, ce
serait votre déshonneur, si, comme il ose s'en
vanter, et ce que je ne puis croire, vous m'aban-
donniez pour vous joindre à lui. Quant à moi, je
veux vivre et mourir avec vous !... «
Les bourgeois accueillirent ces paroles d'un air
sombre ; et comme l'évêque donnait le signal du
départ, on lui cria de prendre les devants avec ses
feudataires, et que les métiers suivraient 1 . Les
choses avaient probablement été ainsi réglées à
l'avance par les amis du Sanglier, car Bourbon
venait à peine de quitter Liège, qu'il tomba dans
une embuscade, et se vit enveloppé par une troupe
de cavaliers, couverts de cottes rouges, qui se pré-
cipitèrent sur lui en criant : « A la mort, à la mort,
le traître qui a vendu son pays aux Bourguignons ! «
Le prélat, séparé de son escorte, aperçut alors
Guillaume de La Marck, qui s'avançait vers lui
l'épée haute : » Grâce, grâce, monseigneur d'Arem-
berg, lui cria-t-il, je suis votre prisonnier. « Et
comme celui-ci avançait toujours, sans rien lui
répondre : « Grâce, grâce, mon cher seigneur, «
répéta l'évêque, les mains jointes et le visage
ensanglanté... Mais il ne put achever, le sire de
La Marck lui plongea son épée dans la gorge,
puis ordonnant à l'un des siens de l'achever, il
1 Sopfhidus Pbtei, apud Chapeauvillb, p. 201.
— 279 —
s'élança à la poursuite des fuyards et pénétra dans
Liège en même temps qu'eux 4 . Les métiers
n'avaient point encore quitté la place du Marché,
et quand le Sanglier parut tout à coup au milieu
d'eux, ils l'accueillirent en ami, bien plutôt qu'en
vainqueur.
Le lendemain, le sire de La Marck harangua les
bourgeois assemblés en foule aux abords du palais
épiscopal : « Bonnes gens, leur dit-il, vous savez
si je vous suis dévoué et combien j'ai toujours eu à
cœur vos franchises et vos privilèges. C'est pour
vous les faire rendre que j'ai de nouveau pris les
armes; et cette fois, j'en suis enfin venu à mon
intention. L'auteur de tous vos maux, le traître
qui vous avait vendus à l'étranger et qui a causé
la ruine du pays est tombé hier sous mes coups,
et désormais vous n'avez plus rien à craindre des
Bourguignons. Qu'à partir de ce moment la jus-
tice reprenne son cours, et que personne ne
s'avise de troubler la paix publique, s'il ne veut
avoir affaire à moi ! «
L'élection d'un nouvel évêque eut lieu quelques
jours après, et les suffrages du chapitre se por-
tèrent sur Jean d'Aremberg, le fils du Sanglier.
Lui-même prit en mains l'administration du pays
avec le titre de mambour.
Pendant que Guillaume négociait avec Rome
pour obtenir du souverain pontife la confirmation
de l'élection de son fils, une partie des chanoines
1 Adrianus de Veteri Bosco. — Fisen.
— 280 —
réfugiés à Louvain, contestèrent cette élection et
procédèrent à un autre choix. Leurs voix se par-
tagèrent entre Jacques de Croy et Jean de Horne,
et ce fut en faveur de ce dernier que le pape se
prononça.
Les discussions civiles se ranimèrent alors avec
plus de violence que jamais. Le Sanglier porta la
guerre dans le comté de Horne, et y mit tout à feu
et à sang; mais, après deux années de luttes san-
glantes, battu à Hollogne-sur-Geer par Parchiduc
Maximilien, il se décida enfin à conclure la paix.
Elle fut signée à Tongres le 22 mai 1484. La cité
de Liège, afin de l'indemniser des dépenses qu'il
avait faites dans l'intérêt du pays, se reconnut
débitrice envers Guillaume de La Marck d'une
somme de trente mille livres de gros, monnaie de
Flandre, pour sûreté de laquelle il reçut en gage
la terre de Franchimont et le duché de Bouillon;
la sentence qui Pavait déclaré traître à la patrie
fut cassée ; tous les actes de son gouvernement
furent confirmés et les officiers à vie nommés par
lui, maintenus dans leurs charges ; pour prix de
sa renonciation à l'évêché, Jean de La Marck
obtint une somme d'argent considérable ; les états
s'obligèrent à protéger les d'Aremberg dans le
cas où ils viendraient à être inquiétés au sujet de
la dernière guerre ; enfin, le nouvel évêque, Jean
de Horne, dut prêter serment d'observer les con-
stitutions du pays et de s'abstenir désormais de
toute alliance étrangère.
Jean de Horne fit sa joyeuse entrée à Liège en
— 281 —
grand appareil, accompagné d'une foule de sei-
gneurs, et ayant à ses côtés Guillaume d'Àremberg
lui-même, qui lui rendit en cette circonstance les
services qu'un parent, vassal et sujet devait à son
suzerain. La paix semblait définitivement assurée :
« En effet, dit un contemporain, depuis ladite paix,
jamais ne fut fait ni donné plus grand signe
d'amour que les trois frères de Home, pendant
l'espace d'un an, n'en témoignèrent à messire
Guillaume et à ses frères, et le peuple de Liège en
était si joyeux et si content qu'il ne cessait de
rendre grâces à Dieu de leurs bonnes accointances,
espérant ne plus jamais voir guerre ni désaccord
entre eux *. «
L'évêque et le sire de La Marck ne se quittaient
plus ; ils mangeaient à la même table, couchaient
dans le même lit, ce qui était alors parmi les
grands la plus forte marque d'amitié qu'on pût
se donner, et quand le prélat visitait l'un de ses
châteaux ou quelqu'une de ses villes, il n'y allait
jamais qu'en compagnie de messire Guillaume
« lequel avait confiance en lui, dit la chronique,
autant qu'en ses propres frères et amis *. //
Un jour qu'ils se trouvaient ensemble à Saint-
Trond, à une fête que leur donnait l'abbé, arrivè-
rent le comte de Horne et le comte de Montigny,
frères de l'évêque. Quand ce dernier vit d'Arem-
1 Les Moyens des princes et Mort de feu messire Guillaume de
La Marck, récit contemporain que nous ayons publié dans nos .
Mélanges.
» Jbid.
24.
— 282 —
berg : « Que je suis aise de vous rencontrer, mon
cousin, lui dit-il, et que nous allons bien nous
divertir, h Le banquet, les danses et les jeux se pro-
longèrent en effet ce jour-là fort avant dans la nuit.
Le lendemain, le comte de Montigny alla ré-
veiller Guillaume, prétextant qu'il devait partir,
mais qu'il voulait auparavant déjeuner avec lui.
D'Aremberg se leva aussitôt, et les deux seigneurs
allèrent d'abord entendre la messe. — « Mon cou-
sin, dit Montigny, pendant qu'ils étaient à table,
j'ai un manteau d'écarlate fait d'une nouvelle
façon, je vous le veux donner pour la grande
amitié qui nous lie. — Merci, mon cousin, répondit
Guillaume, et quand j'aurai de mon côté quelque
chose qui vous plaira, je ne manquerai pas de vous
l'offrir aussi. //
Au moment du départ, l'évêque annonça qu'il
reconduirait ses frères à quelque distance. iyArem-
berg fit comme lui, et l'on se mit en route. Le sire
de La Marck était suivi d'un seul valet, et sans
armes. Quand on fut en plein champ, Montigny
défia d'Aremberg à la course, et les deux seigneurs
mirent aussitôt leurs chevaux au galop. Guillaume
eut bientôt devancé son rival, et courant toujours,
il arriva à la lisière d'un bois d'où sortit tout à
coup une bande de cavaliers qui se précipitèrent
sur lui et le firent prisonnier. Montigny arriva
presque en même temps : « Ah, ah, messire d'Arem-
berg, s'écria-t-il, je vous tiens enfin où, depuis si
longtemps, je vous ai désiré. — Montigny, répliqua
Guillaume, je n'en serais point où je suis si j'avais
— 283 —
pu croire que vous fussiez un traître. J'aurais dû
écouter les conseils du seigneur de Croy, il vous
connaissait mieux que moi f . «
On garotta le Sanglier sur un méchant cheval, on
lui couvrit la tête d'un large chaperon d'Alle-
magne, et on l'emmena par haies et par buissons,
sans traverser aucun village, car on craignait qu'il
ne fût reconnu et délivré par les gens du pays.
» Où me conduisez-vous? demanda-t-il à l'un de ses
gardiens. — A Maestricht, lui fut-il répondu. —
Cest donc à la mort, reprit Guillaume, car mes
plus grands ennemis sont là. //
On arriva le soir dans cette ville, et l'on prévint
le prisonnier qu'il n'avait plus que quelques heures
à vivre. Le lendemain matin on le mena à la place
de Saint-Servais. Un échafaud en pierre, orné de
quatre lions de bronze, y était en permanence et
servait à l'exécution des grands criminels. Cet
échafaud appartenait exclusivement à la justice de
l'évêque. D'Aremberg y monta, et apercevant à un
balcon Jean de Home, qui avait voulu le voir
mourir, il lui reprocha sa perfidie et prédit que
cette tête qui allait tomber laisserait une longue
trace de sang. Il ôta lui-même son manteau et sa
chaussure, les jeta au peuple, puis relevant sa
barbe, il en couvrit son visage et tendit la tête au
bourreau, qui la lui abattit d'un seul coup *.
1 Les Moyens des princes, etc. — Analecta leodiensia.
3 Jbid. — Ibid. — Placentius, Catalogus antistitum leodien-
sium. — De Gerlache.
- 284 —
La prédiction de Guillaume de La Marck ne
tarda point à se réaliser. Sa mort réveilla les fac-
tions qui commençaient à se calmer. Des flots de
sang* coulèrent de nouveau sur tous les points du
territoire; et ce ne fut que sept ans après, en 1492,
que se terminèrent les divisions des La Marck et
des de Home. Les chefs des deux partis convinrent
d'une entrevue dans la plaine de Haccourt. Elle
eut lieu pendant les fêtes de Pâques. L'évêque, sans
armes, s'avança au-devant d'Éverard et de Robert
de La Marck ; dès qu'il les aperçut, il descendit de
cheval et s'adressant au comte Éverard, d'une voix
tremblante, il lui cria par deux fois : « Je vous
prie, seigneur Éverard, de me pardonner la mort
de votre frère Guillaume ! « Et comme Éverard ne
répondait rien, il reprit en pleurant : « Seigneur
Éverard, pardonnez-moi la mort de votre frère, je
vous en conjure, par la mort et la passion de Notre
Seigneur Jésus-Christ! « Alors Éverard commen-
çant aussi à pleurer et à sangloter, lui répliqua :
» Vous me demandez pardon du meurtre de mon
frère, au nom d'un Dieu mort pour nous tous. Eh !
bien, je vous l'accorde. « Il lui tendit la main; ils
s'embrassèrent à plusieurs reprises * . Depuis lors,
les deux maisons vécurent dans une union que rien
ne vint plus troubler.
1 Fisen. — De Gkrlàche.
LA
MUTINERIE DES RIVAGEOIS.
— 1*531 —
Dont, si en cscriptant eeste adyenue, j'aj
aoleunemeni erré, ou qae mon stile ne tous
soit agréable, je voqs prie qae tout ce soit
prins en bonne part , reeepvant mon petit
labeur en greid et excusant rimbéeiJité de mon
entendement.
Gcillacmb de Mairr, La Mutinerie des Rivageoyt.
LA
MUTINERIE DES RIVAGEOIS.
Le long règne d'Érard de La Marck, tant vanté
par la plupart de nos historiens, ne fut pas, cepen-
dant, exempt de troubles ni de commotions popu-
laires.
Après Louis de Bourbon et Jean de Home, les
factions épuisées avaient besoin de repos; cela
seul, peut-être, explique le calme dont jouit le
pays de Liège au commencement de l'épiscopat
d'Erard; c'était la lassitude d'un peuple brisé par
de longues souffrances ; mais cette tranquillité ne
pouvait être durable chez une population aussi
avide de nouveautés, et les doctrines du luthéra-
nisme offrirent bientôt un nouvel aliment à cette
agitation fébrile qui dévorait nos ancêtres.
— 288 —
La réforme pénétra chez nous de bonne heure;
aux griefs religieux deâ nouveaux sectaires vinrent
se joindre les plaintes adressées à l'évêque, tou-
chant l'abandon de l'alliance française et les nou-
veaux traités conclus avec Charles-Quint, en 1521 ;
il y eut même, à ce sujet, quelques troubles dans
la cité, mais ils furent aussitôt réprimés ; on se
débarrassa des factieux en les faisant jeter dans
la Meuse.
D'autres tentatives eurent lieu, sans plus de
succès, les années suivantes. Toutefois, Érard, qui
venait de promulguer dans son diocèse les édits
impériaux contre les hérétiques, rencontra dans
les métiers un esprit d'opposition auquel il ne
s'attendait pas. Us autorisèrent les enquêtes contre
les nouveaux religionnaires, mais ils firent en
même temps défense de procéder contre eux autre-
ment que d'après les lois et les franchises du pays.
Ce fut au mépris de leur volonté expresse, que des
bûchers furent dressés, et que plusieurs personnes,
imbues des nouvelles doctrines, furent arraqhées
à la juridiction des échevins et livrées au tribunal
de l'officialité qui les fit brûler vives.
Les nombreuses vexations de ce tribunal, l'ex-
trême misère du peuple, vinrent encore ajouter à
ces ferments de discorde. De 1525 à 1531, il y eut
disette absolue de grains dans toute la principauté.
La populace reprochait hautement à l'évêque et au
conseil de la cité de ne prendre aucune mesure
pour remédier à sa détresse.
Afin d'apaiser ces plaintes, les magistrats publié-
— 289 —
rent différents édite; ils ordonnèrent que tous les
greniers fussent exactement visités, et que chaque
ménage ne conservât que la quantité de blé néces-
saire à ses besoins personnels ; ils fixèrent en même
temps le maximum du prix des grains et mirent
des obstacles à leur libre circulation.
Le résultat de ces ordonnances ne tarda pas à
se faire sentir; les fermiers envoyèrent leur blé
dans les contrées voisines, où ils pouvaient le
vendre à un prix beaucoup plus élevé qu'à Liège,
et les magistrats furent contraints d'en revenir à la
liberté du commerce. Le prix des grains monta
tellement alors, qu'il fut impossible aux pauvres
de s'en procurer. Le mécontentement des Biva-
geois, en particulier, prit un caractère alarmant,
et se changea bientôt en une violente émeute *.
Le £ juillet 1531, une grande fermentation ré-
gnait à Tilleur, village situé à une lieue de Liège,
sur la rive gauche de la Meuse. Un rassemblement
nombreux de femmes et d'enfants stationnait
devant la maison du maïeur, demandant à grands
cris du pain et le maintien des ordonnances. Une
centaine d'hommes, aux figures hâves et amai-
gries, tous armés de grands bâtons ferrés, de faux,
de haches, et précédés. de tambours, allèrent con-
voquer ceux de Jemeppe et des autres villages
voisins : " A Liège ! s'écriaient-ils, allons à Liège !
Nos femmes, nos enfants meurent de faim, tandis
1 Par Rivageois, on entend, chez nous, les habitants des bords
de la Meuse.
25
— 290 —
que les bourgeois de la cité vivent grassement et
dans l'abondance. ## Le son du tambour eut bientôt
$ccru le nombre des mécontents : Tous y accou-
roienl comme à une f este franche, dit le naïf Melart,
il n'y avoil fils de bonne mère qui ne voulust estre
de leur party ; fretin et harpaiUe se joignirent aussi à
leur entreprise } ne frétillant qu'après le pillage l .
Vers trois heures de l'après-dînée, on apprit à
Liège la nouvelle de ce soulèvement; le maïeur de
Montegnée informait les bourgmestres messires
Edmond de Schwartzenberg et Jean de Viron, dit
le Polain, que plus de huit cents Bivageois étaient
déjà réunis, et se dirigeaient vers la cité. Aussitôt
on fit fermer les portes, et les bourgeois coururent
aux murailles. Le bourgmestre Jean de Viron
sortit de la ville, accompagné seulement de quel-
ques hommes ; il trouva les mécontents rangés en
bataille sur les grands champs de Saint-Gilles, et
s'approchant d'eux : « Pourquoi donc cet assem-
blement tumultueux, bonnes gens, leur dit-il.,
que demandez-vous? — Du pain, du pain! criè-
rent les Eivageois ; nous voulons du pain d'abord;
vous nous direz ensuite pourquoi l'on n'observe
pas les ordonnances sur les blés? — Eh! bonnes
gens, répliqua Viron, vous savez bien que cela
est devenu impossible ; d'ailleurs, pourquoi venir
faire de pareilles demandes à main armée? Re-
tournez dans vos villages, envoyez demain quel-
ques députés ; ils se concerteront avec messieurs
1 Melart, Histoire de la ville et chasteau de Buy, p. 3*0.
— 291 —
des églises et de la cité, et Ton arrangera les
choses le mieux qu'il se pourra pour le bien géné-
ral. « Les Bivageois ne paraissaient pas goûter
ces conseils; des menaces et les cris : « Assom-
mons le bourgmestre ! « se firent même entendre
au milieu de la foule; mais celui-ci, glissant quel-
ques pièces d'or dans les mains des principaux
chefs de l'émeute, parvint à les renvoyer tous chez
eux, en promettant que le lendemain il serait fait
droit à leurs pressantes réclamations.
Le même jour, vers la soirée, un compagnon
d'Ans, Laurent Dechamps, surnommé le malin
Laurent, battit le tambour par tout le village, et
parvint à ramasser ainsi une trentaine d'hommes.
Ils se dirigèrent alors vers Montegnée, où beau-
coup de paysans se joignirent à eux, et vinrent
descendre à Tilleur. Ils y trouvèrent quelques-uns
de ceux qui avaient fait partie du soulèvement :
» Ah ! ah ! s'écrièrent-ils, voici les méchantes gens
qui se sont laissé séduire par de belles paroles
et par la merci de quatre à cinq pièces d'or; que
ferons-nous de ces couards et de ces poltrons '? «
Ils les eurent bientôt décidés à recommencer, et
tous ensemble se dirigèrent vers Jemeppe et les
villages d'alentour ; en un instant, le nombre des
mécontents fut beaucoup plus considérable que
dans la matinée.
Pendant ce temps, la nuit était venue, et sur la
proposition de quelques-uns de la bande, les Eiva-
* Mblart et autres chroniqueurs.
— 29£ —
geois avaient traversé la Meuse et s'étaient appro-
chés de l'abbaye du Val Saint-Lambert, espérant
s'y loger; mais la bonne contenance des moines
les en empêcha; ils s'étendirent alors sur les prés
environnants et firent demander des vivres à
l'abbé, qui, n'osant les refuser, leur envoya sur-
le-champ trois à quatre tonnes de bonne cervoise,
du pain, de la viande et du fromage. Lorsqu'ils se
furent bien repus, nos Bivageois commencèrent à
deviser de leur conspiration ; Michel Caltrou, de
Tilleur, et Goffin, son frère, firent prêter aux
insurgés le serment de ne se séparer qu'après
avoir obtenu l'objet de leur demande, et de se
défendre envers et contre tous; l'on convint ensuite
d'aller, au point du jour, rassembler tous les
paysans du voisinage, pour les engager à prendre
part à l'entreprise qu'on méditait contre la cité.
En effet, le lendemain de bon matin, les Biva-
geois, divisés par bandes nombreuses, se disper-
sèrent dans les villages et convoquèrent au son
de la cloche les habitants de Chokier, de Ramey,
de Mons, de Hollogne, de Grâce, de Berleur, de
Sclessin, d'Ougrée et de tous les endroits situés à
trois lieues à la ronde. Vers huit heures, il y avait
à la Croix d'Herbyse, lieu du rendez-vous, un ras-
semblement de plus de quatre mille personnes *,
sans compter les femmes, dit Guillaume de Meeff,
entre lesquelles il y avoit de bien maufoaises, qui avoient
1 Quelques-uns portent le nombre des mécontents à six
mille.
appointé grands couteaulx pour esgorger, et des sacs pour
remporter ce qu'elles auroient pillé et desrobé K . Le
nombre des mécontents grossissait de minute en
minute ; Michel et Goffln Caltrou leur rappelèrent
le serment de la veille et le firent renouveler :
h Oui, oui, s'écrièrent tous les Rivageois en levant
la main droite, nous voulons vivre et mourir
ensemble ! « Et aussitôt, l'un des conjurés, Pirar
Constant, de Tilleur, se mit à rédiger une lettre
adressée à la cité par les insurgés.
Le conseil, informé de ce qui se passait à la Croix
d'Herbyse, députa vers les Rivageois le comte
d'Aremberg, homme fort estimé du commun, le
comte de Horne, prévôt, messires Richard de
Mérode et Edmond de Schwartzenbergh. En arri-
vant sur les hauteurs de Saint-Gilles, ces seigneurs
virent les mécontents qui débouchaient de tous les
côtés; ils leur adressèrent quelques mots de con-
ciliation, mais les Rivageois furieux ne voulaient
rien entendre et vociféraient d'affreuses menaces
contre la cité : « Demeurez en paix pendant quel-
ques moments encore, reprit Schwartzenbergh,
messieurs des églises et de la cité sont assemblés
pour faire de nouvelles ordonnances touchant les
grains et d'autres affaires importantes; on vous
1 J'ai donné sur Guillaume de Meeff et sa relation de la Muti-
nerie des Rivageois, une notice qui a été insérée dans la 2* livrai-
son du Messager des arts et des sciences (1835), et tirée à part à
Quelques exemplaires ; depuis, j'ai publié la chronique originale
de cet écrivain. Liège, 1835, in-8© de xii et 107 pages.
25.
— 294 —
communiquera sur-le-champ un double des déci-
sions qui seront prises. «
Mais déjà les insurgés ne Técoutaient plus ; ils
se ruèrent en avant, poussant toujours d'horribles
clameurs, et la plupart descendirent vers Sainte-
Marguerite, espérant entrer dans la ville par la
porte de ce faubourg. En les voyant se diriger
vers Liège, Ogier de Marneffe, l'un de ceux qui
accompagnaient les seigneurs, mit son cheval au
galop pour les y précéder et faire fermer les
portes, restées ouvertes depuis la sortie du comte
d'Aremberg et des autres députés. Les Bivageois
arrivèrent presque en même temps que lui et péné-
trèrent même au delà de la première entrée ; mais
aux cris d'alarme, quelques bourgeois étaient
accourus aux murailles, et leur bonne contenance
préserva la ville d'une ruine certaine, car il nefauU
doubler, dit un chroniqueur contemporain, que les
maulvais garsons gui estaient dedans icelle ne se fussent
mis et joins avec les Bivageois, pour piller et desrober
les gens de bien 4 .
Après avoir vainement essayé d'enfoncer la porte
au moyen de lourds madriers, les mécontents cher-
chèrent à escalader les murailles, mais quelques
coups d'arquebuse et une grêle de pierres lancées
par les bourgeois les contraignirent bientôt à se
retirer à distance. Quant aux comtes d'Aremberg
et de Horne, voyant l'inutilité de leurs efforts pour
rétablir la paix, ils ne tardèrent pas à rentrer ; le
1 Chronique de Guillaume db Hesff.
— 295 —
seigneur de Hierges se. retira dans l'abbaye de
Saint-Laurent, Eichard de Mérode resta seul au
milieu des mutins.
L'issue malheureuse de leur première tentative
pour surprendre la cité avait découragé les Riva-
geois ; ils donnèrent à Eichard de Mérode la lettre
écrite en leur nom par Pirar Constant, et char-
gèrent ce seigneur de la remettre aux bourgmestres
et aux trente-deux métiers, à qui elle était adressée :
n Vous savez quelle est notre misère, écrivaient-
ils, et cependant, vous ne faites rien pour y
porter remède; les ordonnances que vous avez
publiées touchant les grains ne sont- pas même
exécutées ! ! Nous vous prions instamment de les
maintenir avec la plus grande sévérité et d'or-
donner de nouveau la visite des greniers; nous
exigeons, en outre, que Ton observe rigoureuse-
ment les privilèges de l'empereur Charles-Quint,
et qu'il soit clairement stipulé que les procureurs
de l'offlcialité n'ont aucun droit sur les bour-
geois laïques, car notre seul juge est le tribunal
des échevins. « Ils finissaient en annonçant qu'ils
avaient juré de ne se séparer qu'après avoir obtenu
ce qu'ils demandaient : Et si nous riavons vostre
responce en brieff, ajoutaient-ils, estons délibérés de
faire nostre puissance, car noies ne pouvons plus endu-
rer ces choses dorsenavant *.
En attendant la réponse du conseilles Bivageois
se tinrent près des murailles, empêchant les com-
1 Chronique de Guillaume de Heeff.
— 296 —
munications avec la cité ; une partie d'entre eux
se répandirent dans le voisinage pour butiner ; les
uns entrèrent à l'abbaye de Saint-Laurent, d'où
ils enlevèrent les vases sacrés, et où ils commirent
beaucoup d'irrévérences et d'insolences envers ledit
saint; les autres s'introduisirent dans les maisons
du faubourg, emportant tout ce qu'ils trouvèrent
sous la main.
Pendant ce temps, messieurs des églises et de
la cité s'étaient réunis. Il fallait se hâter de pren-
dre une décision, car les mauvais garçons commen-
çaient à se remuer dans la ville, et faisaient mine
de se joindre aux mécontents : « Messires,
s'écria le chancelier Gilles de la Blocquerie, accor-
dons aujourd'hui tout ce qu'on nous demande,
nous n'en ferons que ce qui nous paraîtra utile,
et, dans l'entre-temps , nous pourrons aviser à
d'autres moyens plus convenables; songeons seu-
lement aujourd'hui à éviter les malheurs que
pourrait amener une lutte entre la bourgeoisie et
cette populace furieuse.
L'avis du chancelier fut adopté sur-le-champ,
et vers six heures du soir, le comte d'Aremberg,
le seigneur de Waroux et Guillaume de Meeff , gref-
fier de la cité, se rendirent auprès des Rivageois :
Nous entrasmes entre eulx, dit Guillaume de Meeff,
dans la relation qu'il nous a laissée, et leur dé-
monstrasmes les choses devant escriptes, lesquelles je
leur lisois publiquement et à haulte vàix. « Où sont vos
" chefs ? s'écria ensuite le greffier, que je leur donne
copie des articles adoptés par le conseil. » Mais
— 297 —
nul ne s'avança, et tou3 crièrent qu'ils l'enver-
raient quérir le lendemain.
L'adhésion de la cité aux demandes des mutins
né les satisfaisait cependant pas complètement :
« Gardons-nous de retourner dans nos villages,
disaient les frères Caltrou, Pirar Constant et
d'autres chefs ; à peine y serons-nous, qu'on vio-
lera de nouveau les ordonnances et l'on sévira
contre tous ceux qui auront pris part à notre
entreprise; obtenons, an moins, l'assurance qu'au-
cun de nous ne sera poursuivi. « On eh fit la
demande aux seigneurs : " Mais ce serait avouer
que vous avez commis quelque méfait, « répondit
adroitement le comte d'Aremberg, « et vous n'êtes
pas dans ce cas. — Il dit vrai , s'écrièrent les
Bivageois, nous n'avons pas méfait, retournons
donc tranquillement. //
Alors les insurgés commencèrent à se disper-
ser ; les uns remontèrent la chaussée, et rançon-
nèrent en passant l'abbé de Saint-Laurent; les
autres descendirent vers la rue de la Fontaine, et
allèrent piller les couvents des Cocquins, des
Augustins, des Guillemins et du Val -Benoît.
Quand on les vit s'avancer vers le pont d'Avroy,
le bruit se répandit qu'ils passaient la rivière pour
entrer dans la cité, et ce fut de nouveau une
gTande alarme parmi les habitants ; on sonna la
cloche, les bourgeois accoururent, mais on ne
trouva personne. Afin de mettre la ville à l'abri
de toute surprise, le conseil et le chapitre ordon-
nèrent aux trente-deux métiers des guets extraor-
— 298 —
dinaires ; de grands feux furent allumés pendant
la nuit dans les rues, et la garde des dix hommes
vint occuper la Violette, aux frais de la commune.
Un exprès fut envoyé le jour même à Bruxelles,
pour annoncer au prince la tentative des Biva-
geois, et lui faire part des mesures qu'elle avait
nécessitées. Dans le dessein d'éviter toute occasion
de troubles jusqu'à l'arrivée d'Érard, le chapitre
acheta des grains pour plus de six mille florins
liégeois, et les fit revendre au peuple à bas prix,
ce qui fust une très-bonne invention et un merveilleux
bien, dit Guillaume de Meeflf, car sans cela, je crois
fermement qttily eust eu quelque dangier de émotion ou
mutinerie plus avant.
Le' dix du mois de juillet, l'évêque arriva à
Liège ; une foule innombrable s'était portée à sa
rencontre, et manifestait un grand contentement
de sa venue. Le lendemain eut lieu une assemblée
générale, à laquelle le prince assista en personne :
« Messieurs les bourgeois, dit-il, pendant que nous
étions à Bruxelles, nous avons appris avec peine
ce qui se passait dans nos états, et nous sommes
venus aussitôt à votre aide; nous vous avons
réunis afin d'aviser au châtiment qu'il est néces-
saire d'infliger aux mutins, pour éviter le renou-
vellement de pareils actes; car vous n'ignorez
pas le danger auquel eût été exposée la cité, si
les Rivageois avaient réussi dans leur entreprise;
messieurs les bourgmestres voudront bien con-
voquer les trente-deux métiers et appeler leurs
délibérations sur ce sujet. «
— 299 —
La réunion des métiers eut lieu le lendemain ;
il y fut décidé :
Que ceux qui avaient pris part à l'émeute se-
raient privés de tous privilèges, franchises, libertés
et bourgeoisie de la cité, et punis sévèrement selon
la loi et les paix du pays; que, cependant, on
recommandait à la clémence du prince ceux qui
prouveraient y avoir été entraînés par menaces;
Que si quelques-uns des coupables, par haine ou
par malveillance, accusaient de complicité des
bourgeois de Liège, ces bourgeois ne seraient jugés
que d'après les lois concernant ceux de Liège;
Qu'on élirait, dans chacun des trente-deux mé-
tiers, une personne chargée de communiquer avec
le prince, touchant les vivres et le bien général de
la cité;
Que le tribunal de l'officialité se renfermerait à
l'avenir dans ses attributions et n'empiéterait plus
sur les privilèges des bourgeois, ni sur la juridic-
tion des échevins.
Enfin, pour ôter tout élément de discorde et ra-
mener la tranquillité et la paix, les métiers sup-
pliaient Son Altesse d'agréer qu'à l'avenir, et à
dater du 22 août, les gens d'église payassent les
gabelles comme les autres bourgeois; ou donc,
ajoutaient-ils, que autres bons moyens soient trouvés
pour le deschargement de la cité, et que lesdits bourgeois
ne soient toujours ainsi travailliez à payer lesdites
gabelles * .
1 Chronique de Guillaume de Meeff.
— 300 —
La teneur de cette décision semblerait indiquer
qu'il existait en effet parmi le peuple un sourd
mécontentement, ou bien que les métiers vou-
lurent profiter de l'embarras du prince pour pro-
curer à la cité quelque allègrement à ses charges :
quoi qu'il en soit, peu satisfait de cette résolution,
Érard fixa au dimanche suivant le jour d'une nou-
velle assemblée et y convoqua toute la généralité des
citoyens. Le prince, entouré de son conseil, y
assista en habits pontificaux et parla longuement
de l'énormité du crime des Êivageois : « Il n'y a
plus de tranquillité possible, dit-il en terminant,
si vous n'infligez aux coupables le châtiment le
plus sévère. »
Le résultat de la délibération fut enfin conforme
au désir manifesté par l'évêque; on décida : que
l'on confisquerait les biens des principaux chefs
de la sédition, de ceux qui avaient sonné la cloche
dans les villages, des auteurs de la lettre adressée
aux bourgmestres, de tous ceux enfin qui étaient
venu3 en armes, près des murailles de la cité, pro-
férant des cris séditieux ; que leurs maisons
seraient rasées, avec défense de bâtir sur ce terrain,
pendant l'espace de cent ans, et que le prix des
biens confisqués serait appliqué aux réparations et
aux fortifications de la ville ; que tous ceux qui
avaient pris part à l'émeute, sans l'avoir provo-
quée, devraient achever la chaussée de Sainte-
Marguerite, payer une grosse somme d'argent et
faire amende honorable dans la cité ; qu'ils
seraient privés de toutes bourgeoisie et franchises;
— 301 —
qu'en outre, on leur intimerait la défense d'entrer
dans la cité avec d'autres armes que des couteaux
sans pointe, sous peine d'avoir le poing 1 droit
coupé ; enfiu, une simple amende civile était pro-
noncée contre tous ceux que des menaces pou-
vaient avoir entraînés dans la rébellion.
Guillaume de Meeff fut désigné par le prince,
pour transmettre aux Rivageois la sentence portée
par le peuple : J'eus d'abord grand peur, dit-il, car
ce riestoit pas chose sans dangier, qu? une pareille com-
mission près de gens encore eschauffés. Cependant,
on parvint à calmer ses craintes ; Érard expédia
un mandement qu'il le chargea de faire exécuter
par les cours de justice de chacun des villages,
et le lendemain matin, de Meeff partit, accom-
pagné d'un messager de la cité et de deux hommes
de garde.
Le mandement du prince était ainsi conçu :
// Érard de La Marck, cardinal, archevêque de
Valence, évêque de Liège, duc de Bouillon, comte
de Looz, etc., à nos chers et bien-aimés maïeurs de
Tilleur, de Jemeppe, d'Ougrée, de la Grande et
Petite Flémalle, de Hollogne-aux-Pierres, de Mons,
de Grâce, de Montegnée, de Berleur, d'Ans et
Mollin, etc.
// Nous avons reçu la requête que nous ont
adressée naguère grand nombre de Eivageois,
requérant miséricorde et pardon de leur fait, disant
qu'ils ont été séduits par mauvais conseil; et
comme notre intention est d'user de ladite miséri-
26
— 302 —
corde envers tous ceux qui sont dans ce cas, nous
ordonnons qu'au reçu des présentes, vous fassiez
convoquer tous les sujets de votre juridiction, et
leur déclariez notre dessein, en les engageant à
nommer les principaux chefs de l'émeute, ceux qui
ont été sonner dans les villages, les auteurs de la
lettre de défiance, tous ceux qui sont venus aux
portes de la cité et qui ont proféré cris et langage
séditieux; qu'ils déclarent aussi et donnent par
écrit les noms et surnoms de tous ceux qui sont
dignes de pardon, et ce, sous peine d'être réputés
coupables eux-mêmes et punis sévèrement comme
tels; vous nous adresserez ensuite votre rapport
avant mercredi prochain, à midi, sous peine de
notre indignation.
« Donné en notre cité, sous notre signe manuel
et signe secret, ce 16e de juillet, l'an mil cinq cent
trente et un. «
Éra«d.
Les maïeurs firent aussitôt une enquête géné-
rale, et signalèrent les principaux chefs aux sei-
gneurs chargés de l'instruction de cette affaire.
Il fallait saisir les coupables; il fallait agir par-
tout au même instant, afin de ne pas donner l'éveil
aux Rivageois; les maïeurs reçurent des instruc-
tions secrètes, et le 24 juillet, à sept heures du
matin, ils assemblèrent les paysans, dans le dessein
de faire appréhender les principaux séditieux;
mais des trente-cinq désignés comme tels, douze
seulement furent saisis; les autres, prévenus à
— 808 —
temps, parvinrent à s'échapper. Les Eivageois
prisonniers étaient : le malin Laurent et Pasquai
Martinon, d'Ans, Denis Wasseige, de Tilleur, Jean
Carodea, de Seraing, le crespoux Charlier et
Thomas Germeau, de Jemeppe, Gérard, de Bois,
Jean Doneal, de la Petite Flémalle, Jean Barbe,
d'Ougrée, Thiry le Parmentier, de Mons, Jean,
de Montegnée, et Joachim, de Berleur. Ils furent
aussitôt conduits à Liège, mis à la torture et con-
damnés à mort, à l'exception de Jean Doneal, Jean,
de Montegnée, et Joachim, de Berleur, qui, n'ayant
pas été jugés assez coupables, furent mis en
liberté, moyennant amende honorable.
Le 27 juillet, on dressa, au milieu du grand
marché, un échafaud que la garde des dix hommes
entourait de toutes parts ; dans l'espace conservé
libre ne se trouvaient que le mayeur, le bourreau
et ses aides. Derrière les dix hommes se pressaient
les bourgeois, avides d'assister à l'exécution qui se
préparait. Vers onze heures, on vit s'avancer les
neuf condamnés, accompagnés de leurs confes-
seurs, et le bourreau se mit bientôt à # l'œuvre ; trois
des patients étaient déjà exécutés, lorsqu'on s'avisa
de remettre à un autre jour le supplice des six
autres ; on les reconduisit donc en prison, et les
têtes du malin Laurent, de Jean Carodea et de Jean
Barbe, furent clouées, dans l'après-dînée, à la porte
de Sainte-Marguerite. Denis Wasseige, Gérard,
Charlier, Germeau et Thiry le Parmentier furent
décollés de la même manière le samedi suivant, et
leurs têtes attachées aux portes d'Avroy et de
Sainte-Walburge. Il ne restait en prison que
Pasquai Martinon ; ce fut son tour le lundi suivant,
ainsi que celui d'un autre Bivageois, Gérard le
sergent, de Ramey; ce dernier, pris le jour même
et amené à Liège vers neuf heures, fut confessé
à l'instant et décollé à dix. La porte de Saint-
Léonard eut aussi son hideux trophée,
Le 30, la généralité de la cité s'assembla de*
nouveau, par ordre du prince, et s'occupa de
plusieurs ordonnances touchant le bien com-
mun.
On interdit expressément toute exportation de
grains; on ferma toutes les tavernes situées dans
les campagnes, comme étant des lieux de refuge
pour les mauvais garçons, et l'on statua des peines
sévères contre les brasseurs et les boulangers qui
enfreindraient les règlements. En outre, comme
beaucoup d'étrangers, de gens pauvres et bannis
d'autres lieux, venaient à Liège manger le pain des
nécessiteux et y apporter des pestes et autres maladies*,
il fut enjoint à ces sortes de gens de quitter la cité
et la banlieuç dans l'espace de trois jours, sous
peine, la première fois, d'être fouettés aux quatre
coins du marché et de perdre une oreille, la
deuxième, d'avoir le poing droit coupé, et la troi-
sième, d'être jetés à la rivière.
Il fut en même temps strictement défendu à tous
les doyens des métiers, d'y admettre aucune per-
sonne avant de l'avoir présentée aux bourgmestres
1 Chronique de Guillaume de Meeff.
— 805 —
et aux échevins, afin que ceux-ci pussent s'assurer
si elle était digne d'y être reçue.
Sept à huit cents Bivageois avaient été con-
damnés à faire amende honorable; cette cérémonie
devait avoir lieu le 1 er août. Dès cinq heures du
matin, une foule innombrable avait envahi les
rues de la cité. Le peuple bordait les remparts et
se pressait à la porte de Sainte-Marguerite, par
où les séditieux devaient entrer. Vers huit heures,
on les vit s'avancer, conduits par les maïeurs; les
Bivageois étaient en chemise, pieds nus, tête nue
et la corde au col. Ils attendirent au dehors pen-
dant près de deux heures; enfin le bourreau parut,
accompagné de sept à huit sergents ; après avoir
fait ouvrir la porte, il cria d'une voix retentissante
et à trois reprises : En avant, coquins I Les mutins
entrèrent en silence, se dirigeant, processionnel-
lement, et deux à deux, à travers les rues de la
cité ; ceux de Tilleur marchaient les premiers,
puis venaient ceux des autres villages.
Le prince Érard était assis sous un riche dais,
dans le chœur de la cathédrale; les bourgmestres,
les conseillers de la cité et les échevins étaient
placés au balcon et aux fenêtres.de la Violette ; la
compagnie des dix hommes et celle des arbalé-
triers, avec leurs bannières, entouraient la grande
place du marché.
Arrivés dans l'église de Saint-Lambert, les Biva-
geois s'agenouillèrent, en pleurant, devant le
prince, criant merci, et le suppliant de pardonner
leurs méfaits : " Quoique vous m'ayez grandement
26.
— 306 —
offense ainsi que les bourgeois de ma bonne cité
de Liège, dit l'évêque, je veux bien vous faire
grâce de la vie; et cependant, je sais combien
vous êtes mutins et variables et de mauvaise
intention ; mais je saurai y mettre bon ordre et
sévirai avec rigueur contre toute espèce de sédi-
tieux; allez maintenant implorer le pardon de
messieurs les bourgmestres. // Les Eivageois sor-
tirent de l'église et s'avancèrent vers le milieu du
marché, où Ton avait dressé un échafaud. Par-
venus au pied de l'instrument fatal, sur lequel on
voyait debout le bourreau et ses sergents armés de
haches, les suppliants se prosternèrent de nouveau;
levant ensuite les yeux vers les bourgmestres et
les échevins : // Seigneurs, s'écrièrent-ils, rece-
vez-nous en grâce comme l'a fait monseigneur
l'évêque; ayez pitié de nous, pauvres gens; nous
vous serons désormais soumis et fidèles. * Leurs
clameurs devinrent alors si lamentables qu'elles
effrayèrent près de cent cinquante Eivageois qui
n'étaient pas encore sortis de l'église ; croyant que
l'on assassinait leurs compagnons, ils cherchèrent
à s'enfuir, mais on parvint à les rassurer.
Après que tous eurent fait amende honorable
devant l'échafaud, ils se remirent en marche pour
quitter la cité, traversèrent la rue du Pont-d'Ile et
entrèrent bientôt dans la rue d'Avroy ; le bourreau
se tenait sur le pont, l'épée nue, et lorsqu'ils furent
sortis, il baissa son glaive en figurant le signe
de la croix, comme pour marquer, dit l'historien
contemporain de cette émeute, que c'était à la
— 307 —
clémence du prince qu'ils devaient leur salut '.
Le 3 août, Érard partit pour Bruxelles, laissant
à son chancelier Gilles de Blocquerie le soin de
veiller à l'exécution d'autres mesures, concernant
les Bivageois qui n'avaient pas accompagné leurs
complices et qui prétendaient se soustraire à
l'obligation de faire amende honorable; ils se
soumirent enfin, et le dimanche après la Saint-
Laurent, ils vinrent demander grâce, comme
l'avaient fait les premiers.
Beaucoup de chefs parvinrent à échapper au
châtiment que leur préparait l'évêque; on re-
marque, entre autres, les deux Caltrou, Henri le
Questeur, Pirar Constant et Michel Wasseige.
L'année suivante, cinq nouveaux Eivageois
eurent la tête tranchée, l'un d'eux pour avoir
porté une épée dans la cité, au mépris des ordon-
nances.
Le résultat de cette émeute fut un redouble-
ment de rigueur contre les religionnaires, à qui
on ne laissa pas d'attribuer une part dans ce
mouvement. L'évêque publia de nouveaux édits
contre tous ceux qui seraient convaincus d'avoir
proféré des paroles de blasphème contre la sainte Vierge
et les saints, ou d'avoir nié l'existence du purgatoire et
blâmé les cérémonies de l'Église romaine. En vertu de
ces édits, il y eut plusieurs bourgeois bannis et
exécutés.
Érard de La Marck mourut le 16 février 1538.
1 Chronique de Guillaume de Meefp.
— 808 —
Sans l'énergie que déploya ce prince dans la
répression des tentatives de réforme faites sous
son règne au pays de Liège, le luthéranisme
aurait peut-être fini par s'y établir. Sleidan, l'his-
torien de la réformation, qui avait connu notre
évêque, pendant les quatre années qu'il séjourna à
Liège, a dit de lui : « Érard, cardinal et évêque
« de Liège, est mort; il en est peu, avant lui, qui
« aient tourmenté tant de gens au sujet de la nou-
n vette doctrine. «
LA JOYEUSE ENTRÉE
DE
FERDINAND DE BAVIÈRE.
— 1613 —
D'où m'arrime ce bonheur,
D'où m'abord« cet honneur,
Que chez moi, (a pauvre Liège,
Tu viens, quittant ta duché,
Laissant ton archevêché,
Planter les pieds de ton siège?...
Visitas poésie du temps.
LA JOYEUSE ENTRÉE
FERDINAND DE BAVIÈRE A LIÈGE.
L'une des fêtes populaires où les Liégeois
aimaient surtout à déployer beaucoup de magni-
ficence, était la Joyeuse Entrée de leurs princes. Ce
jour-là c'était grande liesse parmi les gens de la
commune; les ateliers devenaient déserts; on fer-
mait les boutiques ; chacun revêtait ses plus beaux
habits et prenait part aux réjouissances; nobles
ou vilains, riches bourgeois ou pauvres artisans,
femmes ou enfants, tous abandonnaient leurs
logis, tous accouraient sur la place publique, non
pour y faire encore gronder l'émeute, mais pour
célébrer la venue du nouvel évèque.
— 312 —
Nous avons pensé qu'une narration fidèle de la
joyeuse entrée de Ferdinand de Bavière ne serait
pas sans quelque intérêt, et que ces détails de
mœurs feraient une heureuse diversion aux scènes
sanglantes dont l'histoire de Liège ne nous a que
trop souvent offert le tableau '.
Au commencement du mois de décembre de
l'an 1612, on apprit dans la cité que le successeur
d'Ernest de Bavière ferait sa, joyeuse entrée le 27 jan-
vier suivant. Les bourgmestres s'empressèrent
alors de prendre toutes les mesures nécessaires
pour que rien ne manquât à cette fête. On enleva
la boue des rues que devait traverser Son Altesse;
on y répandit du gravier , et l'on fit repaver la
chaussée du faubourg Saint -Léonard jusqu'au
pont Délie Creyr, près de Herstal.
Le nouvel évêque arriva dans la soirée du
26 janvier 1613 à Visé : il y fut reçu par le grand
bailli de Hesbaye, et complimenté par les bourg-
mestres de cette ville et par les différentes dépu-
tations venues de la cité.
Le lendemain, dimanche, dès le point du jour,
Liège ne retentissait que du bruit des tambours et
des trompettes; des salves de mousquetades et
d'arquebusades, tirées par les compagnies de la
1 Nos historiens imprimés donnent peu de détails sur ces fêtes ;
nous avons heureusement découvert dans un manuscrit de la
bibliothèque de l'université de Liège, une Joyeuse Entrée du
prince Ferdinand, et ce morceau, qui nous parait avoir été écrit
par un témoin oculaire , . offre une foule de renseignements
curieux dont nous avons fait usage.
— 313 —
cité, se faisaient entendre dans toutes les direc-
tions ; on voyait çà et là des hommes armés, revê-
tus du costume de leur compagnie, courir aux
divers lieux de rassemblement qui leur avaient été
assignés.
Les bourgmestres Louis de Chokier et Herman
de Trappe s'étaient rendus de grand matin à la
Violette, afin d'y donner les ordres convenables.
On vint bientôt les informer que les Franchimon-
tois, au nombre d'environ cinq à six cents, et pré-
cédés de bannières vertes et blanches, étaient
arrivés au pont d'Amercœur et demandaient à
entrer dans Liège pour prêter au prince l'hom-
mage qu'ils lui devaient. Les chefs de la cité se
rendirent aussitôt à la porte d'Amercœur qu'ils
firent ouvrir, et, après avoir donné leurs, instruc-
tions au commandant de la troupe, ils la condui-
sirent jusque sur le marché, devant les degrés de
la cathédrale , où elle se rangea en belle ordon-
nance, laissant un espace suffisant pour le pas-
sage des carrosses qui se rendaient au palais
épiscopal.
Les quatre compagnies sermentées de la cité paru-
rent quelque temps après * ; elles s'avancèrent
pompeusement jusqu'à la porte de Saint-Léonard ;
venaient ensuite le corps des banneresses et les
députés des trente-deux bons métiers, au nombre
d'environ neuf cents hommes, qui se placèrent
1 Les vieux et les jeunes arbalétriers ; les vieux et les jeunes
arquebusiers.
27
— 314 —
immédiatement après les quatre compagnies ser-
mentées; enfin, et en dernière ligne, on voyait la
garde de3 dix hommes, ainsi nommée parce qu'elle
était formée de dix bourgeois choisis dans chacun
des métiers ; toute cette masse échelonnée formait
une haie compacte de gens armés, depuis la porte
de Saint-Léonard jusqu'à l'hôtel de ville.
Ces préparatifs étaient à peine achevés lorsque
les bourgmestres apprirent que Son Altesse s'ap-
prochait. Ils allèrent aussitôt à sa rencontre, pré-
cédés des deux messagers sermentês de la cité, de huit
trompettes à cheval, des huit serviteurs-secrétaires
à pied, tous revêtus de leur livrée rouge et jaune,
couleurs de la commune. Après les seigneurs
bourgmestres venaient le grand greffier, les
quatre conseillers, les sous-greffiers, les commis-
saires, en corps, et quantité de riches bourgeois.
On s'arrêta au pont Délie Creyr, attendant l'arrivée
du prince.
Ferdinand avait quitté Visé de bonne heure,
accompagné du comte de Vaudemont, duc de
Lorraine et d'une brillante noblesse, venue exprès
pour embellir la joyeuse entrée de l'évêque. Tous
les nobles seigneurs du pays l'attendaient sur la
route, en un lieu nommé au Gros-Chéne; aussitôt
qu'ils aperçurent le prince, ils le complimentèrent
avec grande effusion, et formèrent le cortège dans
l'ordre suivant :
Une troupe de chevau-légers hesbignons, con-
duits par le seigneur de Cortis, grand bailli de la
cathédrale, ouvrait la marche. Immédiatement
— 315 -
après eux, venaient les varlets des gentilshommes
vassaux, couverts de livrées riches et éclatantes ;
ils étaient suivis de tous les nobles du pays, dont
le costume brillant et le somptueux équipage
n'étaient pas un des moindres ornements de la
fête. En tête de la noblesse liégeoise marchaient
les seigneurs Jean- Jacques Barbian, comte de
Belle- Joy euse , grand bailli d'Entre -Sambre- et -
Meuse , Jean de Berlaymont, lieutenant des fiefs
du pays et grand bailli de Moha, Huin d'Amster-
radt, commandeur provincial de Tordre Teuto-
nique et de la commanderie des Joncs.
Venaient alors le train de la maison du duc de
Lorraine et celui de Ferdinand, composés de nobles
seigneurs et de nombreux hommes d'armes tous
montés sur des chevaux richement harnachés.
Les deux princes suivaient et ne se séparèrent
qu'en arrivant dans la banlieue de Liège. Dès ce
moment, le comte de Vaudemont marcha aussi en
avant de l'évêque, que précédaient immédiatement
Jean de Mérode, grand maïeur de la cité de Liège,
portant la verge rouge, emblème de la justice, et
le comte de Duras, tenant appuyée sur l'épaule
une longue épée en qualité de grand maréchal du
pays. Ferdinand était entouré de ses gardes et de
ses valets de pied.
Lorsque le prince fut arrivé au pont Délie Creyr,
où l'attendaient les bourgmestres, ceux-ci lui firent
une très-humble révérence, et lui souhaitèrent la
bienvenue dans sa bonne cité de Liège; après quoi
ils demandèrent à Son Altesse si elle était disposée
— 316 —
à prêter le serment que les évêques-princes devaient
prononcer à leur joyeuse entrée et inauguration.
Ferdinand ayant répondu qu'il était prêt, le grand
greffier, Gérard de Fléron, s'approcha de lui, . et
ouvrant un livre in-folio, écrit sur parchemin
et couvert de velours rouge, il lut à haute voix ce
qui suit :
n Votre Altesse Sérénissime et Illustrissime jure
solennellement en parole et en foi de prince, d'ob-
server entièrement les conventions et les articles
de \&$aix de Fexhe, les statuts et règlements de la
cité et ses lois municipales ; elle jure, en outre, de
maintenir ladite cité et les bourgeois dans tous
leurs privilèges et libertés, sans les enfreindre ni
souffrir qu'ils soient enfreints par d'autres. 4 «
L'évêque prit le livre et s'écria d'une voix forte :
// Je le jure, par ma parole de prince, et que Dieu
me soit en aide ! « Aussitôt des détonations nom-
breuses se firent entendre sur les collines avoisi-
nantes ; la cité y répondit par des saluts d'honneur,
et les bourgmestres se plaçant immédiatement
derrière l'évêque, le cortège se mit de nouveau en
mouvement.
Après les bourgmestres on voyait le grand
prévôt de Cologne et Jean de Mérode, seigneur de
Waroux ; puis suivaient le carrosse de corps, traîné
par six chevaux gris magnifiques, les deux lieute-
nants du grand maïeur, le grand greffier, et quel-
ques officiers de la chambre, serrés de très-près
1 Seriment de l'évesque de Liège, in-4°.
— 317 —
par la compagnie des arquebusiers à cheval de la
garde de Son Altesse, qui laissèrent derrière eux, en
désordre et pêle-mêle, les seigneurs commissaires
et d'autres officiers de la cité, faisant partie du
cortège.
Le canon n'avait pas cessé de gronder, et la
foule qui refluait vers Liège, annonçait aux habi-
tants que l'évêque n'était plus qu'à une courte
distance. En effet, le prince venait de passer à côté
de l'église de Saint-Léonard, d'où quelques bannis,
qui s'y étaient retirés invoquant le droit d'asile,
vinrent se jeter à ses pieds, criant merci et récla-
mant leur pardon. Il les engagea à lui adresser
une requête et promit de se montrer doux et com-
patissant, en l'honneur de ce beau jour 4 .
Quand le cortège fut arrivé près du couvent des
Carmélites de Saint-Léonard, les bourgmestres
présentèrent à l'évêque les clefs des portes de la
cité, attachées ensemble par un cordon de soie
rouge et jaune. Ferdinand les reçut avec bonté, et
les ayant quelque temps conservées, il les leur
rendit, disant : » Vous les avez toujours bien gar-
dées auparavant, messieurs, vous les garderez
donc bien encore par la suite. « Les bourgmestres
les donnèrent alors à l'un de leurs secrétaires ser-
mentés, lui enjoignant d'aller commander aux chefs
de la compagnie des arbalétriers qui gardaient la
porte, de l'ouvrir sur-le-champ, ordre que ceux-ci
s'empressèrent d'exécuter. Pendant ce temps, la
1 Manuscrit déjà cité.
27.
— 318 —
prieure du couvent des Carmélites s'était approchée
de Son Altesse et l'avait priée d'accepter quelques
mouchoirs brodés par les sœurs, ce que le prince
agréa fort gracieusement ! .
On se remit en marche et l'évêque arriva enfin
devant la porte de Saint-Léonard, où il fut salué
par l 'empereur, le roi et tous les officiers de la com-
pagnie des vieux arbalétriers, et harangué par le
noble et généreux seigneur Eené de Eenesse, sire
de Bocourt, qui était roi alors. Celui-ci termina
son discours en disant qu'il était d'usage qu'un
prince de Liège, à sa joyeuse entrée, prêtât en ce
lieu serment à la compagnie, ce à quoi Son
Altesse, prévenue à l'avance, consentit bien volon-
tiers. Le greffier lut alors le serment, et le prince
le prêta en posant la main sur la bannière qui lui
fut présentée. Cette cérémonie fut suivie du cri :
Vive Son Altesse! répété par les membres de toutes
les compagnies, par la foule qui encombrait les
rues voisines, et par les bourgeois et les dames qui
se trouvaient aux fenêtres et jusque sur les toits
des maisons.
Le prince avait alors .devant les yeux un spec-
tacle imposant : cette longue haie d'hommes
armés, étroitement serrés les uns contre les autres,
et qui s'étendait jusqu'au marché en ligne droite;
toutes ces figures joyeuses qui se pressaient der-
rière les compagnies et aux fenêtres, agitant des
banderoles aux couleurs de la cité et jetant des
1 Manuscrit déjà cité.
— 319 —
couronnes de fleurs ; tout ce peuple qui faisait
retentir l'air de mille cris ; ces nombreux étendards
de toutes les couleurs et portant les emblèmes des
compagnies auxquelles ils appartenaient; ces
riches bannières des métiers, offrant, brodée en
or, l'image du saint leur patron; dans le lointain le
marché, les degrés et le portail de Saint-Lambert ;
enfin l'hôtel de ville, l'antique Violette, richement
décorée, que chaque Liégeois saluait en passant
comme la mère gardienne de ses libertés !...
On avait dressé, contre l'église de Saint-Georges,
un arc de triomphe somptueusement orné, offrant
des inscriptions grecques ou latines et différents
emblèmes. Au-dessus de cet arc, et dans toute la
largeur de la rue, il y avait une balustrade, percée
à jour au moyen de dix-sept balustres, portant les
armoiries de la cité et de seize des trente-deux
bons métiers; le blason de seize autres était peint
sur la galerie opposée, du côté du marché. Au
milieu était un échafaudage où l'on avait placé un
nombreux orchestre * .
Quand Son Altesse fut arrivée près de l'arc de
triomphe, une jeune fille, assise dans un riche fau-
teuil, fut adroitement descendue du sommet de la
balustrade au moyen de quelques fils de fer, et
vint se poser devant l'évêque. Sa robe était de
1 Manuscrit déjà cité. — On trouve le blason de chacun des
trente deux métiers de la cité de Liège dans le recueil intitulé :
Chartes et Privilèges, 2 vol. in-folio, ordinairement reliés en un.
Liège, 1730.
— 320 —
satin rouge cramoisi et faite à l'italienne; elle
avait un corselet d'une étoffe d'argent et un jupon
de satin jaune, le tout richement brodé d'or. Sa tête
était parée d'une houppe a l'espagnole, fort élégante
et très-bien ajustée. Cette jeune fille représentait
la ville de Liège 4 ; elle se leva, fit un profond
salut au prince, et lui récita ces vers, composés
par l'un des beaux esprits du temps.
Grand prince, noble d'ayeux,
Prince délicieux,
En qui nature non chiche,
A comblé, ayant ouvert
Les trésors de l'univers,
Tout ce qu'elle avoit de riche.
Prince, lequel nay de sang
De triple Auguste tient le rang
Des plus souverains monarques
Où mis paroitre tu fais,
Tel que tu es, par tes faits,
Digne d'éternelles marques.
Prince, lequel revêtu
De la robbe de vertu
A fait de ton cœur offrande
A cil qui sur un clin d'oeil
A charpenté les cieux,
Bridé cette masse grande.
D'où m'arrive ce bonheur,
D'où m'aborde cet honneur,
1 Manuscrit de l'université de Liège.
— 321 —
Que chez moi ta pauvre Liège,
Tu viens, quittant ta duché,
Laissant ton archevêché
Planter les pieds de ton siège ?
Que parangonnant en mœurs,
En grandeurs, vertus, honneurs,
Jtfon Ernest de Bavière,
Héritier du même sang,
Tu viens sa même épousant
La tirant hors du bière ?
Las, prince, je n'ai loyer
Digne de toi pour payer
Un si charitable office,
Si ce n'est un grand amour,
Duquel ton peuple à l'entour
Te fait déjà sacrifice !
Heureux, cent fois heureux
Sois-tu, prince généreux !
Heureuse soit ton entrée !
Reçois ce petit bouquet,
Venant du liégeois parquet,
Pour foi de ton épousée.
Reçois ce bouquet de fleurs,
Pour gage des loyaux cœurs
Des Liégeois de ce rivage,
Ils chanteront cependant
Vivat, vivat, Ferdinand
Auquel nous faisons hommage ' !
1 Nous avons trouvé cette pièce de vers dans un autre Manus-
crit de la bibliothèque de l'université. Les continuateurs de
Foullon, qui ont si bien connu l'histoire de Ferdinand, l'ont
— 322 —
Quand elle eut fini de parler, lagente demoiselle
offrit à Son Altesse un bouquet de fleurs artiste"
ment faites en soie, au haut duquel était un perron
et un cœur en or massif que le prince parut rece-
voir avec beaucoup de plaisir. Il loua fort aussi la
belle poésie qu'on venait de lui réciter. Remontant
alors sur la balustrade, la jeune fille .convia les
musiciens à célébrer les louanges de leur évêque,
ce que ceux-ci firent aussitôt avec force instruments, tels
que cornets à boucquin, trompes, sacqueboutes*, fagots,
hautlois, accompagnés d'une grande quantité de
chanteurs, récitant aussi des vers en l'honneur de
Son Altesse*.
Le cortège continua sa marche et arriva sur la
grande place du marché où l'on avait construit
quatre théâtres spacieux, dressé trois hautes pyra-
mides et allumé trois grands feux de houille qui
s'élevaient jusqu'au second étage des maisons et
qui brûlèrent pendant trois jours entiers.
Sur le premier théâtre on voyait la figure de la
Foi entre la sainte Église romaine et celle de Liège,
représentées en habits et forme propres et assorties;
elles étaient environnées des patrons de l'église
cathédrale et des sept collégiales de la cité 5 ;
aussi publiée, III, pp. 3 et 4 de YHistoria leodiensis de Foul-
lon.
1 Sacqueboutes ou sacquebuttes. Espèce de serpent d'église ,
sorte de trompette. Roquefort , Glossaire de la langue romane.
* Manuscrit déjà cité.
8 11 y avait neuf patrons ou prévôts d'églises collégiales, mais
— 823 —
chacun de ces patrons récitait des stances latines
où il racontait les souffrances qu'il avait endurées
pour la foi catholique, exhortant Son Altesse à
tout supporter aussi pour la même cause, si l'occa-
sion s'en présentait.
Sur le second, six jeunes garçons, bien lestes et en
belle ordonnance, ayant à la main des épées nues,
dansaient à la grecque fort joliment et à la cadence des
violons, et continuèrent bon espace de temps, diversifiant
leurs postures : ils entonnèrent alors un chœur, chan-
geant de place et de marche, selon que l'exigeait
le rhythme des vers qu'ils chantaient, avec la
reprise suivante :
noblesse esjouy-toy
Voy ce fleuron de Bavière,
Qui te servira de roy
Et de brillante lumière '.
Le troisième théâtre n'était pas le moins intéres-
sant à voir. Sur le devant de la scène étaient
Apollon, Minerve et Vulcain, entourés de trente-
deux jeunes gens figurant les trente-deux bons
métiers de la cité, chacun habillé d'après la pro-
fession qu'il était censé exercer et portant les
armoiries du métier qu'il représentait. Quand le
prince parut, Apollon, Minerve et Vulcain enga-
gèrent tous ces jeunes gens à lui prouver leur
sept seulement dans la cité ; les deux autres étaient le prévôt de
Notre-Dame à Huy et celui de Saint-Feu il lien à Fosse.
1 Manuscrit déjà cité.
— su —
contentement, et ceux-ci, choisis parmi les meil-
leurs musiciens de la ville, commencèrent à
chanter :
Vive, vive Ferdinand!
Vive le nom très-grand !
Des Liégeois le bonheur,
De l'Empire l'honneur ;
Aux trente-deux bons métiers soit le très-bien venu!
La mesure était frappée sur une enclume par
Vulcain qui forgeait en même temps les armes de
Son Altesse et celles de la cité , ce qui donnoit bonne
grâce à la musique et estoit chose très-agréable à la vue et
très-mélodieuse à l'oreille, dit un témoin oculaire de
ces fêtes brillantes*.
Enfin, sur le quatrième et dernier théâtre, con-
struit presque en face de la Yiolette, était Orphée,
jouant de la lyre et attirant à lui* les animaux sau-
vages, les satyres, les bois et les montagnes, le tout
fort jprojyrement accommodé* .
On y voyait les bois et les montagnes, artistement
figurés, sauter en mesure et des petits garçons ha-
billés en satyres, danser, rentrer dans les cavernes,
en sortir à diverses reprises, le tout avec tant
d'adresse, continue notre auteur, que c'était merveille
à voir. Mais, ce qui mit le comble à l'enthousiasme
général, ce fut quand ces montagnes, ces bois, ces
satyres, se confondant tout à coup, s'agencèrent
1 Manuscrit déjà cité.
2 Ibid.
— 325 —
en si bon ordre qu'ils représentaient exactement le
nom de Ferdinand, surmonté des armoiries de la
cité, du noble perron de Liège.
ï/évêque s'arrêta quelque temps devant chacun
de ces théâtres, paraissant s'amuser beaucoup à ce
divertissement, puis il s'avança jusqu'aux degrés
de Saint-Lambert, où il descendit de cheval. La
belle monture du prince fut aussitôt livrée aux
serviteurs du chantre de la cathédrale, à qui,
d'après un usage immémorial, elle appartenait
alors de droit *.
Au-dessus des degrés, étaient rangés le prévôt,
le grand doyen, les archidiacres et les chanoines
de la cathédrale, ceux de Saint-Materne et de la
Petite-Table, et les chapelains qui attendaient
avec la croix f . Après les salutations et les com-
pliments ordinaires, le grand maïeur avertit Son
Altesse qu'elle devait se rendre au siège de la
haute justice scabinale pour y prêter le serment
requis.
On avait, à côté des degrés, pratiqué différentes
galeries ornées de tentures ; dans l'une d'elles se
trouvaient les échevins ; Ferdinand y entra, suivi
seulement du duc de Lorraine, du comte de Hohen-
zollern et des seigneurs de Bocholt et de Waroux.
1 Manuscrit de l'université de Liège.
" * Les chanoines de Saint-Materne et ceux de Saint-Gilles, ou
de la Petite-Table , étaient deux collèges établis dans l'église
cathédrale de Saint-Lambert, le premier de onze chanoines et le
second de treize.
28
— 326 —
Le prince fut complimenté par le savant Oranus,
vice -chancelier, et, pour cette année, maïeur;
puis, il entra dans une autre galerie où il se
débarrassa de ses vêtements séculiers, qui, selon
la coutume, furent donnés aux cloîtriers de la
cathédrale, excepté les bottes et les éperons, appar-
tenant de droit aux huissiers de la justice scabi-
nale *.
Quand l'évêque fut revêtu de ses habits pon-
tificaux, il rentra dans la galerie des échevins
et y .prêta serment. Chacun de ces magistrats
s'approcha ensuite et vint baiser la main du
prince ; puis, celui-ci s'achemina vers l'église où
il fut conduit par les seigneurs de la cathédrale et
un grand nombre de nobles et de gentilshommes.
A dater de ce moment, les bourgmestres reprirent
leur rang; ils se placèrent chacun à côté du grand
maïeur, en avant de Son Altesse.
Ferdinand s'avançait entre le grand prévôt et le
doyen, et suivi de messieurs de la haute justice, en
corps. Lorsqu'il fut sous la tour de l'église, il mit
la main à un cordon de soie attaché à la grosse
cloche, le tira, et la fit sonner en signe de posses-
sion et de son inauguration à l'évêché. Ensuite il
fut conduit dans le chœur, où il demeura age-
nouillé pendant tout le temps que fut chanté le
Te JDeum.
Ces cérémonies achevées, le prince se leva, et,
se tenant debout devant le maître- autel, il écouta
1 Manuscrit d$à cité.
— 327 —
attentivement la lecture in formulaire que les sei-
gneurs de la cathédrale faisaient jurer à chaque
nouvel élu, et dont nous croyons devoir ici trans-
crire quelques articles :
« Votre Altesse jure de ne jamais résigner l'évè-
ché de Liège ni les droits qui lui appartiennent;
Elle promet aussi d'être fidèle à l'Église et à la
patrie, et de n'aliéner aucun des biens de sa mense
épiscqpale.
» Elle s'engage à défendre, contre tout venant,
le pays et le clergé, ainsi que les droits de Sainte-
Marie et de Saint-Lambert; à conserver les privi-
lèges et les coutumes bonnes et louables ci-devant
observées. A cet effet, elle résidera dans le diocèse,
et prendra, avant un an, au plus tard, l'ordre de
prêtrise.
* Elle se rappellera qu'elle ne doit surcharger
les surcéans d'aucunes tailles, subventions ou
corvées, si ce n'est pour le soulagement de la com-
. mune nécessité, et du consentement des trois états
du pays.
n Son Altesse ne nommera aux emplois que des
hommes nés ou nationés Liégeois, ayant leurs
biens dans la principauté, et professant la foi
catholique et romaine.
w Elle n'entreprendra aucune guerre ou n'entrera
dans aucune ligue sans le conseil et consentement
des trois états.
« Enfin, elle jure surtout d'observer la paix de
Fexhe, conclue l'an 1316, entre feu monseigneur
— 328 —
Adolphe de La Marck, évêque de Liège, et les
bourgeois de cette cité *\ »
Après cette lecture, Ferdinand fut conduit à un
riche fauteuil où il demeura quelques moments
assis. Pendant ce temps, le sire de Waroux jetait
à poignées dans le chœur et dans la nef de l'église,
des pièces d'or et d'argent, frappées au coin de
Son Altesse, présentant, d'un côté, l'effigie du
prince, et, de l'autre, ces mots : Bavariœ dux civita-
tem suam Leod, ingrediens, in populum mittebat *•
Enfin l'évêque fut conduit au palais épiscopal.
Avant l'incendie qui en a consumé deux ailes et
détruit la belle façade, ce palais ne le cédait en
magnificence à aucun des plus somptueux édifices
de l'Europe. Le prince et le duc de Lorraine entrè-
rent dans la première cour, d'une architecture si
bizarre et si grandiose à la fois ; ils montèrent dans
la grande galerie, où, s'étant placés à une fenêtre,
ils virent défiler devant eux toutes les compagnies
dans l'ordre indiqué plus haut. Quand tout ce
monde fut passé, comme il se faisait tard, les deux
princes se retirèrent dans leurs appartements et ne
tardèrent pas à se coucher; mais, de toute la nuit,
la ville ne retentit que du bruit des décharges
d'armes à feu, de cris et de chansons joyeuses, des
1 Voy. Je Seriment de Vévesque de Liège. Liège, Ch. Ouwerx,
1639, in-4° de six feuillets.
* Manuscrit déjà cité. — M. de Renesse fait mention de ce jeton
dans son Histoire numismatique de la principauté de Liège.
— 329 —
acclamations délirantes de la foule qui continuait
d'encombrer les rues.
Le lendemain, de bonne heure, messeigneurs de
la cathédrale, le grand maïeur, les bourgmestres
et toute la noblesse allèrent trouver Son Altesse et
le comte de Vaudemont au palais; de là ils les
conduisirent à la messe dans l'église de Saint-
Lambert ; tout le clergé de la cité et grand nombre
d'abbés du diocèse étaient rangés dans la vaste
nef où l'on avait dressé deux dais particuliers
pour les gens de Son Altesse et ceux du prince de
Lorraine.
La messe achevée, on fit une belle procession, à
laquelle assistèrent une quantité innombrable de
prêtres, et beaucoup de bourgeois honorables, de
gentilshommes et d'officiers, tenant en main des
flambeaux. Le saint Sacrement était porté par
M. le suffragant ; et pour honorer une action si pense
par quelque religieuse galanterie assortie à cette sainte
cérémonie, on passa sur le marché, où furent repré-
sentées de nouvelles histoires, comme la veille,
mais toutes empruntées aux livres saints *.
Sur le premier théâtre, on voyait l'Agneau de
Dieu entouré des vingt-quatre vieillards, figure
tirée de l'Apocalypse.
Au second, apparaissaient les neuf chœurs des
anges, chantant les louanges du Seigneur.
Sur le troisième, on apercevait la manne tombant
au désert, et Moïse faisant jaillir l'eau du rocher.
1 Manuscrit d$& cité.
28.
— 330 —
Le quatrième représentait Abraham revenant de
la guerre, et Melchisedech allant à sa rencontre
pour lui offrir le pain et le vin, tous deux suivis de
leurs gens, le tout accompagné d'une action en vers
latins *.
Après que la procession fut rentrée dans le tem-
ple, l'évêque se rendit au grand chapitre de l'église
cathédrale où s'étaient assemblés les membres des
trois états du pays; là, il donna lecture des propo-
sitions qui devaient être discutées dans la prochaine
journée; ensuite il se retira dans son palais f .
Il était près de deux heures, lorsque les bourg-
mestres, accompagnés des quatre conseillers, des
greffiers, de tous les autres officiers de la com-
mune, des maîtres des dix hommes et des ser-
gents, s'avancèrent vers la demeure du prince. Us
étaient précédés de fifres, de tambourins et de
trompettes, et suivis de varlets, portant la vais-
selle d'argent que la cité allait offrir au nouvel
évêque, et traînant après eux deux foudres de vin,
six bœufs gras ayant les cornes dorées et soute-
nant les armoiries de Son Altesse, vingt-cinq
moutons gras et trente muids d'orge portés par
soixante hommes 5 .
Les bourgmestres et les officiers de la commune
1 Manuscrit déjà cité.
* On entendait par journées, au pays de Liège, les sessions
des trois états. Au commencement de chaque session ou journée,
on donnait lecture des propositions faites par le prince , et qui
devaient être discutées pendant la réunion des états.
' Manuscrit déjà cité.
— 331 —
ayant été introduits dans les appartements de
l'évêque, le grand greffier porta la parole et s'ex-
prima en ces termes :
« Prince sérénissime,
» Les bourgmestres, jurés et conseil, et toute la
généralité de cette cité, ne viennent pas présenter
à Votre Altesse chose qui soit leur, puisque dès
longtemps auparavant, et particulièrement le jour
d'hier, ils lui ont fait offrande de leurs cœurs, et,
par ce moyen, transmis tout ce qui était à eux ;
mais puisqu'ils lui doivent présenter choses toutes
siennes, ils la supplient de vouloir prendre en-
bonne part cinquante-trois marcs de vaisselle d'ar-
gent, pour témoignage de leur candeur et sincé-
rité ; deux foudres de vin Frensmn, en signe de la
joie et allégresse qu'ils ont de voir Votre Altesse,
leur seigneur et prince ; six bœufs gras, en sym-
bole de leur humble et douce servitude; vingt-cinq
moutons gras, pour hiéroglyphes de la prompte
obéissance qu'ils apporteront à ses commande-
ments ; trente muids d'orge, pour féliciter et faire
prospérer de leurs vœux l'inauguration et l'heu-
reuse continuation, pendant longues années, de
Votre Altesse, au gouvernement et à l'administra- ~
tion de son évêché et principauté; bref, pour la
supplier de les vouloir tenir pour jamais ses plus
humbles, plus affectionnés et zélés serviteurs et
vassaux *... «
1 Nous donnons textuellement cette curieuse harangue qui se
— 332 —
Ferdinand remercia très -affectueusement les
bourgmestres, et vint jusqu'à la fenêtre de la gale-
rie donnant sur la première cour, pour y voir les
présents; ce spectacle parut lui causer grand
plaisir.
La journée se termina par un splendide dîner,
auquel Son Altesse invita tous les hauts dignitaires
de la principauté; il s'y trouvait plus de quatre-
vingts personnes; la table avait été dressée dans la
galerie supérieure de la seconde cour du palais,
du côté de l'église cathédrale. Ce banquet se pro-
longea bien avant dans la nuit; le peuple assemblé
au dehors continuait comme la veille de faire reten-
tir l'air de ses acclamations, et les cris : « Vive Fer-
dinand ! vive notre prince bien-aimé ! « vinrent plus
d'une fois frapper les oreilles des joyeux convives.
Ces fêtes brillantes durèrent encore un jour
entier, car le lendemain, mardi, avait lieu le dîner
offert au prince par la commune, dans la grande
salle de la Violette.
Ce dîner ne le cédait en rien à celui de la veille;
le prince manifesta plus d'une fois son contente-
ment en buvant à la santé de ses bons et affection-
nés sujets. Mais ce qui mérite surtout d'être décrit,
c'est le banquet de mcre, présenté par les quatre
compagnies sermentées de la cité, dans l'ordre
suivant ' :
trouve dans le manuscrit de l'université que nous avons déjà
plusieurs fois cité.
1 C'est encore à la narration originale dont nous avons fait
— 333 —
La compagnie des vieux arbalétriers, conduite
par le lieutenant-capitaine, entra d'abord dans la
salle; des officiers et quelques compagnons por-
taient plusieurs pièces de sucrerie, hautes et rele-
vées sur des piédestaux ornés de devises et de
rubans.
D'abord ils placèrent, au milieu de la table,
le perron entre Notre-Dame et saint Lambert,
armoiries de leur compagnie, et sur les côtés,
l'aigle impériale, entre deux hommes vêtus à la
romaine ; les armoiries de Son Altesse, entre deux
lions surmontés du chapeau ducal ; celles de l'ar-
chevêque de Cologne, entre deux anges couverts
du chapeau électoral ; les armoiries du duché de
Westphalie, entre deux chevaux ailés, surmontées
aussi du chapeau ducal; enfin un jardin où L'on
voyait des compagnons s'exercer au tir de l'arba-
lète ; il était long de trois pieds et demi, et il s'y
trouvait une maison entourée de dix à douze
tireurs.
Venait ensuite la compagnie des vieux arquebu-
siers, conduits par leur capitaine. Ceux-ci offrirent
le patron de la compagnie, un saint Christophe de
haute taille, portant l'enfant Jésus sur les épaules;
le perron de Liège, entre un lion et une licorne
surmontés du blason des deux bourgmestres ; les
armoiries de Stavelot, entre deux loups ; au-dessus
de l'écusson traversé par une épée, était une mitre
mention an commencement de ce récit que nous avons puisé les
curieux détails qui suivent.
— 334 —
et une crosse; le blason du duché d'Engheren,
entre deux hommes armés de toutes pièces; celui
du duché de Bouillon, entre deux guerriers cou-
verts de longues cottes d'armes. Us présentèrent
aussi, comme les vieux arbalétriers, un jardin où
Ton voyait des compagnons s'exercer au tir de
l'arquebuse.
Enfin ils placèrent au milieu de la table, une
nymphe de la grandeur d'une fille jusques au nombril,
faite au naturel le plus divinement qvtil se peut dire;
elle représentait Liège, la fille unique de V Église
romaine. Elle avait sur l'estomac un cœur en or,
soutenu par l'aigle impériale, et aux deux côtés de
ce cœur, les images de Notre-Dame et de saint
Lambert, les patrons de la cité; au-dessus parais-
sait la Foi tenant dans l'une de ses mains une
croix et dans l'autre un calice d'or.
Lorsque les vieux arquebusiers eurent fini, ce
fut le tour des jeunes arbalétriers; ils entrèrent
aussi dans la salle et rangèrent, en bon ordre,
leurs offrandes : d'abord, l'image de saint Georges,
leur patron, frappant le dragon de sa lance; puis,
les armoiries de l'évêché de Munster entre deux
nymphes; celles du marquisat de Franchimont,
entre deux sauvages, surmontées de la couronne
de marquis; les armoiries du comté de Looz,
entre deux griffons, et celles du comté de Logne,
entre deux léopards; enfin, un paradis terrestre
avec Adam et Eve, où il y avait une infinité d'ani-
maux, et clôturé tout à l'entour par des piliers,
pareillement de sucre.
— 385 —
Les jeunes arquebusiers, conduits par leur capi-
taine, se présentèrent les derniers; outre des sucre-
ries représentant les armoiries de l'évêché de Hil-
desheim, des comtés de Home, de Clermont, de
Moha et de Dasbourg, ils offrirent encore la chasse
de saint Hubert, adorant à genoux l'image du
Christ qui lui apparut entre le bois d'un cerf; on
voyait plusieurs bêtes sauvages poursuivies par
des chasseurs, avec leurs limiers, des chiens cou-
rants et des lévriers; le tout entouré de quatre
belles haies aussi en sucre.
Il y avait encore cent quarante-quatre plats
d'entremets, composés de fruits de toutes les
espèces, moulés en sucre, au naturel, et le plus naïve-
ment que se pourrait dire, comme melons, gros et
petits artichauts, grenades, oranges, citrons,
pommes, poires, pêches, prunes, abricots, raisins,
noisettes, etc., et d'animaux tels que éléphants,
rhinocéros, tigres, lions, léopards, loups, renards,
chameaux, singes, cygnes et une infinité d'autres f .
Le repas, comme on le voit, était splendide, et
ceux qui étaient à l'hôtel de ville, avaient grande-
ment raison de manifester leur allégresse.
Mais ce n'était pas là seulement qu'il y avait
fête ; la plupart des riches bourgeois et des nobles
seigneurs avaient aussi réuni leurs amis chez eux ;
partout on célébrait la venue du prince, partout on
se livrait à la joie la plus vive. Ce ne fut que bien
avant dans la nuit que le calme et la tranquillité
1 Manuscrit déjà cité.
— 386 —
régnèrent de nouveau dans Liège. Le lendemain,
le peuple reprit ses habitudes de travail, et le bruit
du marteau retombant sur l'enclume, le roulement
des lourds chariots qui traversaient les rues, les
cris des boutiquiers qui cherchaient à attirer les
chalands, remplacèrent les pompes des trois jours
précédents.
LE BANQUET DE WÀKFUSÉE
OU
IE MEURTRE DE SEBASTIEN LA RUELLE.
- 1637 —
29
Peuple liégeois fidelle,
Pleures d'an cœar dolent
La mort de La Ruelle,
Qui, si modestement,
D'an asscs long cspaec,
Sans penser à nulle faute,
Nous at bien gouverné.
Mais la mort trop cruelle
Par ung traître infidelle.
Loyat esté donné.
CoitLAiira du temps.
LE BANQUET DE WARFUSEE
LE MEURTRE DE SÉBASTIEN LA RUELLE.
Ferdinand, lors de sa, joyeuse entrée, n'avait prêté
le serment accoutumé des évêques de Liège, et
n'avait juré le/ormtdaire de messieurs de la cathé-
drale qu'après avoir exigé des modifications à cer-
tains articles, et avoir commenté longuement les
autres. Aussi, ne tarda-t-il guère à démasquer ses
vues ambitieuses et despotiques 4 .
L'impôt des voirières *, et surtout l'abolition du
règlement électoral de 1603, qui confiait directe-
1 SetHment de Vévesque de Liège, in-4\
1 Impôt sur les fenêtres, en wallon, impôt des veulîres.
— 340 —
ment l'élection magistrale aux métiers, furent les
tristes précurseurs des nombreux orages qui signa-
lèrent ce long règne de trente-huit ans. Le mécon-
tentement devint bientôt général et une puissante
opposition s'organisa.
L'évêque voulut justifier les mesures qu'il venait
de prendre. Dans un long manifeste dirigé contre
les bourgmestres et adressé à la chambre impé-
riale de Spire, il se plaignit amèrement de la
résistance du conseil et de ses nombreux empiéte-
ments sur l'autorité du prince. Des murmures
violents éclatèrent de toutes parts à la publica-
tion de cette pièce, qui reparut plus tard sous le
nom des Cinquante-huit articles. Les bourgmestres
ne tinrent aucun compte d'ordres qui froissaient si
évidemment les anciens privilèges de la cité, et
l'on continua de procéder à l'élection des magis-
trats selon les formes populaires de 1603.
Après quinze années d'attente, la chambre im-
périale prit enfin une décision touchant les affaires
du pays de Liège; elle était favorable au prince et
celui-ci s'empressa de la faire signifier aux magis-
trats de la cité. Les métiers décidèrent qu'il serait
formé opposition au rescrit de la chambre impé-
riale et qu'une députation se rendrait auprès de
l'Empereur, à Vienne; le bourgmestre Bausin et
l'avocat Prié furent choisis pour remplir cette mis-
sion. D'un autre côté, les partisans du prince,
sous prétexte de s'opposer aux incursions des
soldats étrangers, mandèrent quelques corps de
troupes allemandes qui, pendant sept mois, se
— 341 —
livrèrent à d'affreux brigandages, et ne quittèrent
le pays qu'après s'être fait payer des sommes
considérables.
Le 13 avril 1629, les députés obtinrent de l'Em-
pereur une résolution favorable à la cité ; mais les
ministres du prince et les gens de son conseil
privé en détournèrent le sens par de perfides inter-
prétations, et crurent qu'elle les autorisait à agir
militairement contre la cité; l'Empereur déclara
alors qu'il défendait toute exécution à main ar-
mée : « Apprenant, dit-il, que le pays de Liège
est travaillé et rongé par les fréquentes vexa-
tions et les ravages des soldats étrangers qui arra-
chent les entrailles et la substance des pauvres;
que lesdits soldats tiennent les voies publiques
assiégées, empêchent le commerce, tuent, pillent
et traitent fort mal nos sujets, et voulant porter
remède à toutes ces misères, nous déclarons
prendre ce pays sous notre sauvegarde *. «
Le jour de la Saint-Jacques approchait et tout
faisait présumer que les élections seraient ora-
geuses ; elles le furent en effet, mais le parti popu-
laire l'emporta, et les noms de Beeckman et de
Sani furent proclamés au perron.
Guillaume Beeckman, seigneur de Vieux-Sart,
était un homme de haute probité et d'un grand
savoir. Nommé bourgmestre dès 1608, il avait de-
puis lors été appelé cinq fois à remplir ces impor-
1 Cette pièce a été imprimée dans plusieurs pamphlets du
temps ; la plupart de nos historiens en font mention.
29.
— 342 —
tantes fonctions. Pendant les dernières années du
règne d'Ernest de Bavière, il fut chargé de diffé-
rentes missions en Allemagne, près des États-Géné-
raux, à la cour de Henri IV, et toutes lui acqui-
rent des droits à la reconnaissance de son pays *.
L'un des premiers, Beeckman devina > les projets
du prince Ferdinand, et dès ce moment il y eut
entre ces deux hommes une hitte qui ne devait
finir que par la mort de l'un des deux. Membre
du conseil de la cité, le seigneur de Vieux-Sart y
devint le chef du parti populaire, et résista noble-
ment à toutes les tentatives de corruption, de
même qu'aux menaces des conseillers du prince ;
aussi était-il devenu l'idole du peuple !
L'élection de cet homme, dans de pareilles cir-
constances, irrita Ferdinand au plus haut point,
et s'il faut en croire plusieurs pamphlets de l'épo-
que, on ne recula pas devant un crime pour s'en
débarrasser; Beeckman fut empoisonné," mais d'un
poison lent et qui ne devait pas laisser soupçonner
le forfait : « Vous l'avez vu, Liégeois, dit un
contemporain, vous l'avez vu ce grand person-
nage, à demi mort entre les vivants, sans vie et
sans sentiment depuis les pieds jusqu'au milieu
du corps , que le poison allait sourdement consu-
mant ! Rappelez-vous combien de fois vous avez
porté entre vos bras cette pauvre carcasse, où il
semblait que l'âme désirait s'éterniser pour bien-
1 Loykns, Recueil héraldique de» bourgmestre» de la noble cité
de Liège, p. 360.
— 343 —
heurer l'État de son influence. Sa statue dressée
en plein marché, tenant dans ses mains les trente-
deux bons métiers, vous parle un langage muet,
et publie à tous les siècles, qu'il semble vous
avoir tous portés dans ses entrailles comme une
mère charitable 4 . »
Beeckman mourut le 29 janvier 1631.
Beeckman était mort, mais Sébastien La Euelle
vivait, et La Euelle continua avec fermeté l'œuvre
entreprise par son ancien ami.
La Ruelle !... A ce nom tout cœur liégeois tres-
saille!... C'est que ce nom rappelle un grand
citoyen et une grande catastrophe, et le peuple,
souvent ingrat, n'a pas, cette fois du moins,
oublié son tribun, et trouve encore pour lui des
larmes...
Un mois s'était écoulé : l'évêque vint à Liège et
publia un règlement militaire qui abolissait de fait
l'ancienne constitution et restreignait les pouvoirs
du tribunal des Vingt-Deux. Le conseil de la cité
protesta énergiquement, mais le prince n'y prit
point garde; il ne pensait qu'à démolir, pierre
par pierre, le vieil édifice des libertés liégeoises.
Cest vers cette époque qu'apparaissent pour la
1 Apologie de M. Barthélémy Rolant dit Bartel, etc. Liège,
1649, in-4* (par Jean Dominique de La Chaussée). On grava le
portrait de Beeckman, avec ces vers :
Soupires, 6 bourgeois, grands et petits,
Beeckman est trespassé, qui estoit votre oppny.
L'accusation d'empoisonnement existe dans la plupart des
chroniques et des pamphlets du temps..
— 344 —
première fois dans l'histoire de Liège les noms de
Chiroux et de Grignoux. Il serait assez difficile de
déterminer l'origine exacte de ces dénominations.
Par les premiers, on désignait communément les
partisans du prince; les seconds représentaient
l'opposition ! Ceux-ci cherchaient à maintenir le
principe de la neutralité; ils y étaient secrète-
ment encouragés par l'agent français, résidant à
Liège, le sieur Mouzon deFiquelmont, dont la mis-
sion avait pour but de susciter des embarras aux
princes ecclésiastiques du corps germanique, peut-
être même de détacher le pays de Liège du cercle
de Westphalie *. Ces deux fractions en vinrent
souvent aux mains, et plus d'une fois, à l'époque
des rénovations magistrales, des rixes violentes
ensanglantèrent les rues de la cité. Les mesures
prises par Ferdinand ne motivaient que trop, du
reste, l'acharnement de la populace, et l'on est
quelquefois tenté de croire que ce prince cherchait
lui-même à attiser la flamme pour être autorisé à
frapper plus tard un grand coup. Le 3 mars 1683,
il osa publier un édit qui prononçait la peine
capitale contre ceux qui, de nuit ou de jour, se
montreraient armés dans les rues de la cité *.
1 Dans le récit publié de la négociation du comte de Nassau
(Liège, 1636 , in-4°), ce seigneur reprochait aux magistrats de
Liège, d'entretenir des correspondances avec le roi de France,
dont les agents demeuraient dans la ville, pour y tramer des
complots et négoces dommageables t nuisibles tant à Sa Majesté
Impériale qu'à l'Empire et à la cité.
9 Cet édit, resté inconnu à nos historiens, est transcrit dans
— 345 —
L'irritation contre Ferdinand était extrême,
et les malheurs de l'invasion vinrent encore ajou-
ter aux misères du peuple. C'est dans ces cir-
constances déplorables que le prince fit imprimer
un manifeste violent dont nous ne citerons que
ce passage : « Les Liégeois, y est-il dit, sont
comme chevaux échappés courant à toutes sortes
de libertés et rébellions, tellement que nostre
cité n'a autre assemblance que d'un bois plein
de voleurs, et dans laquelle un chacun fait à tort
et à droit ce que bon lui semble, tant contre
les bourgeois qu'étrangers; même Ton y tasche
de se soustraire et peu à peu s'émanciper de l'em-
pire '. «
La Ruelle fit à ce manifeste une réponse pleine
de dignité *, et des hordes de Croates envoyés par
Ferdinand vinrent alors se jeter sur le pays et y
commettre d'affreux ravages \ L'excès de leurs
maux ranima le courage des Liégeois; on leva
les registres aux mandements du grand greffe des échevins, con-
servés aux archives de la province de Liège.
1 Manifeste du 27 mars 1636, imprimé dans plusieurs recueils.
— Registres du clergé, conservés au dépôt des archives de la
province de Liège. —Après la publication de ce manifeste, le
prince d'Osnabruck fut envoyé à Liège par Ferdinand pour négo-
cier un accommodement ; cette mission n'aboutit à rien.
9 Repartie du corps de la cité de Liège, du 19 avril 1636 ; à
certain manifeste imprimé soubs le nom de Son Alteze Sérènis-
sime, etc., en date du 27 mars 1636 (par La Ruelle). Liège, 1636,
in-4 # de 12 feuillets.
« La commission donnée à Jean de Weert, par Ferdinand,
existe aux archives, transcrites dans les registres du clergé.
— 346 —
quelques milices; un grand nombre de bourgeois
se joignirent à ces troupes, et Ton attaqua avec
furie les Croates qui campaient autour de Liège,
Ces brigands furent repoussés et la plupart préci-
pités dans les bures des houillères '.
Le chapitre cathédral écrivit au pape Ur-
bain VIII, pour réclamer son intervention :
« L'Église de Liège, disait-il, opprimée sous
le poids de ses douleurs et privée de toute con-
solation, vient se réfugier dans le sein de sa
mère! Partout régnent la mort, le deuil et la
désolation; le glaive moissonne les habitants des
campagnes, la terreur est dans la cité! Les na-
tions ont envahi Fhéritage du Seigneur; elles
ont souillé les temples saints et fait ruisseler
le sang autour de nos murailles. Jean de Weert et
Piccolomini occupent notre .territoire ; l'incendie
et le meurtre les accompagnent; rien n'est sacré
pour ces hommes sacrilèges... « Mais le prince
fut inexorable!... *.
A cette époque vivait à Liège le comte de
Renesse, seigneur de Warfusée, ancien chef des
finances du roi d'Espagne aux Pays-Bas. Après
avoir dilapidé les deniers de Philippe IV, ruiné les
domaines de l'État et mis en gage jusqu'aux
joyaux de la couronne, René de Warfusée s'était vu
contraint d'abandonner Bruxelles où il fut exécuté
en effigie, et vint chercher un asile dans la cité de
1 Focllon et autres chroniques du temps.
* Registres du clergé, aux Archives de l'État, h Liège.
— 347 —
Liège 1 . La Ruelle crut cet homme victime de
quelque machination de cour ; il l'accueillit avec
bonté et lui témoigna la plus grande bienveillance ;
mais, pour obtenir son pardon et recouvrer ses
dignités, ce misérable trafiqua du sang de son
nouvel ami.
Il manda à Ferdinand de Bavière qu'on tramait
un complot pour livrer la ville et le pays aux
Français, et désigna comme chefs de cette intri-
gue, La Ruelle et l'abbé de Mouzon. Des négocia-
tions secrètes s'établirent entre le comte et l'évêque
pour déjouer ce prétendu complot *. On n'a pas la
preuve complète que le prince ait eu connaissance du
meurtre projeté par le sire de Warfusée, a dit un
écrivain entièrement dévoué à l'évêque; c'est vrai,
mais tout donne lieu de le croire, et plus d'une
voix accusatrice s'est élevée contre Ferdinand!
Beeckman n'était-il pas mort empoisonné?...
Le commandant du fort de Naivagne reçoit des
instructions; il devra envoyer au comte les soldats
dont celui-ci pourra avoir besoin. Un moine dé-
froqué, nommé Grandmont, se concerte avec le
traître; il est décidé que La Ruelle périra. Un
banquet splendide est préparé chez Warfusée qui
demeurait près de l'église de Saint-Jean ; le comte
1 La remoi\8trance très-humble, f aide par le comte de War-
fdse , chief des finances du roy, à Son A Iteze Sèrênissime, des
justes raisons de bon absence de la ville de Bruxelles. In-4°,
brochure de 4 feuillets, datée de Liège, le 21 juillet 1632.
8 Voy. la correspondance trouvée chez le comte de Warfusée,
après l'assassinat de La Ruelle.
— 348 —
invite l'abbé de Mouzon, le baron de Saizan et
quelques autres personnes; La Ruelle a promis de
s'y rendre.
C'était le 16 avril 1637, et par un beau soleil de
printemps 4 .
A l'heure du dîner, le comte envoya son carrosse
au bourgmestre, mais La Ruelle, qui demeurait
dans le voisinage, préféra sortir à pied. Il était
accompagné de deux hommes de sa garde; l'un
d'eux quitta son maître à la porte de la maison,
La Ruelle entra suivi de l'autre. Warfusée était
assis dans la cour, sous une galerie, avec le cha-
noine Lintermans : » Soyez le bienvenu, monsieur
le bourgmestre, lui dit-il en l'embrassant avec une
feinte cordialité; « puis, se tournant vers le garde
de La Ruelle : « Ah ! ah ! te voilà, Jaspar, tu feras
bonne chère aujourd'hui, mon camarade, il faut
boire à la santé de ton maître. « Jaspar salua pro-
fondément et se dirigea vers la cuisine. Les cha-
noines Nyes et Kerkhem, l'avocat Marchand, le
chantre de Saint-Jean, l'abbé de Mouzon, le baron
de Saizan, M me de Saizan et son fils arrivèrent
1 Tous les détails qu'on va lire sont exactement vrais et ont
été puisés à des sources contemporaines, entre autres à une
brochure intitulée : Histoire tragicque ou relation vfritable de
tout ce qui se passa au tragicque banquet warfuzéen, etc., etc.,
extraicte des dispositions mises en garde de loi, ensemble plu-
sieurs lettres, escrits et signatures, trouvées, tant sur la personne
dudit comte qu'ailleurs, etc. » Liège, 1637, in-4* de 22 feuillets,
avec une gravure de Natalis, représentant La Ruelle mort,
étendu sur un lit. Voy. aussi : La Voix du peuple liégeoy, etc.
Liège, 1637, in-4\
— 349 —
quelques moments après, et furent gracieusement
reçus par le comte et ses quatre filles.
La table avait été dressée dans une salle basse,
dont les fenêtres étaient grillées. Après le laver,
chacun prit place, Warfusée près de la porte, à côté
de l'avocat Marchand, vis-à-vis d'eux, l'abbé de
Mouzon et La Euelle. Le repas était copieux et
chacun y faisait fête; de joyeux devis circulaient
à la ronde... Vers la fin du premier service, le
comte demanda des coupes : A la santé du roi de
France, messieurs, s'écria-t-il; tous se levèrent et
"burent à la santé du roi Louis.
Quelques moments après, Gobert, ancien valet
de chambre de Warfusée, entra dans la salle et
dit quelques mots à l'oreille du comte; il venait
lui annoncer l'arrivée des sicaires que le traître
attendait pour accomplir son infâme dessein. Des
soldats espagnols de la garnison de Naivagne
étaient descendus, à l'heure du dîner, par la ruelle
des Begards, avaient traversé en bateau la ri-
vière qui coulait alors le long des remparts du
quartier de l'Ile, et s'étaient introduits dans la
maison de Warfusée par une petite porte qui tou-
chait à cette rivière et qui leur fut ouverte par
Gobert. Le valet de chambre les conduisit en
silence vers la salle basse où les convives étaient
rassemblés, et, à leur grande surprise, ceux-ci
virent tout à coup entrer un homme de haute
taille, habillé d'une hongherline de velours noir et
tenant une épée à la main; c'était Grandmont, le
moine défroqué, qui depuis plusieurs jours se con-
30
— 350 —
certait avec le comte. Grandmont était suivi d'une
vingtaine de soldats armés de carabines et de
sabres!... La table est aussitôt cernée, et l'on
aperçoit en même temps à l'extérieur un grand
nombre d'autres soldats, tenant leurs carabines
appuyées sur les grilles des fenêtres et dirigées
vers les conviés... « Qu'est-ce ceci, messieurs?
s'écrie La Euelle surpris. — Ne bougez pas,
répond Warfusée, et vous, soldats, ne faites de mal
à personne!... Messieurs, ajoute le comte, vous
avez bu tantôt à la santé du roi de France, il faut
maintenant crier : Vive l'Empereur et Son Altesse
le prince de Liège!... « Personne ne répondait. «
Qu'on m'empoigne ce galant, dit-il en désignant
Jaspar qui se trouvait derrière son maître; sai-
sissez aussi le bourgmestre! — Qui, moi? monsei-
gneur, s'écrie La Euelle. — Oui, toi, et l'abbé de
Mouzon et M. de Saizan. — Où est M. de Mouzon ?
demanda Grandmont. — Me voici/dit l'abbé en se
levant. »
Quelques soldats s'étaient jetés sur le bourg-
mestre, et, malgré sa résistance, on parvint à le
tirer de la salle basse, « Messieurs, dit Warfusée
aux convives, je fais tout ceci par ordre de Sa Ma-
jesté Impériale et de Son Altesse le prince Ferdi-
nand ; ils ont assez longtemps souffert des désor-
dres qui se commettent en cette ville à l'instiga-
tion du misérable que je viens de faire arrêter. Il
faut que la cité rentre dans l'obéissance, dussé-je,
pour prix de mes efforts, voir périr mon fils, pri-
sonnier en France. « A ces mots, il sortit suivi
— 351 —
de l'avocat Marchand, du chanoine Lintermans,
et de Grandmont, laissant les convives sous la
garde d'une vingtaine de soldats. » Ah traître!
s'écria-t-il en arrivant près du bourgmestre, que
l'on avait conduit dans la cour, j'aurai aujour-
d'hui ton cœur dans les mains. — En quoi vous
ai-je donc offensé, monsieur? répondit La Euelle ;
est-ce pour m'assassiner que vous m'avez invité
à dîner chez vous? — Des cordes, des cordes,
répliqua Warfusée, et qu'on le lie!... Vois,
ajouta-t-il en lui montrant plusieurs lettres, voici
les ordres de Sa Majesté Impériale, du prince
cardinal et de Son Altesse; crie merci à Dieu,
car il faut que tu meures ! // Puis, s'approchant
de Gobert : « Cours chercher un moine pour le
confesser, lui dit-il à voix basse, et reviens sur-le-
champ. //
On ne trouvait pas de cordes, un soldat offrit sa
jarretière. " Au nom du ciel, monsieur le comte,
s'écria de nouveau La Euelle à qui on liait les
mains, que vous ai-je donc fait? — Soyez tranquille,
monsieur le bourgmestre, répondit Warfusée en
ricanant, vous nous aiderez aujourd'hui à réconci-
lier le peuple avec le prince de Liège. « Et, sans
vouloir l'écouter davantage, il le fit conduire dans
une salle à côté de la porte.
Warfusée continua de se promener dans la cour,
s'entretenant avec l'avocat Marchand, gesticulant
avec force et lui montrant plusieurs lettres. S'ap-
prochant ensuite de la porte, il vit venir Gobert
accompagné de deux religieux dominicains, et
▼"■
— 352 —
leur ouvrit : " Mes pères , leur dit-il , le bourg-
mestre La Euelle va être mis à mort par ordre de
Sa Majesté Impériale ; allez le confesser. — Con-
fesser le bourgmestre ? répond l'un des moines ;
nous n'en avons reçu ni le pouvoir ni la permission
de nos supérieurs. — Eh bien alors, il mourra
sans confession, réplique Warfusée ; qu'on le tue !
— Grâce, monseigneur, grâce pour M. le bourg-
mestre. — Qu'on le tue ! crie de nouveau Warfusée. «
Grandmont vint à la porte de la salle où La
Euelle était enfermé, appela un soldat et lui donna
des ordres à voix basse. « Il faut mourir, mon-
sieur le bourgmestre, dit le soldat en rentrant. —
Mon Dieu! mon Dieu! s'écrie La Euelle, voilà
donc la récompense des services que j'ai rendus au
comte!... Mes amis, dit-il en se tournant vers ses
gardes, vous pourriez me sauver!... Aurez-vous
donc le cœur de massacrer un homme sans dé-
fense et qui ne vous a jamais rien fait? — Nous
sommes soldats, et nos armes sont au service de
Sa Majesté, répliquèrent les gardes, nous devons
obéir à nos chefs ; plût à Dieu que vous fussiez
loin d'ici !... — Dépêchez-le donc, criait Warfusée,
et que cela finisse !... « La Euelle fit appeler l'un
des moines. « Ah! monsieur le bourgmestre, dit
le prêtre en entrant, quelle horrible catastrophe !...
— Me faut-il donc mourir? mon père, reprit La
Euelle; voyez du moins le comte et tentez un
dernier effort. //
Les prières du moine furent inutiles; Warfu-
sée répéta à plusieurs reprises : « M. Sébastien
— 853 —
La Ruelle nous aidera aujourd'hui à réconcilier la
bourgeoisie avec le prince. — Pensez à Dieu, mon-
sieur le bourgmestre, dit le dominicain en rentrant,
ce tigre ne veut rien entendre !... — Hélas ! hélas !
s'écrie La Ruelle, ma vie que je consacrais tout
entière au bonheur de mon pays finira-t-elle donc
misérablement ici?... « Il se confessa et le moine
sortit de la chambre.
Trois soldats furent aussitôt désignés pour tuer
le bourgmestre : « Mordieu ! s'écrièrent-ils, nous
aimons mieux mourir, que de tuer un homme qui
ne nous a rien fait ! — Gobert, dit le comte irrité,
il n'y a ici que toi en qui j'aie confiance : va... —
Je ne suis pas un bourreau, monseigneur, répondit
Gobert, chargez un autre de cette besogne. «
Warfusée choisit de nouveau trois soldats, et les
conduisant lui-même jusqu'à la porte de la salle
où se trouvait La Ruelle : « Entrez bravement,
leur dit-il, et massacrez ce traître !... « Les soldats
se précipitent alors dans la chambre et assènent
quatre coups de braquet sur la tête et sur les épaules
du bourgmestre. « Miséricorde ! miséricorde ! mes-
sieurs, // s'écrie La Ruelle d'une voix lamentable,
mais les bourreaux redoublent, et, voyant le peu
d'effet des braquets dont ils se servaient : " Mor-
dieu ! s'écrie l'un d'eux, nous ne ferons rien avec ces
armes, il nous faut une bonne estocade. // Grand-
mont prêta la sienne, et les assassins, s'acharnant
de nouveau sur le corps de la victime, lui portent
plusieurs coups mortels dans la poitrine. Les cris de
La Ruelle cessèrent, le meurtre" était consommé !...
30.
— 354 —
Les autres convives étaient toujours gardés à vue
dans la salle à manger ; l'abbé de Mouzon protes-
tait énergiquement contre la violation du droit des
gens qui avait lieu en sa personne , lorsqu'on
entendit tout à coup les cris de La Ruelle ! « Ah !
le traître, dit M. de Mouzon, il fait assassiner
le bourgmestre. " Les deux moines entrèrent au
même instant et confirmèrent cette triste nouvelle !
» Oui, le bourgmestre est mort ! s'écria Warfusée
qui parut à l'entrée de la salle, il est mort bien
confessé et bien repentant de ses fautes, ayant
résigné sa volonté entre les mains de Dieu et
demandé pardon à l'Empereur et à son Altesse ! ... «
L'abbé de Mouzon voulut se précipiter sur lui, il
en fut empêché par les soldats : // Tu l'as donc
fait assassiner, dit-il, car tu es trop lâche pour
avoir osé lui enlever la vie d'une autre manière.
— Oublies-tu que j'ai la tienne entre les mains !
cria Warfusée en se retirant. — Qu'importe !
répondit l'abbé, pour un serviteur que le roi per-
drait, il en trouverait dix mille qui vaudraient
mieux que moi ; mais j'espère bien vivre assez pour
te voir châtier comme tu le mérites. //
Quelques minutes après, Grandmont se pré-
senta à l'entrée de la salle et appela le chanoine
Kerkhem. Celui-ci et le chanoine Nyes se ren-
dirent auprès de Warfusée, assis dans la cour
avec l'avocat Marchand. Gobert apporta plusieurs
lettres que Warfusée donna aux chanoines pour
être remises aux différents chapitres de la cité.
Kerkhem et Nyes sortirent pour remplir cette mis-
— 355 —
sion, l'avocat Marchand demeura avec Warfusée.
Une certaine agitation commençait cependant à
se manifester dans la ville ; le bruit s'était répandu
que des soldats espagnols avaient traversé la
Meuse derrière Saint-Jean, et l'un des parents du
bourgmestre, sachant que celui-ci dînait ce jour-là
chez Warfusée, pensa que le projet de ces soldats
était peut-être d'enlever La Euelle. Il courut aus-
sitôt vers la place Saint-Jean, et trouva assem-
blés, devant la maison du comte, un assez grand
nombre de bourgeois, devisant du bruit qu'on
y avait entendu et commentant ce fait de mille
manières.
Le cousin de La Ruelle frappa violemment à
la porte et demanda si le bourgmestre n'était pas
là. // Il y est, lui répondit-on, attendez, on va
vous ouvrir... « Warfusée parut alors, accom-
pagné de Grandmont, et fit entrer le parent de
La Ruelle de même que plusieurs autres bourgeois.
« Excusez-moi, monsieur le comte, dit celui-ci,
mais un bruit assez étrange circule dans la cité ;
on parle de soldats espagnols qui se seraient intro-
duits dans votre hôtel, et cela nous a fait craindre
pour votre sûreté et celle du seigneur bourgmestre.
— Rassurez-vous, messieurs, répliqua Warfusée,
c'est moi qui ai mandé ces soldats... « Les bour-
geois en aperçurent en effet quelques-uns sous la
galerie... " 11 faut en finir, ajouta le comte, que
voulez-vous être, messieurs, Français, Espagnols,
Hollandais?... — Nous voulons demeurer vrais
Liégeois et conserver notre neutralité, répondirent
— 356 —
les bourgeois. — Et moi aussi, répliqua Warfusée,
mais que diriez- vous si le bourgmestre La Ruelle
avait vendu votre pays et devait, au mois d'août,
livrer la cité aux Français ?... — Nous répondrions
que c'est là une infâme calomnie ! . . . — Connaissez-
vous la signature du bourgmestre, répondit le
comte? dans ce cas, regardez .. « Il tira de sa poche
différents papiers qu'il leur montra. " Ce n'est pas
la signature de La Ruelle, dirent les bourgeois,
c'est l'œuvre d'un faussaire !... — Peu importe, au
surplus, répliqua violemment le comte, j'ai reçu de
Sa Majesté Impériale et de mon prince l'ordre de
faire mourir le bourgmestre, et cet ordre je l'ai
exécuté!... — Que nous dites- vous, monsieur?
s'écrièrent les bourgeois, cela serait-il possible!...
— Voulez- vous le voir mort? ajouta Warfusée. —
Pour Dieu, monsieuj, dirent les bourgeois, laissez-
nous sortir, nos yeux ne sauraient supporter un
pareil spectacle. »
La foule assemblée devant la maison du comte
grossissait de moment en moment; quelques per-
sonnes, apprenant que d'autres étaient entrées,
frappaient à coups redoublés sur la porte et cher-
chaient à l'ébranler. // Entendez-vous, monsieur,
dit le cousin de La Euelle, le peuple crie ven-
geance; laissez-nous sortir, peut-être parvien-
drons-nous à le calmer! « L'un des bourgeois
montant alors jusqu'à la grille qui couronnait la
muraille de la cour, dit à ceux du dehors : « Mes-
sieurs, apaisez-vous et attendez que nous sortions,
nous vous dirons ce qui est arrivé. «
— 357 —
Warfusée perdait de son assurance à mesure
que les murmures de la populace redoublaient, et
bientôt on vit la figure du meurtrier se décomposer
et exprimer la plus vive inquiétude. Les bourgeois
se dirigèrent vers la porte de sortie gardée par
Grandmont qui l'avait barricadée et fermée à
double tour. « Je n'ouvrirai que sur l'ordre du
comte, dit le moine défroqué. — Messieurs, s'écrie
Warfusée tremblant, conduisez - moi près des
magistrats de la cité !... — Sortez avec nous, répli-
quent les bourgeois, nous vous y conduirons. «
Warfusée s'avança vers la porte, mais Grandmont
refusa d'ouvrir. « Vous resterez avec nous, mon-
sieur le comte, lui dit-il, ce n'est pas le moment
de nous quitter. — Sauvez-moi, messieurs les
bourgeois, s'écrie le comte désespéré, sauvez-
moi!... — Comment le pourrions-nous, enfermés
ici, répondirent-ils, laissez-nous sortir, nous avi-
serons alors à ce qu'il conviendra de faire... « War-
fusée commanda qu'on leur ouvrît.
Lorsqu'ils furent dehors, le peuple se pressa avec
avidité autour d'eux : // Dites-nous ce qui se passe
dans cette maison, répéta -t-on de toutes parts.
— Bourgeois de Liège, s'écria l'un d'eux par-
venu à se hisser sur une borne, le bourgmestre La
Ruelle est assassiné, courons aux armes ! // A ces
mots une clameur terrible retentit sur la place.
Les uns se précipitent vers la maison de Warfusée
et en secouent violemment la porte ; d'autres se
dispersent dans la cité, vociférant avec fureur :
u Sus! sus! bourgeois, prenez vos armes, on a
— 358 —
massacré le bourgmestre... " D'autres encore cou-
rent vers la Sauvenière, afin de pénétrer chez l'as-
sassin, en traversant la rivière et en escaladant les
murailles des jardins a voisinants... L'agitation, le
tumulte est à son comble !
Warfusée, au désespoir, entendait les hurle-
ments de la populace et cherchait un moyen de
salut... Il aperçoit, sous la galerie, Jaspar, le
garde de La Ruelle : " Monte à la grille, lui dit-il,
et annonce au peuple que le bourgmestre La
Ruelle a été mis à mort, parce que c'était un
traître !... « Jaspar monta comme on le lui ordon-
nait, mais ne dit mot... « Parleras-tu? lui cria le
comte. — Eh ! monsieur, ils ne m'entendraient pas,
répliqua Jaspar ; mais retirez-vous, car ils dirigent
leurs mousquetons de ce côté. « On continuait de
frapper violemment à la porte : « Monsieur Mar-
chand, sortez, criaient quelques-uns des voisins
de cet avocat, informés de sa présence dans la
maison de Warfusée. " Marchand, qui reconnut les
voix, mit son manteau et se dirigea vers la porte.
// Quoi, vous aussi, monsieur Marchand, vous
m'abandonnez? « dit Warfusée; mais l'avocat ne
répondit rien, et Grandmont parvint à le faire sortir
sans laisser pénétrer personne.
Cependant, les convives, retenus dans la salle
basse, avaient entendu les clameurs du dehors et
reprenaient courage. // Mes amis, dit le baron
de Saizan aux soldats effrayés, nous sommes vos
prisonniers, gardez-nous bien et empêchez qu'il
ne nous arrive malheur de la part du comte de
— 359 —
"Warfusée; je vous promets quartier si les bour-
geois sont les maîtres... » Les soldats entendirent
avec joie les paroles du baron, et les portes de la
salle furent aussitôt fermées avec soin.
Tout à coup des cris forcenés retentissent dans
les jardins ; c'étaient les bourgeois qui venaient
d'escalader les murs, et au même instant, la porte
de la maison, violemment ébranlée, tombe avec
fracas ! Le peuple se rue dans la cour et se jette
furieux sur tous ceux qu'il rencontre; quelques
coup» de mousquet partent çà et là... L'abbé de
Mouzon s'élance à l'une des fenêtres et crie aux
bourgeois : * Messieurs, sauvez-nous, Sébastien
La Euelle est assassiné, et nous-mêmes sommes en
danger de mort!... « Les bourgeois se précipitent
dans la salle du banquet, conduits par le parent du
bourgmestre et massacrent à coups de carabine et
de braquet les soldats qui s'y trouvent, avant que
M. de Saizan ait pu élever la voix pour les protéger.
•Les filles de Warfusée» dont toutes les instances
pour sauver La Ruelle avaient été inutiles, étaient
aussi dans cette salle; l'abbé de Mouzon se hâte
d'en sortir, les conduit ainsi que les autres con-
vives à travers le jardin, leur fait passer la rivière,
et parvient, aidé de quelques bourgeois, à les
amener tous sains et saufs à l'hôtel de ville.
Le baron de Saizan reste dans la maison du
comte; il dirige la populace et pénètre avec elle
dans tous les appartements ; un long cri d'horreur
part de toutes les bouches, à l'aspect du corps
ensanglanté de La Ruelle !...•
— 360 —
Une vingtaine de soldats espagnols, retranchés
dans une salle dont ils avaient barricadé la porte,
engagent avec les bourgeois une fusillade assez
vive, et continuent de se défendre pendant quelque
temps encore... Warfusée, blessé légèrement au
front, était couché sur un lit à côté d'eux. Une
pièce de canon arrive sur la place Saint- Jean, et les
bruyantes clameurs qui éclatent tout à toup, enlè-
vent aux Espagnols tout espoir de salut... On leur
crie de livrer le traître, et, pensant que cela peut
les sauver, ils tirent "Warfusée de dessus le lij; et le
montrant au cousin de La Ruelle qui s'avançait
vers eux : — Le voilà! monsieur, s'écrient-ils...
— Ah ! mon ami, dit le comte, sauvez-moi la vie,
conduisez-moi près des bourgmestres... — Oui,
oui, je vais t'y conduire, réplique celui-ci, mais
avant tout, donne-moi les papiers que tu m'as
tantôt montrés. . . « Warfusée allait répondre ,
mais les bourgeois se précipitent sur lui et le
poussent dans la cour. Arrivé sur le perron, il
reçoit au côté un coup d'estoc qui le fait chan-
celer et tomber sur ses genoux ; il se relève, un
coup de hache le renverse de nouveau ; la populace
furieuse le broie sous ses pieds. On lui arrache ses
vêtements, on lui perce le talon, on le traîne dans
les rues et on finit par le hisser à une potence
élevée sur le marché!... puis on lui coupe la tête
et les mains, et on va les clouer aux différentes
•portes de la cité... Deux jours après, on brûla son
corps, et les cendres en furent jetées dans la Meuse.
Le complice du comte, Grandmont, éprouva le
— 361 —
même sort, et des soixante à soixante et dix soldats
qui avaient été introduits dans la maison de War-
fusée, deux seulement parvinrent à s'échapper.
La vengeance populaire fut terrible : l'échevin
Théodore de Fléron et l'avocat Marchand, ac-
cusés d'être les complices de Warfusée, furent
massacrés avec un raffinement de barbarie inouï;
le prieur des carmes et le recteur des jésuites,
soupçonnés d'avoir eu connaissance du complot,
furent également poignardés, et ces deux couvents
dévastés. L'ordre ne se rétablit qu'à grand'peine
dans la cité 1 .
Le corps de La Ruelle demeura exposé pendant
plusieurs jours dans la nef de la cathédrale, le
visage et la poitrine découverts, afin qu'on pût
voir ses blessures; la foule se pressait avide de
contempler encore une fois les traits du bourg-
mestre. Au jour fixé pour l'inhumation, les diffé-
rents corps de la cité, toutes les judicatures, les
prêtres des chapitres et des collégiales se réu-
nirent à Saint-Lambert. Après s'être rangés pro-
cessionnellement, on se dirigea vers l'église de
Saint-Martin en Ile; les métiers ouvraient la
marche, précédés de leurs doyens et des banne-
resses; une profonde douleur était empreinte sur
tous les visages !
L'église de Saint -Martin renfermait déjà les
restes d'un grand citoyen, de Beeckman. On
creusa la fosse de La Ruelle à côté de celle de son
1 Yox mnguinis et autres pamphlets du temps.
31
— 862 —
ancien ami, et Ton y descendit le cercueil!... Au
même instant les banneresses inclinèrent leurs ban-
nières et l'un des doyens des métiers s'écria d'une
voix retentissante : » Au nom de Dieu, Notre-Dame
et saint Lambert, patron de la noble cité de Liège,
et sur la tombe de cet illustre martyr, nous ju-
rons le maintien de nos privilèges et de nos
libertés!... — Nous le jurons! « répéta la foule
avec enthousiasme en tendant les mains, et tous
tombèrent à genoux.
En 1799, on découvrit le tombeau de La Ruelle;
le corps était intact. Le peuple courut se disputer
les lambeaux de ses vêtements et conserve encore
aujourd'hui avec vénération ces précieuses reli-
ques!
LA MAL SAINT-JACQUES
OU
LES CHIROUX ET LES GRIGNOUX.
— 1646
Venons à ce qui toaehe le fait de la Saint-
Jarqoes dernière, et sédition y arrivée, je ton*
en vay représenter le fait en sincère vérité.
L'iiDirriiiiiT ef véritable Liégeois, sur le court
des m faire* et emhmnies modernes (\BM>).
LA MAL SAINT-JACQUES
LES CHIROUX ET LES GMGNOUX.
Pendant près de deux cents ans, on avait observé
à Liège, dans les élections magistrales, le règle-
ment promulgué en 1424 par l'évêque Jean de
Hinsberg. Ce règlement arrêtait la création de
vingt-deux commissaires, dont six nommés par le
prince, les seize autres par les paroisses. La veille
de la Saint-Jacques, les vingt-deux commissaires
choisissaient un homme dans chacun des trente-
deux métiers; ces trente-deux personnes s'assem-
blaient le lendemain à l'hôtel de ville; elles y
élisaient les magistrats à la pluralité des voix,
après avoir juré de n'avoir rien reçu avant et de ne
31.
— 866 —
rien espérer de qui que ce fut après l'élection. Ces
trente-deux électeurs n'étaient pas éligibles * .
Le prince Ernest de Bavière, voulant déraciner
les abus qui s'étaient glissés dans l'exécution du
règlement électoral de Hinsberg, et mettre un
terme aux intrigues qui assiégeaient les trente-
deux, dans l'intervalle qui précédait l'élection,
publia, en 1603, une ordonnance qui la confiait
directement aux métiers *. Cette ordonnance était
en vigueur lorsque Ferdinand de Bavière parvint
à la principauté, et cet évêque, dont les premiers
actes furent tous d'un si mauvais augure pour les
Liégeois, obtint, comme nous l'avons dit, de l'em-
pereur Mathias, un mandement impérial qui abro-
geait la forme électorale de 1603, enjoignait
d'observer les statuts de Hinsberg, et déclarait
nulles les élections qui se feraient de toute autre
manière 5 .
Le mécontentement devint général : chaque
jour, en effet, voyait naître quelques nouvelles
prétentions contraires aux libertés publiques : le
prince réclamait le droit d'entrer dans les maisons
des bourgeois sans le consentement des magis-
trats ; il faisait défense aux villes du pays de con-
tracter entre elles aucune alliance dans le but de
maintenir leurs franchises et leurs privilèges * :
1 Lohvrex, Recueil des édité, I, pp. 34-56.
• Io.,pp. 59-69.
» Id. ; pp. 70-72.
4 Ces alliances des communes ont été assez fréquentes au pays
— S67 —
toutes ces choses, écrivait l'évêque à la chambre
impériale, portaient atteinte à la Pauline, et lui
enlevaient la juridiction temporelle et spirituelle
qui lui avait été octroyée par cette bulle, célèbre
dans notre histoire.
Les troubles qui signalèrent à différentes épo-
ques les journées électorales, la publication des
cinquante-huit articles, l'invasion étrangère, au
mépris de la neutralité du pays, les divisions
sanglantes des Chiroux et des Grignwx, attestent
combien fut orageux le règne de Ferdinand de
Bavière.
Le meurtre de Sébastien La Euelle vint encore
ajouter à l'effervescence populaire. Enfin, après
de longues négociations, la paix de Tongres, con-
clue en 1640, sembla devoir mettre un terme à ces
dissensions; mais le remède ne fut que passager,
et la paix fourrée , sobriquet sous lequel on la
désigna, cessa bientôt d'être observée 4 .
de Liège, nous citerons entre antres le traité fait entre la cité et
les autres villes, le 19 février 1435.
1 La paix de Tongres fut publiée le 4 juillet 1640, et imprimée
plusieurs fois la même année. — Voy. aussi Protocolle de la con-
férence, tenue en la ville de Tongres, entre les députés de
S. A. S et ceux de la cité de Liège, Van 1640. Liège, Cb. Ouwerx,
in-4\ — On trouve encore des détails fort curieux sur cette
époque de troubles, dans un autre pamphlet qui parut en 1645,
in-4\ sous ce titre : Le portrait racourcy des factions, partia-
litez, injustices, persécutions et barbaries qui se sont passées
depuis dix ans dans V Estât et la ville de Liège, au mépris du
respect quHls doivent h la couronne de France et contre les droits
de la neutralité. 11 a paru la même année une réfutation de cet
— 368 —
Cette paix ne consacrait, en effet, que le triomphe
d'un parti ; l'évêque, en se faisant maladroitement
Thomme de ce parti, en affichant pour les Chiroux
une odieuse partialité, devait hâter le réveil de la
faction opposée; la mine chargée n'attendait plus
qu'une étincelle; les élections de 1646 hâtèrent
l'explosion.
Le 24 juillet de cette année, une grande agita-
tion se manifesta dans la cité; le bruit s'était ré-
pandu que les magistrats sortants avaient introduit
des troupes espagnoles dans l'hôtel de ville, afin
d'assurer les élections du lendemain dans le sens
du parti des Chiroux. Quelques mesures prises par
les bourgmestres d'Ans et Blisia, les chefs avoués
de la faction des Chiroux, donnaient en effet lieu
de croire que ce bruit était fondé. Les Grignoux,
dont le candidat était le colonel Jamar, ne man-
quèrent pas de l'exploiter dans l'intérêt de celui
qu'ils portaient à la magistrature : ils parcouru-
rent les différents quartiers de la ville et surtout
celui d'Outre-Meuse où l'opinion leur était très-
favorable; ils y haranguèrent la populace, lui
donnant à entendre que les partisans du prince
préparaient quelque coup d'État contre les libertés
et les privilèges de la cité... « Craignez, disaient-
ils, craignez ceux qui ont fait couler le sang de
vos défenseurs les plus ardents!... N'avez-vous
plus souvenance de l'édit du 8 maTS 1688?... « Le
opuscule, intitulé : Le Jugement et censure du portrait raccourcy
de La Roque. Liège, in-4©.
— 369 —
peuple répondit par des imprécations terribles :
// Vive Jamar! « hurlèrent des milliers de voix.
Ces clameurs étaient le prologue du drame san-
glant qui devait se jouer le lendemain.
En effet, sur différents points , apparurent
presque avec l'aurore des rassemblements nom-
breux; dès cinq heures du matin, une foule
immense encombrait les avenues du marché, où
régnait une sourde rumeur interrompue de temps
en temps par les cris : Aux armes, mort aux étran-
gers! Vers sept heures, le bourgmestre Blisia,
voyant que le nombre des mécontents s'accroissait
toujours, s'avança vers la foule, escorté de quel-
ques Chiroux déterminés : « Au nom du conseil de
la cité, s'écria-t-il, bourgeois, retournez dans vos
logis!... nul n'a le droit de venir ici en armes;
rappelez- vous les ordonnances publiées hier!...
Dois-je vous relire l'édit de notre prince bien-aimé,
décrétant la peine capitale contre tous ceux que
Ton trouvera armés, de nuit ou de jour, dans les
rues de la cité?... » D'horribles menaces accueil-
lirent ces imprudentes paroles : A bas V infâme édit
du 8 mars; vocifère le peuple, à bas le Chiroux,
arquebusons le traître /... et des mousquetons sont
dirigés contre le bourgmestre. Celui-ci recon-
naissant le danger qu'il court, élève de nouveau
la voix et offre de laisser visiter l'hôtel de ville
par ceux que la foule désignera. Quelques bour-
geois y sont en effet introduits, mais c'est en vain
qu'ils veulent faire part au peuple du résultat in-
fructueux de leurs recherches : le colonel Jamar,
— 370 —
entouré d'un grand nombre de ses partisans ,
venait d'arriver sur le marché, aux acclamations
de la multitude... Le tumulte est à son comble;
des détonations d'armes à feu commencent à se
faire entendre çà et là, des menaces furibondes se
croisent dans les rues, et le peuple montre assez,
par son attitude, qu'il ne faut plus songer à par-
lementer.
Cependant, on avait commencé les opérations
électorales; les trente-deux métiers Jetaient réunis
sur lewrs chambres, comme on disait alors. Les com-
missaires informés du tumulte, et prévoyant que
la journée ne se passerait pas sans quelques trou-
bles, envoyèrent demander s'il ne serait pas pru-
dent de surseoir à l'élection ; le conseil ordonna de
continuer.
Les trente-deux électeurs choisis par les trente-
deux métiers s'avancèrent alors vers l'hôtel de
ville ; une multitude innombrable continuait d'en
obstruer les avenues et les empêche d'y pénétrer :
« Au couvent des mineurs, s'écrie la foule, allez
au couvent des mineurs, là, du moins, vous serez
libres et à l'abri des violences qu'on a méditées
contre vous!... « Un commissaire, qui s'obstine à
vouloir entrer, est blessé d'un coup de pistolet 1 .
Les trente-deux, frappés de l'extrême irritation du
peuple, prennent alors le parti de céder, et se
dirigent vers le couvent des mineurs. Après y avoir
consacré près de trois heures aux opérations
1 Fowllon, III, p. 214.
— 371 —
voulues par les ordonnances, ils élurent bourg-
mestres les sieurs Liverloz et Jamar, et décidèrent
en même temps que la publication de l'élection se
ferait à l'hôtel de ville avec toutes les formalités
requises.
Pendant que ceci se passait au couvent des
mineurs, les tambours et les volées des cloches en
branle retentissaient par ordre du conseil dan3 les
quartiers de l'Ile et de Saint-Séverin * ; le bourg-
mestre d'Ans parcourait les rues en s'écriant que
des mutins faisaient violence aux trente-deux et
qu'il fallait les délivrer. Il parvient ainsi à ras-
sembler une centaine de Chiroux dévoués et bien
armés, au moyen desquels il dégage l'hôtel de
ville et refoule les Grignoux jusque près des
mineurs : mais ceux-ci, se retranchant alors dans
les maisons qui avoisinaient le couvent, obligent
le bourgmestre à se retirer.
Le conseil de la cité apprenait au même moment
le résultat de l'élection faite par les trente-deux ; il
protesta sur-le-champ et déclara qu'il ne reconnaî-
trait d'élection valable que celle qui se ferait
à l'hôtel de ville *. Ordre est donné d'y amener les
trente-deux par la force, et d'Ans est chargé de
l'exécution de cette mesure. Celui-ci attaque de
nouveau les Grignoux avec la plus grande bra-
voure, les repousse jusque Hors-Château, pénètre
1 Recez du conseil de la cité, 25 juillet 1646. — - Foullon, III,
p. 215.
* Autre recez du 25 juillet 1646.
— 372 —
dans le couvent des mineurs et y trouve les trente-
deux encore assemblés; peu s'en fallut même qu'il
ne s'emparât du colonel Jamar. La fusillade reprit
avec fureur des deux côtés lorsque d'Ans sortit du
couvent; les Grignoux qui s'étaient ralliés firent de
vains efforts pour délivrer les trente-deux, le bourg-
mestre les amena tambour battant à l'hôtel de ville.
Les trente-deux alléguèrent en vain que l'élection
s'était faite librement; on ne voulut pas les croire
et on les força de recommencer «. Quatre candidats
furent mis en avant, Jamar, Liverloz, Eossius et
notre grand jurisconsulte Charles de Méan. Le syn-
dic de la cité récusa la candidature de Jamar pour
trois motifs : parce qu'il n'avait pas trente-cinq ans;
parce qu'il n'était pas bourgeois afforain; enfin,
parce qu'il venait de se rendre coupable desédition
en prenant part à une émeute, peut-être même en
l'excitant. Les commissaires adhérèrent à ces con-
clusions et désignèrent les trois autres comme seuls
capables de prétendre aux honneurs de la magis-
trature. Charles de Méan et Liverloz furent élus,
publiés au perron de l'hôtel de ville, et, selon la
coutume, conduits à l'église de Saint- Jacques,
pour y prêter serment sur les chartes de la com-
mune que l'on y conservait dans de grands coffres
à triple serrure. La journée du 25 se termina sans
autres accidents, mais la lutte menaçait de conti-
nuer plus ardente le lendemain. Pendant la nuit,
de grands feux furent allumés cà et là; les bour-
1 Foillom, III, p. 216.
— 373 —
geois paisibles qui avaient assisté aux sanglantes
journées des années précédentes, et qui savaient
que nul frein n'est capable de contenir la populace
une fois déchaînée, se hâtèrent de mettre en sûreté
leurs objets les plus précieux.
Le pont de pierre, construit sous Hinsberg, avait
été récemment emporté par les eaux \ Pour faci-
liter les communications, on avait provisoirement
établi sur la Meuse un pont de bateaux. Jamar,
comprenant l'importance de cette position, y fait
placer quelques canons; il envoie en même temps
des émissaires aux habitants de Jupille, de
Fléron, de Chênée et des villages voisins, et les
engage à venir le joindre sur-le-champ, afin d'ap-
puyer son élection.
Après avoir ainsi pris les mesures propres à aug-
menter la force numérique de ses partisans, Jamar
songe aux moyens de doubler leur énergie morale
et d'exciter de plus en plus leur animosité : l'un
des Grignoux les plus exaltés, le jeune Dujar-
din, et quelques-uns de ceux auxquels il comman-
dait, avaient été blessés et faits prisonniers à
l'attaque du couvent des mineurs ; le conseil de la
cité venait d'ordonner que les échevins procédassent
immédiatement contre eux, comme coupables de
sédition. Jamar l'apprend et fait répandre le bruit
que les échevins ont décidé que tous les prisonniers
seraient pendus le lendemain *; ces nouvelles
1 En 1643.
* Foullox, III, p. 217.
32
— 374 —
sinistres sont avidement accueillies par le peuple;
personne ne les révoque en doute; l'exaspération
devient alors de la fureur, les prisonniers sont des
frères à délivrer ou des martyrs à venger.
De son côté, le conseil de la cité se prépare à
faire une vigoureuse résistance. Il pense aussi à
mettre en état de défense le passage du pont de
bateaux, mais il était déjà occupé par les Gri-
gnoux. Le conseil expédie en outre des lettres aux
magistrats des principaux villages de la Hesbaye
et du pays de Pranchimoht, afin qu'ils se hâtent
d'amener quelques renforts; de son côté, le grand
doyen de Saint-Lambert enjoint aux habitants de
Fragnée de venir, comme ils y étaient obligés par
d'anciens statuts, garder les cloîtres de la cathé-
drale; mais ils refusèrent d'obéir, et faillirent
assommer l'écolâtre de Méan qui leur avait apporté
les ordres du grand doyen ! .
La nuit du 25 au 26 se passa de part et d'autre
dans ces préparatifs. Un calme profond, inter-
rompu seulement de temps à autre par des déto-
nations d'armes à feu, ajoutait encore à l'anxiété
générale, car tous pouvaient prévoir qu'il était le
précurseur de l'une des journées les plus orageuses
que Liège eût encore vues dans ses murs!...
Dès quatre heures du matin, des milliers d'hom-
mes commencèrent à s'agiter dans le populeux
quartier d'Outre-Meuse; le tambour retentissait
du côté de Jupille, de Beyne, de Fléron, et annon-
1 Foullox, III, p. 217.
— 375 —
çait la venue prochaine de nouveaux combattants.
En effet, vers les six heures, on vit arriver des
rangs épais d'hommes aux bras nus, aux mains
calleuses, aux yeux étincelants, la plupart armés
de pioches et de faucilles. Les paysans de Jupille
étaient conduits par les Bex, parents du colonel
Jamar; cette famille puissante s'était constam-
ment distinguée par son opposition à l'évêque
Ferdinand, et l'un de ses membres les plus in-
fluents, l'ex-bourgmestre Bex, avait été contraint
de se retirer à Maestricht depuis les événements
de Tan 1640 et la publication de la paix fourrée.
Parmi les partisans de Jamar, on distinguait
une troupe d'élite, peu nombreuse, mais toute
composée d'hommes fortement trempés par le mal-
heur ; bien des revers se lisaient sur leurs visages
sombres et déterminés; c'étaient les patriotes qui
avaient dû s'expatrier après la conclusion de la
paix fourrée, et qui avaient cherché un asile sur le
territoire des états généraux, aux portes mêmes de
Liège. Tous étaient d'anciens amis de Beeckman
et de La Euelle, qui avaient juré de maintenir les
privilèges de la cité, et ce serment, ils venaient
encore une fois le cimenter de leur sang '.
Des bouchers, des pêcheurs, des portefaix, des
tanneurs, un grand nombre d'hommes de métiers,
formaient le restant de la troupe du colonel.
Avant d'en venir aux mains, Jamar résolut de
tenter un dernier moyen de conciliation; il députe
Foullon, III, p. 218.
— 376 —
vers le conseil de la cité deux pères récollets,
chargés de demander qu'on procède à une nou-
velle élection faite librement, et d'informer les
Chiroux qu'à cette condition, il est prêt à déposer
les armes. Cette proposition est rejetée : la candi-
dature de Jamar, disent quelques membres du
conseil, a été récusée la veille, et l'on ne peut,
•sans établir un précédent fort dangereux pour
l'avenir, recommencer une élection terminée...
« Qui serait assez lâche, s'écrie d'Ans furieux,
pour traiter avec ces chiens de Grignoux? C'est du
sang qu'il nous faut, c'est le sang de leurs femmes
et de leurs enfants; je veux y plonger mon bras
jusqu'au coude 4 !... "
Cette réponse du bourgmestre se répand avec la
rapidité de l'éclair et vient accroître la fureur des
Grignoux; ils s'ébranlent aussitôt, traversent la
Meuse et s'avancent en masses serrées vers l'hôtel
de ville. Une partie des Chiroux, ayant d'Ans à
leur tête, s'étaient postés devant le couvent des
mineurs, d'où leurs canons balayaient la rue du
Pont. Les autres occupaient des barricades qu'on
avait élevées pendant la nuit, pour défendre les
approches de la Violette. Les Grignoux se consu-
ment en efforts impuissants pour les déloger de ces
formidables positions. Jamar ordonne alors aux
siens de pénétrer dans les maisons, d'en abattre
les murs à l'intérieur, et de se frayer ainsi jusqu'à
la place du Marché, une route sûre et peu dange-
1 Foullon, III, p. 218.
— 877 —
reuse 4 . Ce moyen réussit complètement. Après
cinq heures d'une lutte acharnée, les Grignoux
débouchent enfin sur le marché en poussant d'af-
freuses clameurs : l'hôtel de ville et les maisons
qui l'avoisinent sont ébranlés par le bruit de la
mousqueterie ! On pénètre dans la Violette aux
cris de : Vive Jamar, mort aux Chiroux! ... Ceux qui
échappent au fer des Grignoux se retirent en
désordre dans l'intérieur même de la cathédrale,
certains que dans un pareil moment, l'immunité
des cloîtres et des degrés de Saint-Lambert ne sera
pas respectée. D'Ans, qui jusqu'alors avait résisté
avec la plus grande bravoure, se replie en bon
ordre vers le palais du prince.
Les Chiroux, réfugiés dans l'église, comprirent
bientôt que toute résistance était inutile ; ils arbo-
rèrent un drapeau blanc et demandèrent à parle-
menter • : une trêve de quelques heures fut con-
clue. Il n'y avait qu'un moyen d'empêcher toute
nouvelle effusion de sang; Charles de Méan le
comprit, et ce grand citoyen, étranger aux
factions qui déchiraient son malheureux pays,
s'empressa d'abdiquer une dignité qu'il n'ambi-
tionnait point, et qu'il n'avait acceptée qu'à re-
gret 5 .
1 Foullon, 111, p. 219.
* Id., p. 220.
8 L'indifférent et vrai Liégeois, sur le cours des affaires et
calomnies modernes (Liège, 1646) , in-4° de 54 pages; pamphlet
très-curieux et d'une grande rareté, composé par uu écrivain
appartenant à la faction des Chiroux.
— 878 —
L'archidiacre de Groisbeck, chancelier du
prince, Liverloz et Jamar signèrent une amnistie
générale que Ton vint à l'instant publier au perron
de la ville ; elle était conçue en ces termes :
» SmGXEUBS BOURGEOIS,
a Au nom de Dieu, la Yierge Marie et monsieur
Saint-Lambert,
» Il a été convenu :
» Que Ton publiera bourgmestres de cette cité
pour la Saint-Jacques 1646, les seigneurs François
de Liverloz, docteur es droits, et Renard Jamar,
ex-colonel.
m II est accordé par M. le chancelier et les
bourgmestres une amnistie générale de part et
d'autre, pour tout ce qui s'est passé le jour de
l'élection.
• H est enjoint à tous ceux qui ne résident pas
dans la cité d'en sortir sur-le-champ *. «
Le souvenir de toutes les déceptions qui avaient
suivi les promesses de Ferdinand, et des nom-
breuses exactions commises par ses partisans
depuis les événements de 1640, la haine profonde
des deux factions qui divisaient la cité, tout cons-
pirait à rendre la réaction sanglante ; elle le fut en
effet. Les Grignoux, dont le nombre s'était grossi
1 L'indifférant et vrai Liégeois, etc., p. 54. — Tronslotio catke-
draiis capitul. H tribunaUmm leodiensium ad oppidum kuente.
1648, in 4% p. 45.
— 379 —
de tous ceux qu'animait l'espoir du pillage, entou-
raient le palais épiscopal où se trouvaient en-
fermés cinq à six cents paysans qui en avaient
"barricadé les portes; le canon les eut bientôt
enfoncées. Alors ce fut un vandalisme affreux; ils
parcoururent et dévastèrent les appartements du
prince, déchirèrent les chartes et les archives des
échevins et du conseil privé, brisèrent les orne-
ments sacrés de la chapelle de l'évêque , puis ils
allèrent piller les maisons des principaux Chiroux,
Près de quatre cents personnes périrent, dit-on,
dans cette malheureuse journée que le peuple sur-
nomma la Mal Saint-Jacques ou la Samt-Grignoux.
LA MAL SAINT-GILLES
ou
LA CAPITULATION DE 1649.
1649
Pauvre cité de Mége, fille aînée de l'an-
cienne Rome, il faut pleurer sur vous comme
le prophète Jèrémie sur Jérusalem, car je vous
vois courir à votre ruine.
PiMMiLBT du tempe.
LA MAL SAINT-GILLES
LA CAPITULATION DE 1649.
l«e triomphe remporté aux élections de 1646 avait
ranimé les espérances du parti populaire, et
quoique, dans les premiers jours qui suivirent la
Mal Saint- Jacques, les actes de la nouvelle admi-
nistration ne fussent pas toujours exempts de
violences, le calme n'eût cependant pas tardé à
renaître, sans les nouvelles machinations des par-
tisans de Ferdinand de Bavière.
Forcés de quitter Liège pour se soustraire aux
ressentiments de la populace, les principaux Chi-
roux s'étaient réfugiés en Allemagne, où ils per-
suadèrent facilement au prince d'exiger une répa-
— 884 —
ration éclatante des affronts continuels faits à son
autorité. D'un autre côté, le chapitre cathédral
réclamait vivement la présence de Ferdinand, et
lui manda qu'elle seule pouvait mettre un terme à
l'anarchie qui désolait ses États. L'évêque se déter-
mina donc à venir à Liège; il quitta Bonn, et
le 10 juillet 1648, accompagné de quelques troupes
allemandes, il arriva dans la ville de Visé 1 .
Visé, situé sur la rive droite de la Meuse, à trois
lieues de la cite, était devenu le centre de toutes
les intrigues chirousiennes ; aussi, rappelait-on
communément alors Chiroux-Fitte. C'est là que
Ferdinand s'empressa de convoquer une partie des
états du pays. Il en obtint des subsides qu'il desti-
nait, disait-il, à réparer les fortifications de plu-
sieurs places, mais qui ne servirent, en réalité,
qu'à rassembler des milices, et le bruit se répandit
bientôt que l'évêque songeait à employer la force
pour ramener les Chiroux *.
Ferdinand écrivit au conseil de la cité, pour
annoncer sa prochaine arrivée. Parmi les membres
de ce conseil, on distinguait les frères Hennet et
Barthélemi Kolans ou Rolant, plus connu sous le
nom de Barthel. Les Hennet avaient été obligés de
se retirer sur le territoire des états généraux , à
l'époque de la conclusion de la paix fourrée \ ils
furent du nombre des réfugiés politiques qui se
rendirent à Liège dans la nuit du 25 au 26 juil-
1 Foullon, III, p. 243.
9 lD.,p. 244.
— 885 —
let 1646, et qui contribuèrent si puissamment au
succès de l'élection du colonel Jamar.
Continuateur des Beeckman et des La Buelle,
sans posséder les grands talents de ces deux tri-
buns, Barthel avait hérité de leur influence sur les
masses. Il ne s'était jamais livré à aucun genre
d'étude, mais naturellement doué d'un jugement
très-juste, il fit preuve, en maintes circonstances,
d'une haute sagacité et d'une grande énergie.
Enthousiaste des libertés de son pays, Barthel
avait été, pendant la réaction chirousienne de 1640
à 1646, l'ennemi le plus acharné de Charles d'Ans,
et, pour se soustraire aux persécutions de ce -der-
nier, il avait fini par s'exiler. Le triomphe de son
parti le ramena bientôt aux affaires, et il devint de
nouveau l'âme de toutes les décisions prises dans
le sein du conseil. Deux fois le peuple l'avait
nommé bourgmestre, et les Chiroux, blessés de
cette marque d'estime et d'affection, donnée à un
homme qu'ils considéraient comme l'un des princi-
paux obstacles à la réussite de leurs projets, cher-
chaient autant que possible à le rabaisser dans
l'opinion publique ; ils lui reprochaient sa basse
extraction et sa grande ignorance; ils prétendaient
même que pour entrer en magutrattire, il avait dû
apprendre à lire et à écrire, et, faisant allusion à
son ancienne profession, ils le désignaient vulgai-
rement sous le sobriquet de marchand de chapeaux h .
1 Voy. Apologie de M. lebourguemaistre Rolant, ditBartel, contre
les calomnies de Charles d'Ans. Liège, 1648, in-4* de 44 feuillets.
33
— 386 —
Le conseil s'empressa de répondre à Ferdinand,
que le peuple verrait son retour avec joie ; qu'il
était temps enfin de mettre un terme à toutes ces
dissensions; que c'était là sans doute aussi le vœu
de Son Altesse, et que, dans ce cas, le meilleur
moyen de rassurer ses sujets, serait d'éloigner de
sa personne les Chiroux qui l'entouraient.
Le 10 août, Ferdinand quitta Visé, traînant à sa
suite un gTand nombre de ceux-ci. Le conseil
fut informé de l'approche du prince, au moment
même où il apprenait le meurtre de deux bourgeois
tués à Coronmeuse par les Chiroux qui précé-
daient Tévêque, et dont quelques-uns se trou-
vaient déjà dans les faubourgs de Saint-Léonard
et de Vivegnis.
L'alarme se répandit aussitôt dans la cité! «Le
prince arrive! criait-on de toutes parts; Ferdi-
nand, accompagné de ses Bavarois, est à Coron-
meuse !... Plus de cinq cents Chiroux, cachés dans
la ville, n'attendent que sa venue, pour y mettre
tout à feu et à sang, et les bourgmestres doivent
être assassinés le soir, au palais, pendant le
repas que donnera l'évêque 4 . «
— Vérité descouverte freschemenl, touchant les apologies Barthel
Rolant et leurs impostures. Liège, 1648, in-4* de 38 pages. —
Apologie de M. Barthélemi Rolant, dit Barthel. Liège, Ch. Ouwerx,
iû-4* de 40 feuillets.
1 Voy. l'enquête publiée sous ce titre : Le gouvernement de
messieurs les bourguemaistres , jurez et conseil de la noble cité,
franchise et banlieu de Liège, tant devant et après la (este de
Saint- Laurent de Van 1648 qu'au présent, justifié par les dépo-
— 387 —
Le conseil comprend que de nouveaux troubles
sont imminents; que la populace furieuse va se
ruer sur les Chiroux ramenés en triomphe par
Tévêque ; il faut prévenir une lutte que tout présage
devoir être terrible... Les portes de la ville sont
aussitôt fermées; les bourgeois reçoivent Tordre
de s'assembler en armes sur les places publiques,
sous peine de dix florins d'or d'amende ; défense
est faite aux femmes et aux enfants de quitter
leurs demeures... Ces mesures prises, les bourg-
mestres envoient, au-devant du prince, des députés
chargés de lui faire connaître Tétat des esprits
dans la cité, de lui demander justice du meurtre
des deux bourgeois, et d'insister surtout, auprès
de Son Altesse, pour qu'elle renonce à entrer, ce
jour-là, dans Liège l .
Au même moment, Tévêque recevait une lettre
de son chancelier Paul de Groisbeck, qui Tinfor-
mait des préparatifs inquiétants de la bourgeoisie.
Il retourna furieux à Yisé et s'empressa d'y convo-
quer derechef cette fraction des états qui lui était
favorable, et dont il n'eut pas de peine à obtenir
de nouveaux subsides. Il est digne de remarque,
que dans toutes les circonstances où Ferdinand se
mêla des affaires de son évêché de Liège, ce ne
sitions de quantité de témoins irréprochables, pour détromper le
bon peuple, que les ennemis du public veulent porter, sous de belles
apparences, à des soulèvements et à des mortelles partialitez.
Liège, Ch. Ouwerx, 1649, in-4' de 24 feuillets rare. — Foul-
lon, p. S45.
1 Chroniques manuscrites. — Foullon, p. 249.
— 388 —
fut jamais que pour en extorquer des sommes
considérables.
Quelques seigneurs, cependant, et plusieurs
bourgmestres des villes voisines, animés du désir
de rétablir la paix, vinrent à Liège, et eurent plu-
sieurs conférences avec les membres du conseil et
ceux du chapitre : » Sacrifiez vos haines à la
tranquillité générale, messieurs, leur dirent-ils,
soumettez- vous au prince, et songez aux maux qui
accableront inévitablement la cité, si elle continue
avec Tévêque cette lutte inégale. Son Altesse con-
sentira peut-être encore à traiter avec vous sur les
bases de la paix de 1640... — Nous avons été trom-
pés par votre paix fourrée ! s'écria Barthel, elle a
servi de prétexte aux Chiroux, pour accabler les
bons patriotes!... Quant au prince, il avait juré
le maintien des privilèges qui nous ont été accor-
dés par les empereurs ; ce serment, il Ta violé !
Quelle confiance peut inspirer l'homme qui pro-
tège ceux que la loi a déclarés coupables, ceux qui
ont assassiné des bourgeois en plein jour? Que
Ferdinand retire son appui à de pareilles gens,
qu'il se montre juste envers tous, et nous lui
serons soumis et dévoués 4 . » Les députés promirent
d'en parler au prince, et quittèrent Liège sans
avoir rien pu terminer.
L'évêque, plus décidé que jamais à soumettre
les Liégeois, se rendit à Huy, et s'appuyant sur un
bref de Clément YI, il transféra dans cette ville le
1 Chroniques manuscrites. — Foullon, p. Î49.
— 389 —
siège du chapitre cathédral et de tous les tribu-
naux de la cité *. Les bourgmestres de Liège écri-
virent, de leur côté, aux administrations des villes
du pays, les engageant à maintenir les traités
d'alliance conclus entre elles de temps immémorial,
et à s'opposer à toute levée d'impôts qui ne serait
pas autorisée par les trente-deux métiers et les
magistrats de la cité, les seuls chefs du tiers état.
Ils envoyèrent en même temps des ambassadeurs
en France et en Hollande, afin de réclamer le
secours de ces deux puissances, et publièrent un
manifeste dans lequel ils retraçaient une partie des
événements du règne de Ferdinand, et les maux
qui, depuis quelque temps, accablaient les Lié-
geois.
Sur ces entrefaites, le baron Gilles de Bocholt,
gTand doyen de la cathédrale, vint à mourir. Ce
seigneur était resté à Liège malgré les ordres de
Ferdinand, et son exemple avait été suivi par
d'autres chanoines et plusieurs membres des diffé-
rentes judicatures du pays. Les chanoines qui rési-
daient à Huy et ceux qui se trouvaient à Liège
s'invitèrent réciproquement à venir procéder à
Télection d'un nouveau doyen. Ces derniers s'as-
semblèrent le 30 mai 1649, et élurent le baron Jean
de Leerode ; le lendemain, les autres choisirent le
prince Maximilien-Henri de Bavière, neveu de
1 Translatio caihedralis capituli et tHbunalium leodiensium
ad oppidum huense. 1648, in-4* de 143 pages. — Foullon,
p. 256.
33.
— 390 —
Ferdinand, et les deux élus envoyèrent en même
temps des agents à Eome pour obtenir du saint-
siége la confirmation de leur élection 1 .
Afin d'intimider ses adversaires, Maximilien fit
avancer des troupes "bavaroises qui vinrent camper
au village de Liers, à deux lieues de Liège; les
colonels Scroets et Craetz les rejoignirent plu-
sieurs jours après, avec douze à quinze cents
hommes de cavalerie et d'infanterie, et les Chiroux
coururent grossir le nombre des ennemis de leur
pays. Maximilien publia en même temps différents
édits de Ferdinand, qui était de nouveau retourné
en Allemagne, et avait laissé à son neveu le soin
d'arranger les affaires de son. évêché ; il défendait
aux villes de la banlieue toute espèce de commu-
nication avec la cité rebelle, et promettait une
amnistie pleine et entière à ceux qui abandon-
neraient la cause des magistrats et du peuple.
La nouvelle de l'arrivée des Bavarois avait
répandu le trouble et la consternation parmi
les bourgeois; les plus craintifs abandonnèrent la
ville ; les autres se préparèrent à une vigoureuse
résistance. Les bourgmestres ordonnèrent de nou-
velles levées de milices ; des gardes nombreuses
veillèrent constamment aux portes et sur les rem-
parts de la cité; de grands feux furent allumés
pendant la nuit sur les places publiques, et de
nouveaux édits du conseil enjoignirent à tous les
Chiroux qui avaient pris les armes aux élec-
1 Foullon , pp. 261 et 262. — Bouille , pp. 285 et 286.
— 391 —
tions de 1646, de quitter Liège dans les vingt-
quatre heures '.
Les ennemis firent diverses tentatives sur la cité;
mais, toujours repoussés avec perte, ils se bornè-
rent à occuper Liers, Eocour,"les châteaux de
Grand Aaz et d'Oupeye, interceptant les commu-
nications avec la capitale, et venant chaque jour
harceler les bourgeois des faubourgs.
Les dangers des Liégeois s'accrurent bientôt par
l'arrivée du général Spaar, avec deux mille hommes
et plusieurs pièces de canon. Le 9 août, le prince
Maximilien tint un conseil de guerre à Visé ; il y
fut décidé que le colonel Craetz rejoindrait, avec
trois cents hommes de cavalerie, le corps de
troupes du général Spaar, qui se trouvait à Saint-
Fremin et Bombaye, et que Ton s'approcherait de
Liège par les villages de Fléron et de Jupille.
Le jour suivant, Spaar se dirigea en effet sur le
village de Fléron et somma les habitants de se
rendre. Les paysans répondirent par des coups de
fusil aux sommations du général allemand; retran-
chés dans leurs chaumières, abrités par les haies,
ils firent d'abord éprouver aux assaillants des
pertes assez considérables ; mais bientôt, accablés
par le nombre, ils furent contraints de s'enfuir vers
Jupille, et les Liégeois purent contempler, du haut
de leurs murailles, la lueur de l'incendie allumé
par les soldats ennemis *; les blessés vinrent cher-
1 Foullon, p. 266. — Chroniques manuscrites.
« Id., p. 268.
— Sé-
cher un asile dans la cité et y semer dans tous
les cœurs le désir de la vengeance,
Spaar ne s'arrêta guère à Fléron ; il continua sa
marche vers Jupille. Le bourgmestre Hennet ve-
nait d'y arriver avec sept à huit cents bourgeois et
une pièce de canon. Les habitants avaient à la hâte
élevé quelques retranchements, et tout présageait
une énergique défense.
Un trompette de l'armée ennemie ne tarda pas
à se présenter à l'entrée du village; comme à
Fléron, il venait sommer les paysans de se rendre.
A bas les étrangers! s'écria- t-on de toutes parts; vive
Liège! mort aux Allemands! et l'attaque commença
sur-le-champ. Le bourgmestre Hennet se trouvait
partout, encourageant le peuple par son exemple
et déployant la plus grande bravoure. Il était
activement secondé par un religieux du couvent
des mineurs, nommé Dujardin, grand partisan des
Grignoux; on vit ce moine intrépide s'élancer à
différentes reprises au milieu des ennemis, en
tuer plusieurs, et continuer à recharger son mous-
quet au nom de Dieu et de saint François. Après
un combat opiniâtre qui dura plus de deux heures,
les Allemands se retirèrent, laissant un grand
nombre de morts 4 .
Le lendemain, Spaar dirigea ses opérations avec
plus de prudence. Pendant la nuit, il avait établi
une ou deux batteries sur les hauteurs qui domi-
nent Jupille; au point du jour, il se mit à canonner
1 Chroniques manuscrites. — Foullon, p. 268.
— 39a —
le village et à lancer des boulets rouges qui en
eurent bientôt incendié toutes les habitations. Les
paysans s'enfuirent vers la cité, et le bourg-
mestre, ne pouvant plus résister aux attaques réi-
térées des Allemands, voulut opérer sa retraite par
les prés de Droixhe ; mais Spaar, qui aperçut ce
mouvement, fit poursuivre les bourgeois par sa
cavalerie, et plus de trois cents fuyards furent
tués dans la campagne. Hennet, qui n'avait
abandonné Jupille que l'un des derniers, fut en-
veloppé et massacré par les ennemis. On trouva
sur lui la grande clef d'argent, emblème de
la dignité magistrale, et Ton se hâta de l'en-
voyer à Maximilien, ce qui fut regardé par plu-
sieurs comme un augure certain de la prochaine
soumission des rebelles \ En effet, il n'était plus
guère possible aux Liégeois de continuer la lutte
avec quelque avantage; les principaux Grignoux
avaient suivi le bourgmestre Hennet à Jupille, et
presque tous y avaient péri, aimant mieux se faire
tuer que de survivre à la perte de leurs espé-
rances.
Le 12, les enaemis occupèrent Bobermont et la
Chartreuse : ils y dressèrent aussitôt quelques bat-
teries contre la cité et jetèrent plusieurs bombes
dans le quartier d'Outre-Meuse; mais les bour-
1 Rerum leodiensium status anno MDCXLIX, in-16 de 96 pages,
sans lieu ni date (Coloniœ, 1650?), édition originale, fort rare,
réimprimée à Liège la même année. (Pièce chirousienne.) Toutes
les opérations stratégiques qui précédèrent la prise de Liège sont
longuement détaillées dans cet opuscule.
— 394 —
geois, commandés par le moine Dujardin et le
colonel Jamar, firent une sortie heureuse et re-
poussèrent les assaillants qui s'étaient avancés
jusqu'au couvent de Cornillon ; en même temps,
une canonnade assez vive, dirigée contre la Char-
treuse, contraignit les Allemands à l'abandonner.
Chaque jour, cependant, de nouveaux renforts
venaient grossir le nombre des ennemis ; les habi-
tants du Condroz, sous la conduite du comte de
Mérode, les Franchimontois, commandés par le
baron de Linden, les paysans de la Hesbaye et
de la Campine, séduits par les promesses ou con-
traints par les menaces, se joignirent à l'armée du
prince f . Les magistrats de Liège pensèrent enfin
à capituler, et des ambassadeurs furent envoyés à
Maximilien, pour négocier : // Avant toute espèce
d'accommodement, répondit le prince, il faut que
les bourgeois me livrent la porte de Sainte-Wal-
burge; alors, seulement, je pourrai traiter et faire
preuve de clémence. « Cette réponse astucieuse ne
plut à personne, et les hostilités recommencèrent *.
Les Condrosiens étaient répandus dans les maisons
du faubourg Saint-Gilles, les Franchimontois occu-
paient la Chartreuse, que les Liégeois s'étaient vus
forcés d'abandonner à leur tour, et les Hesbignons
étaient cantonnés à Sainte-Walburge.
L'énergie des Liégeois avait fait place au plus
profond découragement; les mesures prises par les
1 Foollon, p. 270. — Rerum leodiensium status, pp. 37 et 38.
* 1d., p. 270.
— 395 —
Grignoux, membres du conseil, étaient constam-
ment paralysées par le bourgmestre Bouille, que
le bruit public accusait d'être de conniveuce aveo
le prince * ; bon nombre de bourgeois quittaient la
cité, emportant leurs effets les plus précieux, et
toutes les remontrances de Barthel et de ses amis
étaient impuissantes pour ranimer le courage
abattu des habitants. On songea donc de nouveau
à la paix ; le suffragant, à la demande du clergé,
se rendit à Huy, pour obtenir des conditions équi-
tables. Maximilien répondit, au nom de l'évêque,
qu'avant tout il lui fallait les têtes des six princi-
paux chefs populaires et celles de quelques-uns de
leurs complices. Le légat rentra dans la cité, sans
oser communiquer cette réponse à personne * .
Pendant ces. négociations, Barthel s'était enfermé
dans l'abbaye de Saint-Laurent avec une centaine
de bourgeois déterminés et résistait vaillamment
à tous les efforts de l'armée ennemie. Durant trois
jours, il soutint cette lutte inégale ; bientôt cepen-
dant, il fut contraint d'abandonner l'abbaye, et les
soldats de Maximilien vinrent l'occuper, après
avoir incendié une partie du faubourg.
La défense énergique de Barthel fut le dernier
effort de la cité ; les habitants étaient épuisés et
craignaient le pillage. . . Des cris de paix retentirent
tout à coup çà et là sur les places publiques.
n Quels sont les lâches qui parlent de se rendre? //
1 Foullon, p. 271.
* lD.,p. 272.
— 396 —
s'écria le bourgmestre; et des millliers de voix
répétèrent: La paix!... la paix!... Barthel voulut
répondre, on ne l'écouta point; au milieu des
rugissements de la populace assemblée, il put
entendre les cris de : " A bas le conseil de la cité !
A bas le bourgmestre ! A bas le marchand de cha-
peaux l... a Le peuple venait de briser son idole!...
Une députation fut sur-le-champ envoyée vers
Spaar, pour en obtenir une trêve et pour parle-
menter; il accorda vingt-quatre heures. « Mettez
ce temps à profit, messieurs, ajouta-t-il, car demain,
à pareille heure, je fais bombarder la cité, et j'or-
donne un assaut général. //
Les députés allèrent à Saint-Gilles trouver le
chanoine Tabolet, auquel Maximilien avait donné
ses pleins pouvoirs ; après quelques pourparlers, on
décida que trois têtes seulement seraient offertes à
Son Altesse, et que la ville serait occupée par les
soldats allemands. Par une sorte de dérision, sans
doute, on ajouta que le pays conserverait sa neu-
tralité et tous ses privilèges. Pendant que ces
conférences avaient lieu à Saint-Gilles, les habitants
d'Outre-Meuse traitaient de leur côté avec le colo-
nel Scroets et le baron de Linden, et leur livraient
le passage du pont d'Amercœur.
Les portes étaient à peine ouvertes, que les
Chiroux se répandirent dans la cité, massacrant
les Grignoux, et renouvelant dans un sens réac-
tionnaire tous les actes de violence de l'an 1646 * . Ils
1 Chroniques manuscrites. — Foullon, pp. 274 et Î75.
— 397 —
coururent aux maisons de Barthel et de Wathieu
Hennet, le frère de celui qui avait été tué au
combat de Jupille, mais les deux bourgmestres
avaient prévu ce qui allait se passer, et venaient
d'abandonner Liège. On se mit à leur poursuite, et
Ton ne tarda pas à les ramener prisonniers. Ils
furent jetés dans les prisons de Tofflcialité avec
les Grignoux Léonardi , Barbière et quelques
autres.
Dans la matinée du 81, il parut un édit qui
défendait à tout citoyen de sortir armé. On
plaça de fortes gardes au palais épiscopal et
aux différentes portes de Liège, les troupes al-
lemandes stationnèrent sur les places publiques,
et ce fut seulement alors que Maximilien crut
pouvoir s'aventurer dans les rues de la ville re-
belle.
Satisfait et triomphant, le prince s'empressa de
prendre toutes les mesures qu'il crut propres à
comprimer l'esprit inquiet des bourgeois : des
batteries furent établies sur les hauteurs qui
dominent la cité; on enleva les chaînes dont le
peuple faisait usage dans les émeutes, pour fermer
les rues et interrompre les communications; on
chercha même à détruire jusqu'au souvenir de
cette lutte énergique qui durait depuis près de
trente ans : par ordre du prince, les soldats ennemis
brisèrent la belle statue de bronze que les métiers
avaient fait ériger sur le marché en l'honneur du
bourgmestre Beeckman, et des peines sévères
furent édictées contre ceux qui oseraient con-
34
— 398 —
server chez eux des tableaux ou des gravures
représentant La Euelle '.
Le 16 septembre, dès cinq heures du matin, les
Allemands occupèrent le marché et les rues avoi-
sinantes; un échafaud fut dressé en face de la
Violette, et vers dix heures, trois Grignoux,
Hennet, Léonardi et Barbière y eurent la tête
tranchée. Ferdinand, qui avait quitté Bonn à la
nouvelle des succès de ses partisans, arriva le
même jour à Visé, où l'attendait Maximilien. Il se
dirigea aussitôt vers Liège, et la première chose
qui s'offrit à ses yeux en rentrant dans sa bonne
ville fut la tête du bourgmestre Hennet, clouée
sur la porte de Saint-Léonard.
Barthel, appliqué plusieurs fois à la torture,
avait constamment refusé d'avouer qu'il se fût
rendu coupable de la moindre félonie : " J'ai pris
les armes, il est vrai, répondit le courageux vieil-
lard, mais c'est par ordre du conseil de la cité et
contre les ennemis qui assiégeaient Liège et la
menaçaient d'une ruine entière. Est-ce donc un
crime que de s'armer pour la défense de son pays?
Oh! s'il en est ainsi, je consens à mourir; mais
d'avance, je proteste contre tout ce que les tour-
ments pourraient m'arracher de contraire à la dé-
claration que je viens de faire. « Les échevins le
1 Abrégé des injustices et oppressions exercées par les eschcvins
de Liège, contre le Sr bourg hemaistre Rolans, en l'an 1649. Sans
lieu ni date (Liège, 1650), in-4* de 12 feuill. Très-rare et fort
curieux.
— 399 —
condamnèrent à mort, et l'exécution eut lieu le 25
sur la place du marché.
Un nombre considérable de soldats avaient été
postés sur différents points de la ville, car on
craignait un mouvement populaire en faveur du
condamné; des pelotons de cavalerie et d'infan-
terie occupaient les rues du Pont, de Neuvice, de
Féronstrée, des Mineurs, et fermaient toutes les
avenues du lieu du supplice; quelques hommes
du peuple seulement étaient parvenus à se glisser
au milieu des gardes ; un grand nombre de bour-
geois placés aux fenêtres et jusque sur les toits
des maisons environnantes, assistaient à ce triste
et douloureux spectacle, la plupart, sans doute,
pour y gémir et pleurer! !... Vers midi, on amena
Barthel, portant un flambeau de cire blanche
allumé, chaussé de bottes sans éperons, en chemise
avec un simple haut-de-chausses, le manteau du
bourreau sur les épaules, et la tête couverte d'une
calotte de maroquin. Il marchait d'un pas ferme et
grave, et qui témoignait d'un grand courage.
Arrivé sur l'échafaud, il poussa du pied, comme
par mépris, dit un témoin oculaire, un peu de
terre qui s'était répandu à côté du tas où il
devait s'agenouiller; il baisa ensuite le crucifix
que lui présentait son confesseur, et se tournant
vers la Violette, il s'écria d'une voix forte et
sonore : « Ferdinand, je t'appelle au tribunal de
Dieu dans l'année, car je meurs innocent!... // Ces
paroles étaient à peine prononcées qu'un grand
bruit de tambours et de trompettes se fit entendre,
— 400 —
et empêcha de bien comprendre ce que le bourg-
mestre ajoutait... On le vit bientôt après poser sa
tête sur le billot, et le bourreau l'abattit au milieu
des acclamations de la soldatesque allemande '.
La Mal Saint-Gilles, c'est le nom que le peuple
donna à la sanglante capitulation de 1649 qui
livra Liège au prince, fut loin de mettre un terme
aux misères publiques. On ne saurait envisager
froidement les événements qui suivirent et l'état
déplorable dans lequel le pays se trouva plongé.
Ferdinand, sans avoir égard aux plaintes des bour-
geois, leur extorqua de l'argent de mille manières;
il publia un nouveau règlement électoral qui
déféra au prince la nomination de la moitié des
membres du conseil; il abolit le tribunal des
maîtres et jurés ; enfin, il fit jeter les fondements
d'une citadelle destinée à comprimer ce vieil esprit
d'indépendance, dont lui-même avait pu apprécier
toute l'énergie.
D'autres calamités vinrent encore aggraver les
souffrances des Liégeois : les troupes du duc de
Lorraine, au mépris de la neutralité, établirent
leurs quartiers d'hiver sur le territoire de la prin-
cipauté. Leurs effroyables brigandages soulevè-
rent contre elles les populations des campagnes,
et dans la résistance acharnée qui s'ensuivit, près
de deux mille paysans périrent. Ne pouvant re-
1 Relation manuscrite du temps, communiquée par H. Eugène
Dognée. — Abrégé des injustices et oppressions exercées par les
eschevins de Liège, etc. — Foullon, p. 283.
— 401 —
pousser ces bandes par la force, on s'en débarrassa
en leur payant une contribution de guerre de
soixante mille écus.
Mais le plus terrible coup qu'éprouva ce malheu-
reux pays, lui vint de la France, de cette France
qui pendant trente ans avait encouragé ses luttes
populaires, et à qui, peut-être, il devait une partie
de ses malheurs actuels!... La France voulut
aussi avoir quelques lambeaux de notre chair,
et vint prendre part à la curée, mais, plus cou-
pable, elle ajouta l'ironie à la spoliation. Quel-
ques jours après le départ des Lorrains, les états
du pays reçurent la lettre suivante :
« Teès-chers et bons amis,
» Puisque vous avez souffert que nos ennemis,
au préjudice de la neutralité, aient pris leurs
quartiers d'hiver dans vos terres, et que vous avez
même eu soin de les gratifier d'une somme de
soixante mille rixdales, nous avons résolu de
prendre le même avantage, et d'envoyer quelques
troupes en quartier dans votre pays, afin qu'elles y
reçoivent une égalité de traitement, vu même que
c'est pour la deuxième fois que les Espagnols s'en
sont prévalus; sur quoi, nous vous écrivons celle-ci,
de l'avis de la reine régente, notre très-honorée
dame et mère. Avisez de donner ordre que nos
troupes, qui marchent pour entrer dans votre pays,
y soient reçues et logées comme l'ont été celles des
Espagnols et des Lorrains, étant bien raisonnable
que nous soyons assistés de la même sorte qu'ils
34.
— 402 —
l'ont été ; notre intention étant de garder et obser-
ver la neutralité, c'est-à-dire que vous fassiez un
traitement tout égal aux uns et aux autres, vous
assurant que nous n'aurions commencé de vous
être à charge, si nous n'avions été précédés par
ceux qui nous montrent l'exemple; car, nous
avons une affection particulière pour vos intérêts,
et nous avons recommandé à nos officiers et à nos
soldats dé vivre en bonne discipline. Aussi, nous
vous assurons qu'ils l'observeront, s'ils sont seule-
ment assistés de ce qui est le plus nécessaire à leur
subsistance. Celle-ci n'étant à autre effet, nous
prions Dieu, très-chers et bons amis, qu'il vous ait
en sa sainte et digne garde.
» Écrit de Paris, le 17 décembre 1649.
h Louis. «
Ferdinand mourut le 15 septembre 1650, en
Westphalie, onze mois et quelques jours après le
supplice de Barthel. Quoique évêque de Liège, il
n'avait jamais reçu l'ordre de prêtrise. Le dernier
acte de l'administration de ce prince fut un édit
par lequel il ordonna qu'on remît en ses mains les
livres de rentes et les autres archives des corps
de métiers, pour en être disposé comme bon lui
semblerait. C'était clore dignement une vie qui
fut entièrement consacrée à l'anéantissement des
libertés liégeoises.
LES DERNIERS GRIGNOUX
OU
LE RÈGLEMENT DE MAXIMILIEN.
— 1684 —
Le droit d'édicter étanl des régaux nom
appartenants et à l'Eglise, exclusivement à
Ions, il ne sera permis à qui que ee soit, de
l'entreprendre, à peine d'être traités comme
usurpateurs. Nous accordons néanmoins que
dans les édils et mandements publies qui se
feront de notre part, où il s'agira de la police
de la ville, les bourguemaitres puissent être
présents à la publication d'iceux, sans aucune
autre intervention; leur défendant sérieuse-
ment, et à peine d'être recherchés en leur
propre et privé nom, de faire imprimer chose
que ce soit, sinon les billets requis pour les
rendages à faire des impôts de la ville, à quoi
ils devront employer notre imprimeur juré
Van Milst, et pas d'autre, sous peine de faux.
Règlembst du 28 novembre 1684.
LES DERNIERS GRIGNOUX
LE RÈGLEMENT DE MAXIMILIEN.
Maximilien-Henri de Bavière, qui succéda à
Ferdinand, fut le digne continuateur de son oncle;
aussi, le peuple, qui le connaissait et avait déjà pu
l'apprécier, ne se laissa point aller à de folles
espérances, quand du balcon de la Violette et du
haut des degrés de Saint-Lambert, on lui annonça
cette élection : // N'est-ce pas encore un prince de
cette maison de Bavière qui nous a déjà fait tant
de mal? murmuraient entre eux les bourgeois.
Croit-on que nous n'avons plus souvenance des
martyrs d'Othée et des crimes de Jean sans Pitié ?
Nos pères ne nous ont-ils pas raconté les persécu-
tions religieuses d'Ernest? Et nous-mêmes, que
— 406 —
n'avons-nous pas enduré pendant le règne de
Ferdinand : nos meilleurs citoyens exilés, nos
privilèges anéantis et nos bourgmestres mourant
sur l'échafaud ! De quels nouveaux malheurs som-
mes-nous donc menacés !... «
Les appréhensions des bourgeois n'étaient que
trop fondées, etMaximilien devait, en effet, ajouter
plus d'une page douloureuse au livre de nos an-
nales. Il inaugura son règne en publiant un édit
qui enjoignait aux bourgeois de payer l'impôt sur
les grains. Cet impôt avait été voté par les états,
en 1628, mais, par suite de la réprobation qu'il
souleva, on avait dû en différer la perception. Cette
fois on passa outre, et la collecte s'en fit avec des
rigueurs inouïes.
Une autre circonstance accrut le mécontente-
ment général : le bourgmestre Bex, ce vieil ami
desBarthel, des Beeckman et des La Euelle, s'était
retiré à Waremme, après la capitulation de 1649,
espérant que son grand âge le mettrait à l'abri des
vengeances de Maximilien. On alla le prendre et
on l'amena dans les prisons de la cité. Bex avait
assisté à cette longue lutte des Chiroux et des Gri-
gnoux, dont nous avons essayé de retracer quelques
épisodes, et peu d'hommes avaient fait preuve d'un
patriotisme à la fois plus ardent et plus pur. Il fut
néanmoins condamné à mort, et lorsque ses pa-
rents et ses nombreux amis vinrent l'engager à
implorer la clémence de l'évêque, qui avait,
disait-on, promis de faire grâce, le noble vieil-
lard répondit : ## J'ai quatre-vingts ans; ma vie
— 407 —
s'est passée tout entière au service de mon pays ;
je ne la ternirai point en m'abaissant devant le
neveu de Ferdinand... « Quelques jours après, sa
tête roulait sur l'échafaud 4 .
Pendant que l'évêque se livrait dans la cité à
ces sanglantes réactions, les campagnes n'avaient
pas cessé d'être ravagées par la soldatesque étran-
gère : Lorrains, Français, Hollandais, Espagnols,
abusant de cette neutralité qui n'était qu'un vain
mot, depuis qu'on ne savait plus la faire respecter,
s'étaient abattus sur notre territoire et y avaient
établi leurs quartiers d'hiver, prétendant être
traités à l'égal des Allemands appelés par Maxi-
milien. « Le désir de Votre Altesse, écrivait le duc
de Lorraine à celui-ci, est de continuer le trouble
dans son évêché, d'abolir non-seulement les anciens
privilèges du clergé, de la noblesse et du tiers
état, mais aussi de chercher à obtenir une souve-
raineté pleine et entière, d'assujettir le peuple sous
le joug d'une domination odieuse. Quant à moi,
ajoutait-il, je n'ai d'autre but que d'assurer la neu-
tralité du pays, et de manifester ma charité envers
le peuple en m'opposant aux desseins de Votre
Altesse *. «
Malgré cette publique démonstration du duc de
Lorraine, en faveur du parti populaire, ses troupes
1 Chroniques manuscrites. — Foullon. — Bouille et nos
autres historiens.
' Remarques des rencontres du temps passé et du présent, par
le fidel patriot, sur le manifeste du duc de Lorraine, publié à
Warem, en Hesbaye, Van 1654, le 5 janvier, Liège, 1654, in-4°.
— 408 —
n'en continuaient pas moins leurs brigandages, et
la désolation régnait partout : « Maudits soient
ces Nérons, s'écrie un contemporain, maudits
soient ces Nérons qui se plaisent à brûler les
peuples chrétiens dans les églises, pour en voir
les flammes et les fumées, et ouïr les gémisse-
ments ! O peuple, que votre foi ne se perde pas !
Espérez en Dieu; priez qu'il vous rende bon cou-
rage, qu'il sauve vos femmes, vos enfants, et
soulage vos pauvres veuves et orphelins, si vous
mourez pour l'Église et la patrie *. "
Il faut lire ces horreurs dans les pamphlé-
taires du temps, car les pamphlets, c'était la seule
arme, l'unique consolation du peuple au milieu
des misères dont il était accablé. Chaque jour
voyait éclore quelque imprécation nouvelle, mul-
tipliée et propagée par la presse, cette grande
institutrice des nations. Chaque jour, un nouveau
rayon d'espérance venait luire au cœur des bour-
geois, un nouvel anathème effrayer les bour-
reaux... Enfin, l'on apprit que la paix avait été
signée à Tirlemont. Le territoire fut délivré des
hordes étrangères et l'on commença à respirer;
mais la bastille que Ferdinand avait fait cons-
truire restait debout, et pour quelques hommes
dont le patriotisme n'avait pas faibli, c'était un
signe de honte et de servitude. Une conspiration
s'ourdit à l'effet de s'en emparer ; elle fut décou-
1 Consolation du pauvre peuple chrétien, sous la tyrannie
présente (Liège, 1654), in-4° de 4 pages.
— 409 —
verte et la plupart des conjurés mis à mort : « Lié-
geois, s'écriait l'un d'eux en marchant au supplice,
ne croyez pas, comme on cherche à vous le persua-
der , que nous mourions traîtres à la patrie ; notre
seul crime est d'avoir voulu renverser cette cita-
delle qui vous est odieuse et d'avoir cherché à vous
rendre vos franchises et vos anciens privilèges f . "
A ces exécutions succédèrent plusieurs années
de compression énergique, pendant lesquelles il
ne se passa aucun événement digne d'être rap-
porté. La guerre qui éclata en 1672, entre la
France et la Hollande, vint enfin réveiller les
esprits. Les bourgeois s'intéressèrent de nouveau
aux affaires publiques. Quelques écrivains géné-
reux ranimèrent leur ardeur par la publication
à' élégies à leurs pauvres compatriotes opprimés et engour-
dis dans leurs misères et malheurs * :
Peuple trop généreux pour demeurer esclave (disaient-ils),
Enfants d'Ambiorix, de Cativulc le brave,
Qui n'a pas marchandé d'attaquer les Romains
Et mener en triomphe ces vainqueurs des humains!
Éburons invincibles, qui avez autrefois
Baigné la Savonnière, et Pierreuse et Avroy :
Peuple qui as été chéry par Charlemagne,
A qui tous ses suivants empereurs d'Allemagne,
Tes puissants protecteurs et seigneurs souverains,
Ont tant de privilèges versé à pleines mains !
1 Foullon et nos autres historiens.
1 C'est le titre d'une pièce en vers de quatre pages, imprimée
à la suite de la Plainte de Liège aux Liégeois, autre pièce en ver3
du temps, formant 12 pages in-4\
35
— 410 —
Tu n'es plus connoissable, tu as perdu l'estime
Que faisoit autrefois d'une voix unanime
Tout le monde de toy ! Où est ton estandart ?
Où sont tes haut-voués renommés toute part
Pour leur bravoure extrême, qui ont pour ta deffense
Fait couler tant de sang en Allemagne, en France,
Et par tout l'univers ? Rallume ta valeur,
Reprends ton vieux courage, il est temps à cet heure!!.
Ces patriotiques exhortations, répétées chaque
jour, ne demeurèrent pas sans effet. A la suite d'in-
trigues secrètes ayant pour but d'entraîner Liège
dans une alliance avec Tune ou l'autre des parties
.belligérantes, la citadelle de cette ville fut livrée
aux Français qui la firent sauter. Aussitôt les
bourgeois se crurent redevenus libres ; les métiers
se reconstituèrent et déclarèrent que l'élection du
magistrat se ferait désormais selon les anciennes
formes en vigueur avant redit impopulaire de 1649.
L'empereur Léopold, circonvenu par l'évêque, pro-
testa contre ces changements, mais ne fut pas obéi.
Les esprits s'aigrirent; les Chiroux et les Grignoux
reparurent; à l'appel de Maximilien, trente mille
Bavarois envahirent de nouveau le pays et le rava-
gèrent en tous sens ; mais rien ne put ébranler la
constance du peuple. Les villes renouvelèrent
leurs anciennes alliances; on réorganisa les milices
bourgeoises; des corps de volontaires se formè-
rent, et la lutte recommença sur tous les points du
territoire, plus ardente que jamais.
"Un arrangement fut conclu le 22 novembre 1683,
mais qui ne satisfit aucun des deux partis. £n effet,
si, d'une part, Maximilien y donnait un éclatant
— 411 —
démenti à tous les actes de son règne, en accordant
que les élections se feraient dorénavant suivant
les anciens usages, de l'autre, il blessait profondé-
ment le sentiment populaire en imposant aux
métiers une contribution de cent mille écus, comme
un témoignage de la soumise reconnaissance, du zèle
et de P affection respectueuse de la bourgeoisie pour Son
Altesse. Les Chiroux, mécontents, protestèrent
contre le traité, et les métiers, de leur côté, pro-
clamèrent la déchéance du bourgmestre Remou-
cbamps qui l'avait signé. Ils le remplacèrent par
Henri Pompée de Macors.
Le nouveau bourgmestre était un homme d'un
caractère doux et affable, jouissant de l'estime
générale, et qui avait été jusque-là peu mêlé aux
dissensions civiles. Maximilien aurait dû applaudir
à un tel choix ; il s'en montra furieux au con-
traire, et dans un manifeste qu'il s'empressa de
faire paraître, il enjoignit à ses officiers de courir
sus au prétendu bourgmestre et à ses adhérents, comme
ennemis et perturbateurs du repos public.
Les élections pour le renouvellement du magis-
trat eurent lieu le 25 juillet suivant. Les suffrages
du peuple se portèrent sur deux patriotes éprouvés,
Giloton et Renardi, qui avaient activement secondé
Macors pendant sa magistrature intérimaire, et
qui, devenus bourgmestres à leur tour, soutinrent
avec énergie la cause des libertés publiques; mais
ce fut en vain : les exécutions militaires avaient
ruiné le pays, les factions l'avaient divisé et affai-
bli, et les métiers eux-mêmes, épuisés d'hommes
_ 412 —
et d'argent, soupiraient après la paix. La France,
d'ailleurs, refusait d'intervenir; Louis XIV, dont
on avait imploré la médiation, répondit en conseil-
lant à ses bons amis les Liégeois de se soumettre et
de rendre à leur prince ce qu'ils lui devaient.
Les Bavarois se présentèrent quelques jours
après aux portes de la cité. Ils y entrèrent sans
résistance et se saisirent aussitôt des principaux
chefs de la bourgeoisie. Giloton parvint à s'évader;
Renardi et Macors, forts de leur innocence, res-
tèrent. Ce fut pour mourir. On redressa l'échafaud;
Liège vit encore une fois tomber les têtes de ses
plus nobles enfants, et les noms de Renardi et de
Macors allèrent s'ajouter à ceux des La Ruelle, des
Barthel et des Bex sur le glorieux martyrologe de
la patrie....
Le 9 octobre 1684, Maximilien fit sa rentrée dans
Liège, où d'autres exécutions marquèrent son
triomphe, et le 28 novembre suivant, il publia le
fameux règlement qui porte son nom. Par cet édit,
célèbre dans nos annales, le prince cassa les trente-
deux métiers de la cité et les remplaça par seize
chambres, chacune composée de trente-six per-
sonnes, dont il se réserva la nomination, et qui
furent en partie chargées de l'élection du magis-
trat. Les métiers, qui jusqu'alors avaient été une
institution politique et municipale, n'existèrent
plus qu'à titre de corporations d'arts et professions
diverses, uniquement chargées de la police des uns
et des autres. Le conseil de la commune se vit réduit
à vingt-deux membres, deux bourgmestres et vingt
— 413 —
conseillers , nommés annuellement et par moitié
par le prince et les chambres. On fit défense aux
bourgmestres de promulguer des ordonnances;
leurs fonctions se bornèrent désormais à l'admi-
nistration des revenus municipaux et à l'entretien
des édifices publics. Les vieilles institutions mili-
taires de la cité furent remplacées par des compa-
gnies bourgeoises dont les chefs étaient également
à la nomination de l'évêque. Enfin, on décréta la
reconstruction de la citadelle, et la garde en fut
confiée à un régiment à la solde des états ; c'était
aussi le prince qui en nommait les officiers.
Ce règlement fut suivi d'autres ordonnances
relatives au gouvernement de la plupart des villes
du pays, et reposant toutes sur les mêmes prin-
cipes : partout le pouvoir électif fut transféré
du peuple à l'évêque et à quelques privilégiés.
N'ayant, en apparence, pour objet que de simples
réformes administratives, ces édits modifièrent
profondément la constitution nationale, en la cor-
rompant à sa source. Que devint, en effet, l'indé-
pendance du tiers état, lorsque les bourgmestres
qui le composaient, au lieu d'être nommés direc-
tement par le peuple, comme cela s'était pratiqué
pendant des siècles, ne le furent plus que par
l'évêque, ou par une sorte d'aristocratie bourgeoise,
répartie dans des chambres, auxquelles on ne
pouvait être affilié sans l'agrément du chef de
l'État ou de son conseil privé? Et le tribunal des
vingt-deux, qui se recrutait aussi, par moitié, dans
la magistrature des villes, quelles garanties allait-
35.
— 414 —
il offrir désormais contre les excès de pouvoir des
officiers du prince?
En même temps qu'il jetait les fondements de ce
nouveau régrime, Maximilien s'occupa de l'admi-
nistration financière des villes et des communautés,
et sous prétexte de corriger les abus qui s'y étaient
glissés, priva également la bourgeoisie du contrôle
qu'elle exerçait de temps immémorial sur la gestiofi
des deniers publics. La faculté de s'imposer des
moyens proportionnés aux dépenses de la com-
mune fut laissée aux chambres, mais parmi délibé-
ration préalable, agréation et confirmation requise* ; les
taxes votées par la cité ne furent plus exigibles
qu'après un mandement à" approbation du prince; la
connaissance et l'exécution des moyens publics
continuèrent d'appartenir au magistrat, sauf F appel
au conseil privé de Févéque; la reddition annuelle
des comptes de la commune, au lieu de se faire
en présence des métiers, n'eut plus lieu que devant
les délégués du prince. . . .
Maximilien mourut en 1688. Après lui, toute vie
politique cessa, pendant un siècle, au pays de Liège.
LES
DERNIERS JOURS DE LA PATRIE.
— 1789-1794 —
Liberté! liberté ! nos foyers sont les tiens;
Je te salue uu nom de mes concitoyens.
De nos champs fécondés par ta chaleur divine,
Tout retrace à nos yeux ton antique origine;
Quand de vastes cités pleurent sur ton tombeau,
Mon rivage natal est encor ton berceau.
Viens embraser mon sein du feu de ton génie,
Déesse, te chanter, c'est chanter ma patrie.
li SMART, La libert nationale.
LES
DERNIERS JOURS DE LA PATRIE.
I
Deux guerres de succession ferment le dix-
septième siècle et ouvrent le dix-huitième. Notre
pays en fut presque constamment le théâtre. C'était
en Belgique et chez nous que venaient se décider
les luttes des États européens; nous étions le champ
de malheur sur lequel s'abattaient les armées
étrangères pour y vider les querelles de leurs
souverains.
La monarchie atteignait alors, avec Louis XIV,
son plus haut degré de puissance ; elle avait tour
à tour écrasé la noblesse et les communes, et
celles-ci n'avaient plus de ménagements à en
attendre. C'est ce qui explique le succès des réfor-
— 418 —
mes de Maximilien ; mais ce qui contribua surtout
à en assurer la durée, ce furent les souffrances
mêmes du peuple, de ce peuple brisé par des dis-
sensions si longues et si acharnées, et qui voulait
du repos même au prix de sa liberté. Ce repos
arriva; les longs règnes de Joseph Clément de
Bavière, de Georges-Louis de Berghes, de -Jean-
Théodore de Bavière et de Charles d'Oultremont,
ne furent signalés par aucun fait remarquable.
La cité de Liège n'offrit plus alors que le squelette
de ce qu'elle avait été autrefois; dans ce corps
usé, les souvenirs eux-mêmes avaient fini par
s'éteindre, et jusqu'au mot de patrie était mis en
oubli.
Ce sommeil que rien ne troubla durait depuis près
de cent ans; sous Velbruck seul, on avait, à défaut
de vie politique, cherché à ranimer chez nous cette
noble émulation dans les lettres et les arts qui
produisit jadis tant de savants et d'artistes distin-
gués; mais voilà que tout à coup on entend comme
de sourds murmures précurseurs de nouveaux
orages; des noms, chers autrefois, sont prononcés
à voix basse; les vieilles paix, les chartes de fran-
chises et de privilèges redeviennent de nobles
sujets d'études et des sources abondantes de patrio-
tisme; Bassenge se lève enfin, et déroule aux
yeux des Liégeois émerveillés le tableau de leur
ancienne grandeur. Voyons ce qui occasionnait
un réveil si subit et si extraordinaire.
En 1762, un privilège exclusif pour donner des
bals et ouvrir une salle de jeu à Spa, avait été
— 419 —
accordé par l'évêque de Liège aux sieurs Xhrouet
et Dele^u. Ceux-ci venaient à peine d'achever le
bâtiment qu'ils destinaient aux redoutes, lorsque
d'autres personnes firent construire un Vaux-hall
dans le même but. Les deux sociétés finirent néan-
moins par s'entendre, et conclurent avec le prince
et le chapitre un arrangement par lequel les asso-
ciés s'engageaient à faire trois parts du profit,
dont l'une pour l'évêque, à la condition de publier
un mandement prohibant les jeux dans tout autre
local que la Redoute ou le Vaux-hall, sous peine
d'une amende de cent florins d'or, pour chaque
contravention.
Cet arrangement était en vigueur depuis dix
ans, lorsque, en 1784, un nommé Levoz et quel-
ques autres particuliers bâtirent une nouvelle
salle plus spacieuse et plus élégante que les deux
premières. De là, grand émoi parmi les privilégiés
et recours au prince. Levoz, de son côté, présenta
à l'évêque et à son conseil privé une adresse ten-
dant à démontrer que le privilège exclusif accordé
aux maisons de jeu était contraire à la constitution,
et que, d'ailleurs, ce privilège était radicalement
nul, puisqu'il avait été porté sans le concours des
trois ordres de l'État, chose indispensable au pays
de Liège, disait-il, pour donner aux édits force
de loi 4 .
1 Précis historique de la révolution arrivée à Liège le 18 août
4789. 1791, in-8°, avec la Suite. — De Dohm, Exposé de la révo-
lution de Liège en 1789, traduit de l'allemand, par Reynier. Liège,
1790, in-8°. — Pamphlets du temps.
— 420 —
Cette manière d'envisager l'affaire éveilla l'at-
tention publique et généralisa bientôt te débat.
Les esprits s'aigrirent, les pamphlets se multipliè-
rent; d'un côté, l'avocat Piret publiait son traité
de la Souveraineté du prince-évêque de Liège, letréfon-
cier Wasseige, ses Recherches sur la constitution; de
l'autre, MM. de Donceel et Lesoinne écrivaient des
mémoires lumineux où ils discutaient les points
fondamentaux de nos vieilles institutions politi-
ques, et Bassenge enthousiasmait tous les cœurs
par ses lettres à Vabbê de Paix, où les principaux
épisodes de notre histoire sont retracés avec cette
imagination bouillante, et cette verve passionnée
qui, dans sa jeunesse, lui avaient valu les applau-
dissements du célèbre abbé Raynal.
Une révolution était imminente; l'évêque Hoens-
broech, plus clairvoyant que ses ministres, voulut
la prévenir en apportant quelques changements
dans la répartition des impôts, dont l'inégalité,
disait-il, était depuis longtemps un fardeau pour son
cœur. Il engagea donc le clergé à faire le sacrifice
des exemptions pécuniaires dont il jouissait, et
celui-ci y aurait consenti sans doute, mais il n'était
déjà plus temps. La bourgeoisie commençait à
comprendre qu'il y avait pour elle d'autres biens
plus précieux à obtenir, l'abolition du règlement
de 1684, et le rétablissement de ses anciens pri-
vilèges.
C'est à ce moment qu'eut lieu la prise de la Bas-
tille, en France. Le contre-coup de cet événement
se fit sentir à Liège; les espérances du parti popu-
— 421 —
laire s'en accrurent; les cocardes patriotiques
parurent dans la cité, et ceux-là mêmes qui ne
voulaient pas de révolution et qui n'aspiraient
qu'au redressement des griefs de la nation, se
virent entraînés par le torrent.
On était arrivé au 15 août de Tan 1789; l'exas-
pération des esprits était au comble et se faisait
jour dans des proclamations hardies qu'on affichait
à tous les coins de rue : « Elle est effrayante, y
disait-on, l'administration qui, depuis vingt-cinq
ans de paix et de tranquillité, a laissé croître notre
dette nationale de plusieurs millions ; cet abus et
tant d'autres doivent indispensablement être cor-
rigés, et l'on n'y parviendra jamais sans une
régénération dont le délai n'est plus possible.
» C'est à la source qu'il faut remonter. Il ne
s'agit, dans ce moment, ni d'impôts ni d'exemp-
tions : voudrait-on donner encore le change aux
citoyens? On aura bientôt remédié à ces maux
accessoires, quand on aura réglé le point fonda-
mental. C'est de la constitution nationale qu'il
s'agit; c'est à rendre à la nation une représentation
juste et légale qu'il faut porter tous ses soins. Il
est temps que notre fantôme de tiers état fasse
place à cette représentation nationale ; il est temps
que l'édit inconstitutionnel et oppressif de 1684
soit anéanti! Que le prince ne nomme plus, en
vertu de cet édit , tout dégouttant du sang de
nos braves ancêtres, la moitié de nos magistrats,
qui ne sont alors que des créatures entièrement
dévouées!... «
36
— 422 —
Cette adresse au peuple, si hardie et si vraie, était
de Bassenge, dont nous avons tantôt cité le nom.
Le rôle que cet homme joua alors, exige que nous
le fassions mieux connaître.
Né à Liège, en 1758, d'une famille appartenant
à la bourgeoisie, Bassenge fit ses études au
collège de Yisé, excellente institution que diri-
geaient les pères de l'Oratoire. Une épître en vers,
intitulée, la Nymphe de Spa, épître pleine de verve,
dans laquelle l'auteur faisait l'apologie de la
philosophie du dix-huitième siècle, lui donna de
bonne heure chez nous une notoriété qui lui attira
des tracasseries de toute espèce et lui valut des per-
sécutions qui empoisonnèrent son premier succès.
Velbruck, prince éclairé et ami des lettres, le
protégea néanmoins contre ses propres courtisans,
et, grâce à son appui, Bassenge put vivre en paix
à Liège, jusqu'à la mort de cet aimable prélat.
Fatigué des nouvelles persécutions qu'il eut à
essuyer dans le commencement du règne deHoens-
broech, Bassenge partit pour Paris. Ses liaisons
avec la plupart des littérateurs célèbres du temps
lui en rendirent le séjour fort agréable. Mais
Pari3 ne pouvait remplacer Liège dans le cœur du
poète, et le besoin de revoir la patrie ne tarda pas
à se faire sentir.
C'était précisément à l'époque où des mésintel-
ligences venaient d'éclater entre le prince et le
peuple. Bassenge consacra sa plume à la cause
de ses concitoyens, et publia plusieurs brochures
qui respirent le plus ardent patriotisme, quoique
— 423 —
offrant presque toutes des traces d'un travail
trop précipité. Parmi ses ouvrages, il faut sur-
tout distinguer les Lettres à l'abbé de Paix, dans
lesquelles, à côté de pages un peu emphatiques,
on trouve des passages d'une éloquence vraiment
remarquable, et plus d'un trait qui décèle un
esprit juste et profond. Tel était l'homme que son
noble cœur et son talent d'écrivain plaçaient à la
tête du mouvement révolutionnaire liégeois '.
La proclamation de Bassenge produisit une
grande émotion. Pendant la journée du 16 août,
des rassemblements nombreux se formèrent sur
différents points de la cité, proférant des cris i%
liberté et promenant dans les rues des manne-
quins auxquels on avait donné les noms des prin-
cipaux ennemis de la cause populaire. Le lende-
main, l'irritation devint plus générale encore. Les
bourgmestres Ghaye et de Villenfagne convoquè-
rent aussitôt la municipalité ; on discuta les moyens
de calmer cette effervescence; mais comment, sans
force publique, faire exécuter un recez contre vingt
raille citoyens assemblés ; le seul moyen de pré-
venir l'effusion du sang était de donner au peuple
• des chefs qui eussent assez d'influence sur la mul-
titude pour l'empêcher de se porter à quelque
mesure extrême. Plusieurs hommes de bien allè-
1 M. de Stàssàrt a publié sur Bassenge une bonne notice dans
les Archives du nord de la France et du midi de la Belgique, —
Voy. aussi celle qui se trouve dans les Loisirs de trois amis.
Liège, 2 vol. petit in-8°.
— 4£4 —
rent supplier M. Fabry, ancien bourgmestre dont
l'administration avait été fort populaire, et dont les
vertus privées étaient appréciées de tous, de vou-
loir accepter cette tâche périlleuse; on lui adjoignit
Bassenge et M. de Chestret qui s'était fait remar-
quer par son opposition constante aux mesures
anticonstitutionnelles du prince. Puis on se rendit
chez M. le comte de Geloes, neveu de Hoens-
broech, à qui l'on exposa la situation. Celui-ci
s'empressa d'aller trouver l'évêque à son château
de Seraing, et lui fit connaître ce que demandaient
les bourgeois : c'était d'abord l'abolition du man-
dement de l'an 1684, la suppression de l'impôt dit
Ses quarante patars, l'égalité dans la répartition
des charges publiques, enfin l'assurance qu'à l'ave-
nir on rendrait un compte exact de l'emploi des
deniers de l'État. Hoensbroech ne voulait point
ajouter foi à ce que lui disait le comte; il fallut,
pour le persuader, que, pendant la nuit, son chan-
celier vînt aussi lui faire part des événements de
la journée ; alors il remit à son neveu la déclara-
tion suivante dont il lui permit de faire tel usage
qu'il jugerait convenable :
» Ne désirant que le bien-être de la nation
liégeoise, que nous chérissons et dont le bon-
heur est intimement lié à nos jouissances, nous
déclarons consentir, autant qu'il est en notre
pouvoir, à tout ce qui peut y contribuer, et
nous nous empresserons toujours d'interposer
nos bons offices pour l'accomplissement de ses
vœux!... //
— 425 —
Le lendemain 18, dès six heures du matin, la
place du marché fut envahie par une multitude
considérable ; attroupés dès le point du jour, les
habitants du quartier d'Outremeuse et de la ban-
lieue avaient parcouru les rues de la cité, entraî-
nant à leur suite la population ouvrière des diffé-
rents vinâves, et étaient venus se poster devant
l'hôtel de ville où ils faisaient de temps à autre
retentir l'air de cris séditieux et s'excitaient mutuel-
lement à agir... La foule grossissait à chaque
instant, et les clameurs se répétaient sans cesse
plus nombreuses et plus terribles.
Le comte de Geloes fut l'un des premiers à se
rendre à l'hôtel de ville; il harangua la populacer,
l'engageant à se montrer calme, et lui communiqua
la réponse du prince; il ajouta en même temps
que d'honorables citoyens connus par leur patrio-
tisme, étaient assemblés en ce moment pour
aviser aux meilleurs moyens de satisfaire les
bourgeois.
Le bourgmestre Ghaye, accompagné de son col-
lègue M. de Villenfagne, arriva bientôt après; sa
figure était pâle, ses traits fortement contractés,
mais on pouvait aisément voir que ce n'était pas
faute de courage. Accompagné seulement de quel-
ques amis, il traversa la multitude d'un air ferme
et dédaigneux, et monta à l'hôtel de ville. « Sui-
vons-le ! « s'écrie-t-on de toutes part3 ; et la popu-
lace, un instant subjuguée, s'ébranle et cherche
à pénétrer avec lui dans le vaste édifice. Les
gardes la repoussent, mais faiblement, et il est
36.
— 426 —
facile de prévoir qu'une collision est imminente.
Les membres du conseil engagent alors les bourg-
mestres à se retirer ; Ghaye cède à regret : « Je
voudrais rester à mon poste, s'écrie-t-il, et vous
me forcez à l'abandonner ; je ne vous obéis que
pour épargner un crime à cette populace égarée. «
Quelques personnes aimées du peuple entourent
les chefs de la cité, et parviennent à les reconduire
chez eux sains et saufs
Mais la foule s'est ébranlée derrière eux, et se
dirige en tumulte vers le demeure de Ghaye. Le
greffier de Cologne qui a vu ce mouvement, et qui
en redoute les suites, s'empresse au devant d'elle :
« Mes amis, s'écrie-t-il, ce sont les clefs magis-
trales qu'il nous faut; allons les redemander... —
Oui, oui, les clefs magistrales! les clefs magis-
trales! s'écrie la multitude 4 ... « On arrive, on
envahit la maison ; Ghaye paraît; il contemple les
bourgeois d'un air assuré, et les plus hardis osent
à peine arrêter leurs regards sur le bourgmestre.
Cependant les cris redoublent bientôt : « Les
clefs ! s'écrie-t-on de nouveau, donnez les clefs ! —
Ces clefs doivent rester dans les mains de vos
magistrats, réplique Ghaye, je ne puis donc vous
les rendre. " Les clameurs redoublent; un
homme du peuple lui mettant alors la pointe
d'une épée sur la poitrine : « Oui ou non, dit-il,
1 Les clefs magistrales étaient conservées par les bourgmes-
tres; le porteur de ces clefs, seul, pouvait violer la franchise
dont jouissaient les maisons des bourgeois.
— m —
c'est pour la dernière fois!... « M. de Cologne se
jette entre le bourgeois et le bourgmestre et reçoit
une blessure à la jambe : « Mais cédez donc, mur-
mure-t-il à l'oreille de celui-ci ; ne comprenez-vous
pas qu'il n'y a que ce moyen de vous sauver? »
Ghaye fut bien obligé alors de remettre les clefs.
M. de Villenfagne, chez qui l'on se porta en-
suite, fut beaucoup plus accommodant que son
collègue; il céda sur-le-champ, et parut même au
balcon de sa demeure, agitant son chapeau, auquel
il avait attaché la cocarde patriotique. On répondit
à ces démonstrations par des acclamations una-
nimes, et la foule, se dispersant, revint bientôt
occuper la place du marché.
Pendant que tout ceci se passait, les principaux
habitants, réunis à l'hôtel de ville, avaient pris les
mesures les plus actives pour prévenir le désordre.
La milice citoyenne avait été rétablie; une partie
des bourgeois occupaient la citadelle, que les
soldats du régiment dit national avaient aban-
donnée; on avait désarmé les troupes qui gar-
daient le palais et les différents postes de la
cité ; des patrouilles nombreuses commençaient à
circuler. Ces précautions contribuèrent beaucoup
à rassurer tout le monde, et le seul moment de
désordre qu'on eut à déplorer fut celui où le peuple,
se portant aux prisons, en enfonça les portes et fit
évader ceux qui s'y trouvaient renfermés : « Il ne
faut pas, disait-on, que, dans un jour oùnous recou-
vrons nos droits et notre liberté, personne soit
privé de la sienne. »
— 428 —
Cependant des rassemblements toujours plus
nombreux continuaient de se presser aux abords
de l'hôtel de ville, et paraissaient attendre quel-
ques communications de l'intérieur. M. de Chestret
parut en effet bientôt au balcon; à sa vue, toutes
les armes sont brandies en l'air : » Vive Chestret! «
s'écrie-t-on ; mais lui, de la main, imposant si-
lence : « Liégeois, leur dit-il, vous devez être satis-
faits, l'ancienne magistrature n'existe plus; mais
vous connaissez les malheurs de l'anarchie, pro-
cédez actuellement à l'élection de vos nouveaux
chefs!... h
On le laisse à peine achever : « Chestret ! Fabry !
s'écrie aussilôt la foule, Chestret ! Fabry ! voilà nos
bourgmestres; « et ces deux citoyens sont nom-
més par acclamation. Ils demandent des adjoints :
MM. de Lassence et de Cologne sont également
proclamés; toute la magistrature enfin est com-
plètement renouvelée de la même manière. Les
noms des nouveaux élus circulèrent bientôt dans
toute la cité, et le peuple en témoigna une grande
joie.
Mais il ne suffisait pas d'avoir cassé les anciens
magistrats, il fallait que le prince approuvât tout
ce qui venait d'avoir lieu. Le nouveau conseil
décida qu'une députation composée de M. de
Chestret, des deux co-régents, MM. de Lassence et
de Cologne, et de plusieurs autres citoyens re-
commandables , se rendrait sur-le-champ à Se-
raing, pour y remercier l'évêque de la promesse
qu'il avait faite la veille à M. le comte de Geloes,
— 4#9 —
et pour rengager à venir à Liège, où le peuple
> désirait lui exprimer sa gratitude.
Il était quatre heures. La garde bourgeoise de
la ville et des faubourgs escorta la députation
jusque sur le quai d'Avroy; là on détacha une
partie de la troupe pour accompagner la députa-
tion jusqu'à Seraing, où plus de dix mille bour-
geois armés de fusils, d'épées et de sabres, la sui-
virent. Introduit dans l'appartement du prince, le
bourgmestre de Chestret pria Son Altesse de se
rendre aux vœux des citoyens, qui désiraient
entendre de sa bouche même les paroles de paix
qu'elle avait bien voulu proférer la veille. Le
prince s'y refusa d'abord, il prétextait une indis-
position; mais comme on lui représenta que son
refus pourrait porter le peuple à quelque extré-
mité, il ne différa plus son départ.
Pendant que M. de Chestret s'entretenait avec
le prince, la populace criait au dehors : « Vive
Liège! Vive Liège! « L'évêque s'avança à la
fenêtre : » Oui, mes amis, dit-il, vivent les Lié-
geois dont je suis le père et que j'aime de tout
mon cœur!... — Eh bien ! s'il en est ainsi, prenez
donc cette cocarde, » répond un homme du peuple
en s'approchant. L'évêque la prend en effet et
l'attache à sa poitrine; monseigneur le suffragant
se para également d'un cordon de montre aux
couleurs patriotiques.
On se mit alors en route pour Liège ; le prince,
le suffragant et le comte de Geloes étaient dans
un carrosse un peu en avant de celui des députés.
- 430 —
La populace, qui se pressait sur la route, faisait
retentir l'air de ses acclamations ; des hommes du
peuple entouraient la voiture du prince, et quand
elle arriva au quai d'Avroy, ils en dételèrent les
chevaux et la traînèrent à bras. Toutes les rues
étaient illuminées depuis la porte d'Avroy jusqu'à
Thôtel de ville. Là, Tévêque donna &a bénédiction
à la foule qui encombrait tous les alentours ; puis
il fut conduit dans la salle du conseil, où il lut et
signa les différents recez émanés pendant la
journée, et dont l'un abrogeait le règlement
de 1684.
Hoensbroech parut alors au balcon : « Mes amis,
dit-il au peuple, j'approuve tout ce qui a été fait,
car je ne veux vivre que pour vous aimer et pour
vous faire du bien. » Ces paroles furent accueillies
par de nouveaux cris de joie.
Le prince quitta alors Thôtel de ville et se rendit
à son palais, à pied, accompagné des nouveaux
bourgmestres et suivi d'une foule innombrable qui
ne tarda guère à se disperser. Vers minuit, on
n'entendait plus dans les rues de la cité que le pas
monotone des patrouilles, et le qui vive des senti-
nelles placées cà et là pour maintenir Tordre.
H
La nouvelle de ce qui s'était passé à Liège,
le 18 août, ne tarda pas à se répandre, et bientôt
on vit les autres villes de la principauté suivre
l'exemple qui leur avait été donné par la capitale.
Partout on cassa les magistrats élus selon les for-
mes imposées par les édits de Maximilien-Henri de
Bavière; partout la voix populaire les remplaça
par acclamation, et nomma des hommes connus
par leur patriotisme. Le prince continuait d'ap-
prouver ces .élections comme il avait fait pour
celles de Liège, et Ton ne savait trop bénir celui
qui se rendait enfin aux vœux de la nation : // Vive
Hoensbroech! s'écriait-on, vive notre prince bien-
aimé ! Egaré un instant par d'aveugles conseillers,
il est enfin rentré dans les voies de la vérité et de
la justice... »
Une satisfaction générale régnait donc dans la
cité, lorsqu'on y apprit tout à coup que le prince,
accompagné seulement de l'un de ses neveux, le
comte de Méan, avait quitté furtivement, dans la
nuit du 26 août, son château de Seraing, et qu'on
ignorait de quel côté il avait porté ses pas. En
abandonnant son palais d'été, Hoensbroech avait
laissé une lettre que les magistrats firent aussitôt
imprimer et afficher : il craignait, disait-il, que la
prochaine assemblée des états, fixée au 31, ne fût
trop tumultueuse et ne nuisît à une santé qu'il
désirait conserver pour le bien-être de la nation; il
protestait que son intention n'était pas de solliciter
des secours étrangers ni de porter aucune plainte
à la diète ou aux suprêmes tribunaux de l'empire.
Il ajoutait qu'il ferait bientôt connaître le lieu de
sa résidence, afin qu'on pût l'instruire de toutes
les résolutions qui seraient prises.
L'inquiétude et le malaise succédèrent à l'enthou-
siasme des jours précédents. Des rumeurs sourdes,
de ces bruits incertains qui précèdent toujours les
mauvaises nouvelles commencèrent à circuler. On
apprit enfin que la chambre impériale de Wetzlaer
venait de lancer un décret désapprouvant tout ce
qui s'était fait à Liège, et enjoignant aux princes
directeurs du cercle du Bas-Rhin et de Westphalie
de prêter main- forte au prince-évêque contre les
rebelles ; de rétablir l'ancienne forme de gouver-
nement en vigueur avant la révolution ; de rein-
— 433 -
staller les magistrats qui avaient été déposés, et de
les maintenir dans leurs emplois jusqu'à de nou-
velles élections qui auraient lieu en conformité du
règlement de 1684 *.
Cependant les états s'assemblèrent, et après
plusieurs jours de délibération, ils votèrent les
points suivants :
// Que le pouvoir de porter des lois générales
quelconques, soit en matière de justice, soit en
matière de police, résidait dans le sens du pays,
formé par le consentement unanime des trois états,
et que ces lois devaient être sanctionnées par le
prince qui y donnait son mandement exécutoire.
» Que la ville et les communautés jouiraient
toujours du droit de faire, pour leur bien-être parti-
culier et leur économie particulière, telles lois,
ordonnances ou règlements qui ne seraient pas
contraires aux lois générales faites et à faire.
h Que le consentement uniforme des trois états
était absolument nécessaire pour la validité de
tout acte d'aliénation et d'échange de quelque
portion du territoire, ainsi que de tout traité avec
une puissance étrangère, et de toute reconnais-
sance de prétentions quelconques à charge du
pays. «
En même temps, ils confirmèrent au peuple le
droit de nommer ses magistrats et ses représen-
1 Décret de la chambre impériale de Wetzlaer, du 27 août 1789,
dans le Recueil des ordonnances de la principauté de Liège,
3 - série, t. II, p. 927.
37
— 434 —
tants, et proclamèrent le principe de l'égalité des
charges publiques f .
Les députés du tiers état renouvelèrent à leur
tour les anciens pactes qui, depuis un temps immé-
morial, unissaient les villes entre elles : » Nous
jurons, disaient-ils, au nom du Tout-Puissant, que
nous invoquons, et de la patrie, pour qui nous
sommes prêts à verser jusqu'à la dernière goutte
de notre sang, de nous aider et nous défendre en
tout et partout; de demeurer, selon la belle expres-
sion de nos anciennes alliances, sans cesse les uns
avérés des autres; d'élever et d'affermir sur une base
à jamais inébranlable le monument du bonheur
et de la liberté du peuple liégeois *. »
Une députation fut envoyée à Wetzlaer pour
supplier la chambre de retirer le décret qu'elle
avait porté le 27 août, et Ton négocia avec le
prince, qui s'était retiré à Trêves, afin de l'engager
à sanctionner les points constitutionnels votés par
les états. La chambre impériale répondit à ces
instances par un nouveau décret beaucoup plus
sévère encore que le premier 5 . Hoensbroech, de
son côté, déclara qu'il n'approuverait rien de ce qui
se faisait à Liège, aussi longtemps que l'ordre, la
1 Recueil des ordonnances de la principauté de Liège, 3' série,
t. 11, p. 930.
* Journal patriotique, pour servir à V histoire de la révolution
arrivée à Liège le 18 août 1789, t. I, p. lui.
3 Décret de la chambre impériale de Wetzlaer du 4 décem-
bre 1789 , dans le Recueil des ordonnances de la principauté de
Liège, 3* série, t. H, p. 931.
— 435 —
paix et la constitution n'y auraient pas été rétablis.
Cependant la chambre impériale avait, comme
nous l'avons dit, délégué les princes du cercle du
Bas-Rhin et de Westphalie pour SQumettre les
révolutionnaires et rétablir Tordre au pays de
Liège. Le roi de Prusse, le prince-évêque de
Munster et le duc de Juliers furent chargés de cette
mission délicate. Frédéric-Guillaume, qui se mon-
trait favorable aux patriotes, dirigea sur Liège
neuf bataillons d'infanterie commandés par le ba-
ron de SchliefFen, gouverneur de Wesel; Son
Altesse Électorale de Cologne, comme prince-évê-
que de Munster, envoya, de son côté, mille à douze
cents hommes, et Son Altesse Électorale palatine,
comme duc de Juliers, huit cents fantassins et
deux cents cavaliers. Le 24 novembre, les Prussiens
entrèrent sur le territoire liégeois, par le comté de
Home, et les Palatins ne tardèrent pas à les y
rejoindre.
Tout se préparait donc pour une répression vio-
lente, lorsque le roi de Prusse interposa sa média-
tion qui fut acceptée par les états ; on convint en
même temps que les troupes exécufrices occupe-
raient Liège à l'amiable, jusqu'à la conclusion d'un
arrangement définitif. Mais Hoensbroech, entouré
de conseillers imprudents, se montra inflexible. Il
rejeta dédaigneusement la médiation de Frédéric,
et, comme Ferdinand autrefois, il prétendit ren-
trer dans sa ville épiscopale en maître, et traî-
nant à sa suite tous les désastres d'une invasion
étrangère.
— 436 —
C'est en vain que le roi de Prusse lui écrivait :
« Votre opiniâtreté et votre absence volontaire
occasionnent au pays une dépense de six mille
écus par jour; Votre Altesse espère sans doute,
par ces charges inséparables du séjour des troupes,
réduire les Liégeois à sa discrétion ; mais j'aime à
croire qu'elle ne se portera pas à ces extrémités,
et que, en bon père et pasteur de son peuple, elle
voudra lui rendre sa bienveillance, et écouter la
voix de la modération.... « floensbroech fut inexo-
rable, et après plusieurs mois de négociations inu-
tiles, le roi Frédéric-Guillaume, fatigué de son
obstination, déclina la mission qui lui avait été con-
fiée par la chambre de Wetzlaer. Ses troupes quit-
tèrent Liège le 16 avril, en compagnie des Palatins
qui se retirèrent à Maseyck, et un nouveau décret
de la chambre impériale chargea quatre autres
cercles d'exécuter sans délai ses décisions.
L'exaspération populaire fut alors portée à son
comble; on brisa partout les armoiries du prince
qui, jusqu'alors, avaient été respectées; on saisit
les revenus de sa mense épiscopale; les chanoines
qui étaient allés rejoindre l'évêque, furent déclarés
traîtres à la patrie; on organisa des milices bour-
geoises et des corps de volontaires ; et comme autre-
fois, dans les grands périls de la nation ou lorsque
le siège était vacant, on finit par nommer un mam-
bour. Cette dignité fut conféréeau prince deBohan * .
1 La nomination du mambour n'eut lien qu'au mois de septem-
bre 1790, après le commencement des hostilités.
— 487 -—
Pendant qu'à Liège les chefs du mouvement
révolutionnaire s'obstinaient à négocier avec
Tévêque pour en obtenir un accord impossible,
disons ce qui se passait sur d'autres points du
territoire.
On n'a pas oublié ce petit coin de terre d'où sorti-
rent un jour les six cents héros qui vinrent se faire
tuer jusqu'au dernier sous les murs de la cité. Nous
ne savons s'il faut l'attribuer à ce grand souvenir,
mais nulle part, en 1789, l'esprit de liberté ne se
manifesta chez nous avec autant d'énergie que
dans le Franchimont.
Les réformes de Maximilien, d'ailleurs, on ne
doit pas le perdre de vue, n'avaient, en réalité,
frappé que les villes.; les campagnes avaient
échappé aux transformations décrétées par le
prince, et conservé en grande partie leur ancienne
forme de gouvernement. Pendant que, dans les
cités, le pouvoir électif était transféré du peuple à
l'évêque et à quelques privilégiés, dans les cam-
pagnes, les chefs de ménages avaient continué de
choisir, comme par le passé, leurs commis et leurs
policiens, de voter les tailles, d'en surveiller l'em-
ploi, et de régler les affaires les plus importantes
de la communauté, dans des plaids généraux aux-
quels tous les habitants devaient assister. C'est ce
qui explique pourquoi, chez nous, en 1789, les
campagnes se montrèrent plus libérales que les
villes. Dans la plupart de celles-ci, la bourgeoisie
ne demandait que le rétablissement de ses anciens
privilèges s dans les campagnes, au contraire, on
37.
— 488 —
marcha droit à la révolution, et, comme en France,
on réclama l'égalité !
La première réclamation de ce genre partit du
Franchimont, et les deux hommes qui déployè-
rent le plus de patriotisme et d'ardeur dans
cette juste revendication des droits populaires,
furent Brixhe et Dethier, le premier bourgmestre
régent de Spa et le second bourgmestre régent de
Theux.
Dès le 9 août 1789, neuf jours, par conséquent,
avant que la révolution éclatât à Liège, Dethier,
au nom des trois corps de la régence de Theux,
avait convoqué les délégués des communautés du
marquisat à se réunir en congrès le 26 du même
mois, au village de Polleur, « à l'effet de délibérer
et de résoudre en commun sur les moyens les plus
efficaces et les plus constitutionnels d'obtenir le
redressement des griefs de la nation. »
Le congrès s'ouvrit au jour fixé, en plein air, dans
une prairie en amphithéâtre, les délégués, au
nombre de cinquante et un, placés sur des bancs
entourant une grande table, et environnés d'une
foule de spectateurs. On se serait cru reporté aux
libres plaids d'autrefois. L'assemblée commença
par déclarer qu'elle était réunie pour soutenir et
rétablir sur une base inébranlable les libertés
nationales, et « pour régénérer, voire même, si
c'était possible, pour perfectionner, d'après les
lumières actuelles, la constitution du pays, tant de
fois scellée du sang des ayeux. » Elle proclama en
même temps l'inviolabilité de ses membres, de-
— 439 —
manda la convocation d'une assemblée nationale
où les campagnes seraient représentées aussi bien
que les villes, et décida que le marquisat, composé
de cinq bans, avait droit de ce chef à six députés,
dont un pour Verviers, qui en sa qualité de ville,
était déjà représenté au tiers état par son bourg-
mestre 1 .
Brixhe, Dethier, Detrooz, Bazin et Fauconnier,
nommés pour représenter les communautés des
cinq bans à la future assemblée nationale, appor-
tèrent eux-mêmes à Liège les vœux de leurs com-
mettants; mais, malgré l'appui qu'il trouvèrent
dans une partie du conseil de la cité, notamment
chez Bassenge, et bien que l'état noble et l'état
primaire reconnussent à chacun des trois corps le
droit de s'organiser comme il l'entendrait, ils ne
purent obtenir de l'état tiers l'admission des dépu-
tés des campagnes dans ce corps, et après des dé-
marches réitérées pour vaincre cette obstination, le
congrès de Franchimont usa de la seule ressource
qu'il eût en son pouvoir, il protesta et suspendit le
payement des impôts dans toute l'étendue du mar-
quisat, jusqu'à ce qu'il eût été fait droit aux justes
réclamations des communautés.
Mais les choses changèrent de face le jour où
les Prussiens laissèrent, en abandonnant la cité, le
champ libre à la révolution. A partir de ce mo-
1 Séances du congrès du marquisat de Franchimont, dans l'ou-
vrage intitulé Code du droit public du pays réuni de Franchi-
mont, Stavelol et Logne. Verviers, an iv, 2 vol. in-8°. Rare.
— 440 —
ment, ce furent les idées défendues par le oongTès
de Franchimont qui triomphèrent, et l'admission
des députés des campagnes fut enfin décidée le
3 mai 1790. L'adoption de cette mesure mit fin
momentanément aux divisions qui avaient régné
jusqu'alors parmi les patriotes, et tous se prépa-
rèrent à bien recevoir les nouvelles troupes exécu-
trices.
Celles-ci se trouvaient rassemblées à Maseyck,
au nombre d'environ quatre mille hommes. Elles
commencèrent par attaquer Bilsen et Hasselt,
mais cette première tentative échoua. L'armée des
princes, renforcée de trois mille hommes, fit au
mois d'août un second mouvement offensif, qui ne
réussit pas mieux que le premier, et à la suite
duquel elles rentrèrent, profondément découragées
dans leurs quartiers. L'électeur de Trêves et l'élec-
teur palatin rappelèrent alors leurs soldats, et les
électeurs de Cologne et de Mayence paraissaient
disposés à suivre leur exemple, quand de nou-
velles négociations s'ouvrirent à Francfort, à Fins-
tigation du roi Frédéric-Guillaume, qui se faisait
fort d'obtenir un arrangement sur des bases rai-
sonnables.
Cette confiance dans la voie diplomatique,
quand il eut fallu agir résolument, perdit la révo-
lution. Après un mois de pourparlers, la conférence
de Francfort proposa des préliminaires de paix que
les députés de Liège ne furent pas même appelés
à discuter, et qui portaient en substance : 1° Sou-
mission des Liégeois par lettres écrites auxsix cours
— 441 —
électorales, à la chambre impériale et à leur prince-
évêque; 2© promesse, de la part des électeurs,
d'intervenir auprès de Hoensbroech pour l'enga-
ger à décréter une amnistie générale; 3° désarme-
ment et rétablissement du militaire et de l'ancien
état de choses tel qu'il existait avant le 18 août 1789;
4<> ces préliminaires réglés, retour du prince-évêque
à Liège, accompagné 4e douze cents hommes de
troupes exécutrices à la charge du pays, pour le
maintien de la paix publique; 5<> payement par le
pays de Liège de tous les frais de l'exécution ;
6<> envoi de six commissaires électoraux qui tâche-
ront d'aplanir les points litigieux existants entre
le prince-évêque et les états, et de remédier à tous
les griefs fondés.
L'indignation fut générale à Liège, quand on y
connut ces propositions. Le conseil de la cité fut
unanime à les rejeter, mais il ne voulut rien déci-
der sans avoir consulté le peuple lui-même. Eéunis
en sections, les bourgeois écoutèrent en silence la
lecture de ces articles de pénitence, comme ils les
appelèrent aussitôt, et s'inspirant des vieux sou-
venirs de la patrie, ils les repoussèrent comme
déshonorants pour la nation, et déclarèrent traîtres
au pays quiconque parlerait de les accepter : " Nous
ne sommes ni des coupables ni des rebelles,
dirent-ils, et nous n'avons pas besoin de pardon.
Les coupables sont ceux qui ont violé la constitu-
tion et anéanti nos anciens privilèges. Qu'on nous
rende la liberté qu'avaient nos pères, avant l'édit
de Maximilien, d'élire leurs représentants et leurs
]
_ 442 —
magistrats sans l'intervention de l'évêque, de faire
les lois qui devaient les régir, et de voter les
impôts nécessaires aux besoins du pays. C'est tout
ce que nous demandons. Et quant à l'exécution
dont on nous menace, si elle ne peut être conjurée
que par une soumission sans bornes, que l'exécu-
tion s'achève ; que nos villes soient détruites, nos
campagnes ravagées, et que le sang des citoyens
coule à grands flots, car nous aimons mieux la
mort que l'esclavage, et au besoin, nous saurons
mourir sous les décombres de notre malheureuse
patrie. "
liberté ! quelle grande et sainte chose tu es,
pour inspirer à d'humbles bourgeois des pensées
aussi hautes et un pareil langage...
Après avoir consulté les sections populaires sur
les préliminaires de Francfort, le conseil muni-
cipal crut devoir également soumettre ceux-ci aux
compagnies bourgeoises sur qui devaient retomber
en définitive les principales conséquences d'un
refus. Il les convoqua donc sur la grande prome-
nade du quai de Saint-Léonard, et s'y rendit lui-
même en grand cortège, accompagné d'une foule
innombrable. Les compagnies furent formées en
bataillon carré, et on leur fit la même communica-
tion qu'aux sections. Mais, dès les premiers arti-
cles, on n'entendit plus qu'un murmure général,
et tous s'écrièrent avec indignation : « Non, non,
nous n'en voulons pas; qu'il n'en 3oit plus question!
Vaincre ou mourir, être libre ou mourir, c'est
notre devise, c'est le vœu de tous! — Soldats
— 443 —
citoyens, reprit le secrétaire, ces cris, ces mur-
mures montrent assez vos sentiments; ils sont
dignes de vos grandes âmes; ainsi votre avis est
de rejeter les propositions qu'on vient de vous
lire... — Oui, oui, s'écria-t-on de toutes parts, « et
la déclaration suivante fut aussitôt acclamée :
" Nous réitérons solennellement ici, à la face
du ciel et de la terre, sur l'autel de la patrie, et en
présence de nos concitoyens, notre soumission et
notre fidélité aux lois du pays, à la nation, à la
constitution que nos ancêtres ont si longtemps
conservée, et que la révolution de 1789 nous a
rendue, aux dignes magistrats enfin que notre
volonté libre a choisis.
« Nous n'avons jamais refusé, nous ne refusons
point encore de reconnaître les liens qui nous
unissent au Saint-Empire romain ; mais nous osons
rappeler à ses chefs, comme à ses tribunaux
suprêmes, les obligations sacrées et réciproques
que leur impose le pacte de cette puissante asso-
ciation; ils doivent également à tous ses membres
protection et justice.
» Justice I justice! mais point de pardon. Des crimi-
nels seuls ont besoin qu'on leur pardonne; de vils
esclaves peuvent seuls s'abaisser aux humiliantes
expressions des lettres dont on a prescrit le modèle.
Mais le langage des Liégeois doit toujours être fier
et noble comme leur âme. Quand nous aurons fait
tous les efforts de valeur et d'héroïsme que le feu
sacré de la liberté nous inspire, quand tout sera
perdu, et que le dernier de nous sera à son dernier
soupir, alors, seulement alors, nous consentons
qu'on fasse entendre, de notre part, à l'évêque-
prince, ces mots terribles :
// Prince, vous l'emportez; la force et le nombre
ont triomphé de la justice et du courage; la patrie
est sans défenseurs; la patrie elle-même n'est plus;
tous ont péri sous ses ruines ; venez, prince, con-
templer votre ouvrage ; que vos yeux se repaissent
à loisir du spectacle sanglant de nos cadavres, et
si ce n'est pas assez pour votre âme altérée de
vengeances, que vos satellites égorgent encore nos
femmes et nos enfants, qu'ils se partagent nos
terres, et vous, prince, régnez maintenant, régnez
paisiblement sur des sujets dignes de vous. Voilà
l'espèce d'amnistie que nous implorons. «
Puis, à l'exemple des martyrs de Brusthem et
d'Othée, ils ajoutaient :
Mieux vaut mourir de franche volonté,
Que du pays perdre la liberté 1 !
Les états rejetèrent également les préliminaires
et adressèrent de nouvelles instructions à leurs
députés. Ils insistèrent notamment sur le vague
qui régnait dans les promesses de la conférence,
et déclarèrent que la seule base d'une négociation
sérieuse était de reconnaître à la nation le droit
d'être représentée par des députés librement élus ;
1 On trouvera la pièce entière et les recez des soixante sec-
tions dans une brochure du temps intitulée Proposition de leurs
Altesses Sérênissimes électorales, in-4°, de 40 pages.
— 445 —
que, sans cette suprême garantie, on n'aboutirait
à rien. La Prusse s'efforça de l'obtenir, mais toutes
les tentatives que ses ambassadeurs firent en ce
sens échouèrent contre le mauvais vouloir et le
parti pris des princes exécuteurs. Ceux-ci répon-
dirent que la parole donnée de redresser les griefs
devait suffire, que les soupçonner c'était les insul-
ter, et l'on finit par exiger des députés liégeois
une soumission immédiate et absolue, leur décla-
rant qu'en cas de refus, toute négociation serait
rompue.
En présence de cet ultimatum, il ne restait plus
aux députés qu'à chercher à gagner du temps. Ils
acceptèrent, en conséquence, les propositions,
sous ratification de leurs commettants avant le
1er novembre suivant.
Deux nouveaux mois s'écoulèrent encore en
pourparlers infructueux \ Ne recevant point les
ratifications dans le délai fixé, la conférence de
Trancfort s'était dissoute^ et les patriotes, comp-
tant toujours sur l'appui du roi Frédéric-Guillaume,
avaient proposé de rouvrir les négociations, soit à
Aix, soit àRatisbonne. Mais la Prusse se réconcilia
tout à coup avec l'Autriche, et la révolution belge,
fut définitivement comprimée. Les Liégeois appri-
rent en même tempg que, par un décret émané
1 Pour les détails de ces négociations, voy. l'ouvrage de notre
confrère et ami, M. Borgnkt, intitulé Histoire de la révolution
liégeoise de 1789 , d'après des documents inédits. Liège , 1865 ,
2 vol. in-8*.
38
_ 446 —
le 20 décembre, la chambre impériale de Wetzlaer
venait d'adjoindre aux cercles chargés de l'exécu-
tion, le cercle de Bourgogne dont l'empereur était
le chef. Les patriotes se voyaient donc abandonnés
de tous, et réduits à leurs propres forces qui ne
comprenaient guère alors plus de deux à trois
mille hommes de troupes régulières, et cependant
ils songeaient encore à résister, et les plus ardents,
évoquant les héroïques dévouements des anciens
jours, voulaient que l'on s'ensevelît sous les ruines
de la cité; mais l'énergie populaire s'était usée
pendant les négociations, et les généreux élans
des premiers jours de la révolution commençaient
à faire place à une profonde lassitude. Des émis-
saires du prince, répandus dans le pays, encoura-
geaient d'ailleurs par leurs discours cette fatale
disposition des esprits. Les modérés ajoutaient tout
bas qu'il faudrait tôt ou tard se soumettre, et qu'il
serait plus prudent de le faire sur-le-champ; qu'on
obtiendrait certainement de l'empereur Léopold,
dont le noble caractère était universellement ap-
précié, le redressement des griefs de la nation,
l'abolition du règlement de 1684, et un système
d'élection beaucoup plus libéral que celui qui
existait avant la révolution.
Ce furent ces derniers qui l'emportèrent ! Les états
et le conseil de la cité déclarèrent s'en remettre à
la volonté suprême et à la magnanimité de l'empe-
reur, et après quinze nouveaux jours d'angoisses et
de perplexités de toute nature, la soumission fut
enfin décidée.
— 447 —
Le 13 janvier 1791, les Autrichiens entrèrent
dans Liège; les cloches sonnaient en branle à
toutes les églises, mais la population était morne
et silencieuse. Les étrangers occupèrent d'abord la
place du Marché et l'hôtel de ville, qu'ils remplirent
de soldats; des sentinelles furent placées à tous les
coins des rues, et des détachements de dragons
parcoururent la cité en tous sens.
Le lendemain, les partisans peu nombreux de
Tévêque, rassurés par la présence de leurs alliés,
osèrent arborer la cocarde noire et blanche et faire
entendre çà et là le cri de : Vive Hoensbroech !
mais le peuple faillit en jeter plusieurs à l'eau, et
force leur fut bien alors de se taire.
L'évêque ne se hasarda à rentrer dans sa bonne
ville de Liège qu'un mois après et lorsque les
décrets de Wetzlaer eurent reçu leur exécution.
Les créatures et les amis du prince cherchèrent à
donner à ce retour une apparence de triomphe ;
les bourgmestres en fonctions à l'époque du
18 août, Ghay et de Villenfagne , les tréfonciers ,
les abbés, les doyens des collégiales, les officiers
de l'état-major ennemi, attendaient Son Altesse
à la Chartreuse ; une garde d'honneur à cheval,
ayant pour chefs le comte de Méan et le baron
de Hayme de Bornai, précédait le carrosse du
prince; derrière Hoensbroech venaient plusieurs
détachements de dragons et de uhlans impériaux
et un grand nombre de voitures. De peur que
les habitants du quartier d'Outre-Meuse ne trou-
blassent cette fête, des sentinelles avaient été pla-
— 448 —
cées aux portes des maisons, où la plupart des
citoyens se tenaient enfermés. Le cortège parvint
de la sorte jusqu'à l'église de Saint-Lambert;
M. l'archidiacre de Fabry-Beckers y reçut l'évêque
en entonnant l'antienne : Ecce sacerdos magnus;
ensuite Son Altesse rentra dans son palais.
On avait ordonné une illumination générale
pour la soirée, mais comme si le ciel eût pris part
au deuil populaire, une pluie continuelle empêcha
d'allumer un seul lampion.
Ceux qui avaient un moment espéré soustraire
leur pays au joug imposé par Maximilien de
Bavière, n'avaient pas attendu le retour de Hoens-
broech pour songer à leur salut' Mais, avant
d'abandonner la malheureuse cité qui les avait
vus naître, ils s'adressèrent encore une fois à leurs
compatriotes :
" Citoyens, disaient-ils, nous ne pouvons plus
être utiles à la chose publique, nous ne pouvons
plus vous servir par notre zèle, nos travaux et nos
soins; notre présence même pourrait nuire à vos
intérêts sacrés. Ainsi nous nous éloignons de vous,
de la chère patrie pour laquelle nous serons toujours
prêts à mourir
a Nous avons accompli nos devoirs. Libres et
tranquilles, nous quittons nos foyers et nos biens;
qu'on les ravisse, citoyens, mais qu'à votre tour
vous soyez libres, et nous sommes satisfaits, nous
sommes heureux! Dans la lerre étrangère, où
nous allons chercher un hospitalier asile, on nous
verra écrasés, mais pas avilis ; sur nos fronts purs
— M9 —
et sereins Ton reconnaîtra vos chefs encore; on
reconnaîtra aux vœux ardents qu'ils formeront
pour votre bonheur, on reconnaîtra à leur hono-
rable pauvreté qu'ils étaient dignes de vous !.... »
^ «s«»
38.
III
La restauration du pouvoir épiscopal fut suivie
de réactions odieuses et qui obligèrent non-seule-
ment les chefs de la révolution, mais tous ceux qui
y avaient été mêlés, à se réfugier à l'étranger.
L'évêque profita de la présence de la commission
impériale à Liège, pour régler à sa manière les
questions politiques qui y avaient si longtemps di-
visé les esprits. Il publia, à cet effet, le 10 août 1791,
un édit fondamental qui interprétait la constitution
liégeoise quant au pouvoir de faire des lois et
ordonnances et à celui d'aliéner, d'échanger et
d'hypothéquer le territoire. Il est inutile d'ajouter
que cette interprétation eut lieu dans un sens entiè-
rement contraire aux vœux de la grande majorité
— 451 —
du pays. Quant au redressement des griefs, il n'en
fut plus question.
Pendant qu'à Liège les poursuites contre les
patriotes continuaient avec une violence inouïe,
ceux-ci réfugiés àWesel, àGivet, à Bouillon et ail-
leurs, faisaient d'activés démarches auprès de la
cour de Vienne pour en obtenir un allégement aux
maux de la patrie, et ne cessaient de lui rappeler
ses promesses et la confiance qu'ils avaient placée
en elle; mais tous les efforts du comte de Mercy
et, après lui, du prince de Metternich échouèrent
contre la résistance obstinée de l'évêque et du cha-
pitre cathédral. L'édit du 10 août et l'insuccès de
ces démarches mirent le comble aux poignantes
douleurs des exilés, qui, se croyant définitivement
abandonnés par la Prusse et l'Autriche, commen-
cèrent dès lors à tourner les yeux vers la France,
et se virent entraînés à briser les liens qui depuis
trois cents ans unissaient le pays de Liège à
l'empire germanique *.
Cependant, la cour d'Autriche poursuivait ses
instances auprès de Hoensbroech; elle réclamait
notamment l'établissement d'un tribunal de paix
et une large amnistie dont seraient seuls exceptés
nominativement les principaux chefs de la révo-
lution, et déclarait que, sans cette concession, elle
1 Pour la période de 1791 à 1794, il faut consulter V Histoire de
la révolution liégeoise de M. Borgnet. On n'a rien écrit de plus
complet sur cette époque, et nous y avons souvent eu recours
pour l'étude des faits qui vont suivre.
— 452 —
considérerait comme atteint le but de l'exécution,
et retirerait ses troupes. Le chapitre fut bien forcé
d'accepter alors le principe d'une amnistie, sauf à
voir comment on la ferait, et le décret en parut
enfin le 20 octobre 1791 4 . Tous ceux qui avaient
joué un rôle actif dans les derniers événements, et
qui, au nombre de près de cinquante, figuraient
nominativement sur des listes qu'on eut soin de
publier à l'avance en furent exclus, et la formule
de soumission qu'on imposa aux autres était telle-
ment dégradante que presque tous refusèrent de
la signer.
Les rigueurs de l'évêque et de son chapitre
apitoyèrent jusqu'aux juges de Wetzlaer. Le 9 dé-
cembre suivant, ils publièrent une nouvelle sen-
tence, demandant que les dépenses de la révolution
fussent déclarée's dette publique par les états, et
portant qu'on attendait du seigneur-prince une
déclaration spontanée, // que tous ceux contre qui
la commission impériale n'avait point agi jus-
qu'alors, pourraient rentrer dans leurs foyers
sûrement et sans crainte pour leurs personnes et
pour leurs biens, et qu'il n'exigerait de ceux-ci,
non plus que d'autres, la formule de soumission
prescrite, mais qu'il se contenterait de la parfaite
soumission qu'ils témoigneraient, et du serment
d'hommage usité avant la révolution; enfin, qu'il
prendrait à cœur les griefs de la nation, s'il y en
1 Recueil des ordonnances de la principauté de Liège, 3* série,
t. II, p. 958.
— 453 —
avait encore, et les proposerait à la prochaine
assemblée des états 4 . «
Mais des événements plus graves vinrent bientôt
modifier profondément la situation de l'Europe et
détourner l'attention de l'Allemagne des affaires
du pays de Liège : l'empereur Léopold mourut
subitement le 1« mars 1792, et la France déclara
la guerre à l'Autriche le 20 avril suivant.
Les réfugiés qui se trouvaient à Paris jugèrent
le moment favorable pour eux. Depuis quelque
temps déjà, quelques-uns s'occupaient de la forma-
tion d'un corps spécial composé de Belges et de
Liégeois. La déclaration de guerre hâta l'exécution
de ce projet, et quand la campagne s'ouvrit, les
patriotes belges et liégeois mis s'adjoignirent à l'in-
vasion française. Les Liégeois efc les Pranchi-
montois se rendirent à Givet auprès du général
Lafayette qui commandait au centre, pendant que
Lûckner avait le commandement de la droite et
Rochambeau celui de la gauche; les Belges allè-
rent retrouver Vonck à Lille.
Les débuts de la campagne ne furent pas heu-
reux. Biron et Dillon se firent battre par les
impériaux dans les environs de Lille et de Valen-
ciennes. Quant à Lafayette, parti de Givet le
30 avril, il apprit à Bouvigne le désastre des offi-
ciers de Rochambeau. Au lieu de continuer à
marcher sur Namur, il s'arrêta et ramena l'armée
1 Recueil des ordonnances de la principauté de Liège, V série,
t. Il, p. 961.
— 454 —
dans sa première position. Pendant que le général
opérait ce mouvement, les délégués du comité
révolutionnaire liégeois, qui marchaient à sa suite,
prenaient possession des parties du territoire lié-
geois occupées par l'armée française, y faisaient
main basse sur les caisses publiques et y établis-
saient des bureaux nationaux pour la perception
des droits.
Les patriotes tentèrent plusieurs expéditions de
ce genre, à Dinant, à Couvin et dans d'autres loca-
lités de l'Entre-Sambre-et-Meuse, et nulle part ils
n'éprouvèrent de résistance : « Ils ont pour eux le
peuple qu'ils ensorcellent, écrivait alors un agent
de Hoensbroech ; * il n'y avait pas moyen, d'ail-
leurs, d'envoyer des troupes contre eux, celles des
électeurs avaient quitté le pays, et il n'y restait
plus qu'environ neuf cents Autrichiens *.
Pendant que ces événements se passaient, Hoens-
broech vint à mourir (3-4 juin 1792) et fut remplacé
par son neveu le comte de Méan (16 août). Cette
élection ne changea rien à l'état de choses existant
à Liège, les sentiments du nouvel évêque, à l'égard
de la révolution, étant entièrement conformes à
ceux de son prédécesseur et du chapitre.
Les opérations militaires recommencèrent peu
de temps après : une ligue formidable s'était formée
contre la France, et celle-ci se voyait menacée sur
toute sa frontière orientale. Lafayette avait émigré
après l'insurrection du 10 août; le général Du-
! BoBGNST, Histoire de ta révolution liégeoise.
— 455 —
mouriez prit alors le commandement de l'armée et
parvint à arrêter l'ennemi dans les défilés de
l'Argonne. Le 22 octobre, il avait chassé l'étranger
du territoire.
Dumouriez, poursuivant ses succès, résolut, après
l'évacuation de Longwy, de tenter l'invasion de la
Belgique : " Si vous nous envoyez la guerre,
avait-il dit, pendant que la coalition se formait,
nous vous renverrons la liberté. « Le 6 novembre,
il défit les impériaux à Jemmapes; le lendemain,
il occupait Mons ; le 14, il entra à Bruxelles; et
le 28, il se présenta aux portes de Liège où il fut
accueilli par des acclamations délirantes.
Les patriotes y rentrèrent à sa suite et s'occu-
pèrent aussitôt d'y établir une nouvelle admi-
nistration. On décréta la convocation d'une assem-
blée nationale liégeoise et le mode de nomination
de ses membres; le territoire fut divisé en quatorze
districts, et l'on procéda partout aux élections. Les
nouveaux députés se constituèrent le 17 fé-
vrier 1793, sous la dénomination d' Administration
provisoire du pays de Liège, celle de Convention natio-
nale portant ombrage aux commissaires français
qui avaient reçu la mission de préparer les esprits
à une réunion avec la France.
Le premier vœu pour cette réunion partit du
Franchimont où les sympathies pour ce pays étaient
beaucoup plus vives que partout ailleurs, et dont
les réfugiés politiques avaient pris à Paris, pen-
dant l'émigration, une part plus active que les
autres au mouvement des idées révolutionnaires.
— 456 —
Elle fut ensuite votée presqu'à l'unanimité, sous la
pression des sociétés populaires, tant à Liège que
dans la plupart des autres villes de la principauté,
mais en réservant à l'administration provisoire la
liquidation de la dette du pays et des frais oc-
casionnés par l'occupation française, le règlement
des indemnités et des dédommagements à accorder
aux victimes de la révolution et aux membres du
clergé dont les corporations seraient détruites ; le
remboursement aux titulaires du prix des places
acquises à la bonne foi, qui viendraient à être sup-
primées; enfin, les mesures de précautions à
prendre relativement au cours forcé des assignats.
Ces réserves déplurent aux commissaires fran-
çais qui cherchèrent à y faire substituer un vœu de
réunion pur et simple ; mais, pendant qu'on déli-
bérait là-dessus, les hostilités recommencèrent
et les armées de la république furetft contraintes
d'évacuer Liège où le prince de Cobourg entra le
5 mars à la tête des impériaux. Trois jours aupa-
ravant, la convention avait promulgué le décret
qui réunissait le pays de Franchimont, de Stavelot
et de Logne à la France 4 .
Le nouvel évêque, Antoine deMéan, qui, à l'ar-
rivée des Français, avait dû abandonner sa ville
épiscopale avec tous ceux que la réaction aurait pu
frapper, y rentra comme son prédécesseur à la
suite des Autrichiens, et publia aussitôt une ordon-
1 Recueil des ordonnances de la principauté de Liège, 3* série,
t. IL p. 979.
— 457 —
nance cassant tout ce qui s'était fait pendant
l'occupation, et rétablissant toutes choses dans
Tétat où elles se trouvaient avant cette époque * .
On fit de nouveau courir le bruit d'une amnistie,
mai3 elle n'eut point lieu, et cette seconde restau-
ration se montra tout aussi implacable que la pre-
mière : plus de sept mille patriotes, dit-on, durent
aller cette fois chercher un asile à l'étranger. La
plupart suivirent l'armée, et rentrèrent en France
avec elle. Ils y trouvèrent ce pays profondément
divisé en deux gTands partis, les Girondins et les
Montagnards, franchement dévoués l'un et l'autre
à la révolution, mais qui en cherchaient le succès
par des voies contraires.
Les réfugiés liégeois ne pouvaient rester indiffé-
rents au milieu de ces grandes luttes de la liberté :
les uns s'affilièrent au club des Feuillants; les
autres allèrent aux Jacobins, et, de même que la
division régnait en France, elle pénétra aussi
parmi eux. Les dissentiments qui avaient existé
dans le principe à Liège entre les modérés et les
avancés, entre les Liégeois et les Franchimontois
reparurent alors plus violents que jamais. Ceux-ci
faisaient un crime à ceux-là d'avoir désespéré trop
tôt du salut de la patrie, et d'avoir livré leur pays
à l'Autriche ; les modérés, à leur tour, reprochaient
aux avancés d'avoir compromis le succès de la
révolution par leurs exigences. Jetons un voile sur
1 Ordonnance du 9 mars 1793, dans le Recueil des ordonnances
de la principauté de Liège, 3* série, t. II, p. 980.
39
— 458 —
ces tristes débats personnels, et pendant que ces
enfants d'une mère commune s'entredéchirent sur
la terre étrangère, voyons ce qui se passait à
Liège.
La réaction y poursuivait son œuvre de répres-
sion impitoyable. Le prince, il est vrai, avait fini
par accorder l'amnistie qui lui était demandée de
toutes parts, mais en déclarant en même temps
qu'il était forcé de mettre des bornes à son penchant
vers la clémence, et en exceptant de l'amnistie
» tous les principaux chefs, fauteurs ou promoteurs
de l'égarement du peuple, des maux et des scan-
dales qui s'en étaient suivis, » et notamment :
« 1° Ceux qui avaient provoqué et sollicité l'in-
vasion des Français dans le pays, et qui les avaient
aidés à propager les impies et coupables principes
de leur système anarchique, ainsi que ceux qui
continuaient à servir dans les rangs des patriotes
français.
m 2° Les membres composant les comités mili-
taires, de recherche et de surveillance, ainsi que
les membres des clubs, tant de la société dite des
Amis de la Liberté et de V Égalité, que de celle dite
des Sans-Culottes, et généralement tous les motion-
nâmes et auteurs d'écrits publics, sacrilèges, impies
et séditieux.
h 80 Les missionnaires qui ont parcouru les
villes et le pays pour provoquer les habitants à se
soulever et à se réunir au système révolutionnaire
français; ceux qui ont hautement prêché les prin-
cipes anarchiques, principalement dans les places
— 459 —
publiques et dans les églises ; ceux qui ont excité
et décrété la destruction de celles-ci; qui les ont
souillées par des profanations et en ont pillé et
violé les vases sacrés ; comme aussi ceux qui leur
ont fourni des moyens tant pour opérer ces mis-
sions que pour exécuter ces crimes.
// 4o Enfin, ceux qui, ayant été particulièrement
aggraciés par le feu prince, ont récidivé dans la
dernière rébellion. «
Et Tévêque ajoutait : « Au surplus, ne nous
étant porté au présent acte de clémence que par
l'espoir d'une conversion sincère de nos sujets et
d'un pareil retour à leur devoir d'attachement et de
fidélité envers nous, nous déclarons que si, contre
toute attente, ceux qui y sont compris venaient à
tenir, au futur, une conduite qui tendît à compro-
mettre la tranquillité publique, soit en renouvelant
des écrits incendiaires, en tenant des discours pro-
pres à nourrir l'effervescence, ou à répandre la
crainte et la terreur, en formant des rassemble-
ments, des conciliabules ou clubs, en entretenant
des liaisons avec les patriotes français ou les
rebelles liégeois qui se sont .réfugiés en France,
soit en portant des marques de ralliement, ou en
commettant d'autres actes semblables, ils seront
traités comme perturbateurs et infracteurs de la
paix publique, et comme tels, punis sans rémission
quelconque 4 . «
1 Ordonnance du 6 juillet 4793, dans le Recueil des ordon-
nances de la principauté de Liège, 3* série, t. II, p. 986.
— 460 —
En un mot, le prince ne faisait grâce qu'à ceux
qui n'avaient pas besoin de pardon.
Mais les événements avaient continué de suivre
une marche rapide en France ; au 10 août 1792, qui
abattit la monarchie, avait succédé le 31 mai 1793,
qui frappa les Girondins. La mort du malheureux
Louis XVI avait irrévocablement lancé la révolu-
tion dans une voie où il lui fallait vaincre, ou périr
sous les coups de la coalition. A partir de ce mo-
ment, on ne s'occupa plus que de la défense natio-
nale, et grâce aux mesures énergiques prises par
le comité de salut public, la résistance fut à la
hauteur de l'attaque, et les défaites précédentes
ne tardèrent point à se changer en victoires. La
bataille de Fleurus, livrée le 26 juin 1794, décida
enfin la retraite des Autrichiens et ouvrit la Bel-
gique aux Français. Ceux-ci occupèrent Bruxelles
le 10 juillet suivant et le 27 du même mois (9 ther-
midor an II), le jour même de la chute de Robes-
pierre, les armées de la république rentrèrent à
Liège, ramenant les patriotes dans leurs foyers.
Mais ce jour-là fut aussi le dernier jour de l'indépen-
dance liégeoise.
Eéuni définitivement à la France par un décret
du 9 vendémiaire an IV (1« octobre 1795), le pays
de Liège fut compris plus tard dans le nouveau
royaume des Pays-Bas que fonda le congrès de
Vienne. 1830 lui rendit ses chères et vieilles libertés
d'autrefois. Il vit heureux et fier aujourd'hui, sous
l'égide de la constitution qu'il s'est donnée et sous
e sceptre des rois qu'il a lui-même choisis, digne
— 461 —
couronnement d'une existence si glorieusement
agitée, et vouée tout entière à la conquête de
ce grand principe, base de nos libertés actuelles :
TOUS LES POUVOIBS ÉMANENT DE LA NATION.
39.
TABLE DES MATIÈRES.
La légende de saint Lambert (708) 1
Idriel et Notger ou le château de Chèvremont (979) .... 17
La Warde de Steppes ou le triomphe de saint Lambert (1213). 35
Henri de Dinant ou la révolution communale à Liège
(1252-1257) 73
Aynechon et Falloz ou le duel de la place Verte (1298) . . 141
La Mal Saint-Martin ou le peuple et les nobles (1312) . . . 161
La paix des douze ou les Awans et les Waroux (1335) ... 187
Jean sans Pitié ou la bataille d'Othée (1408) ....... 205
Le jour des Rois ou la conspiration de Wathieu d'Athin
(1433) 225
Liège et Bourgogne ou les six cents Franchi mon toi s (1 468) . 243
Le Sanglier des Ardennes (1485) 267
La mutinerie de3 Ri vageois (1531) 285
La joyeuse entrée de Ferdinand de Bavière (1613) 309
Le banquet de Warfusée ou le meurtre de Sébastien La
Ruelle (1637) 337
- 464 —
La Mal Saint-Jacques ou les Chiroux et les Grignoux (1646). 363
La Mal Saint-Gilles (1649) 381
Les derniers Grignoux ou le règlement de Maximilien
(1684). 403
Les derniers jours de la patrie (1789-1794) 415
FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
Y*&
SEP 1 5 1943